Lot Essay
Cette sculpture naturaliste présente une belle patine d'usage épaisse, noir et brun clair sur le museau, là où l'objet était manipulé. Des charges magiques pouvaient être contenues au sinciput dans une cavité obturée par une pastille de bois et à l'anus dans une cavité ouverte aujourd'hui. Les orbites conservent des traces de résine qui fixait probablement des pupilles de verre ou de métal comme sur les byeri. La sculpture, de la face prognathe et la large stature du dos, expriment la puissance de l'animal et de l'esprit qu'il personnifie.
Parmi les objets fang très recherchés, les singes bulu sont probablement les plus mythiques parce que les plus rares, seule une dizaine d'exemplaires sont connus à ce jour. L'apparition en vente publique du singe Truitard, avec sa belle provenance incontestable est donc un évènement. Léon Truitard et son épouse Suzanne, connue comme illustratrice de talent, furent en poste au Cameroun dans les années 1920, ils se constituèrent sur place une collection dont trois objets importants ont déjà figuré en vente publique, une statue fang et un crâne atwonzen perlé, (Loudmer,Paris, juillet 1987), et un important masque ngil fang chez Christie's en décembre 2013 ; ce singe est le dernier objet important de leur collection, il figure dans l'inventaire des objets rédigé dans les années 1950 par Suzanne Truitard avec son nom vernaculaire goif.
Les représentations de singes ne sont pas anodines en Afrique tant les caractères et les pouvoirs attribués aux primates sont importants dans l'imaginaire traditionnel. On en rencontre principalement en Côte d'Ivoire chez les Baoulé, au Bénin et au Nigeria chez les Fon et les Yorouba, et au Cameroun chez les Bulu. Le singe est souvent considéré comme un intermédiaire entre les humains et les esprits, c'est un vodùn puissant chez les Fon et les Yorouba, un auxiliaire des agriculteurs dont ils protègent les récoltes chez les Baoulé; on l'accuse aussi de méfaits commis par les hommes mais inavouables (meurtres, adultères et viols en brousse), ils sont donc souvent des boucs émissaires bien pratiques. Enfin dans certaines régions d'Afrique centrale, manger de la viande de singe est considéré comme de l'anthropophagie, et certaines ethnies disant qu'elles n'ont jamais mangé "le cousin" signifient ainsi qu'elles n'ont jamais mangé de l'homme.
La statuaire animalière des Béti du Sud Cameroun: les énigmatiques singes bulu
Les Bulu, un peuple du Sud-Cameroun, font partie de l'ensemble Béti-Fang, bien connu par ailleurs pour avoir développé une magnifique statuaire ancestrale liée au culte des morts, notamment chez les Ngumba, les Ntumu et les Betsi. Depuis les années 1920 ou 30, quelques voyageurs ou officiers coloniaux ont recueilli dans la région au sud du Nyong, de curieuses petites sculptures animalières figurant selon les cas des chimpanzés, des mandrills ou des gorilles. Ces objets, longtemps marginalisés dans les collections et les musées, n'ont commencé à susciter un peu d'intérêt auprès des amateurs qu'après les années 70, à l'occasion de l'exposition de Zurich de 1970 organisée par Elzy Leuzinger "Die Kunst von Schwarz Afrika" où étaient présentés deux spécimens de ces singes bulu, reproduits plus tard dans l'ouvrage L'art africain, 1980 Mazenod, de Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat et Lucien Stéphan (fig.145 et 146, et fig.971).
Rétrospectivement, on doit remarquer que toute une série de représentations animalières, de lézard, chauve-souris, hibou, tortue, etc... avaient été répertoriées dès 1904 au MFV de Berlin, et identifiées comme des sculptures liées aux rites du so.
Selon l'ouvrage L'art africain (1980), en référence à certaines de mes publications des années 1970 et selon Walker et Sillans, 1960, les Bulu auraient eu des contacts culturels de proximité avec les Bakwele de l'extrême sud-est du Cameroun et autres régions adjacentes du Congo et du Gabon, via les Njem (Dzimu), avec notamment un rite en commun, celui du ngi, attesté dans toute cette grande région, dont la fonction était de lutter contre la sorcellerie. On se souviendra à cet égard des masques n'gon du beete des Bakwele.
Les Bulu, au nombre d'une centaine de mille au milieu du XXéme siècle, c'est-à-dire relativement nombreux dans l'ensemble "Pangwe", sont installés principalement entre les agglomérations de Ebolowa et de Sangmlima au Sud Cameroun, au sud de la zone des Ewondo (Yaoundé), sur un plateau très boisé au sud du fleuve Nyong. On y associe généralement d'autres petits groupes de langues apparentes, tels que les Yengono, les Yembama, les Ylinda et aussi des Nzaman, qu'on retrouve aussi plus au sud dans le bassin de l'Ivindo au Gabon. Leurs traditions les font venir de l'est, dans une migration ancienne qui a bousculé au passage les Maka des confins de la Centrafrique, occasionnant le départ vers la côte de certains groupes qui prendront plus tard le nom de Ngumba.
Peu de statuettes anciennes et indubitablement authentiques de singes bulu ont subsisté, moins d'une dizaine selon Kerchache 1980. Probablement en raison de leur caractère "dangereux", ces sculptures étant le plus souvent "chargées" d'un médicament magique, elles sont restées cachées aux Européens de passage. "Elles frappent par l'invention de formes rondes et simples, et par une grande justesse dans l'observation de l'attitude de l'animal. On y retrouve quelques éléments stylistiques des Bakwele et des Fang" (Kerchache, Paudrat, Stéphan, 1980, p.557 ).
Dans les années 2000, un de mes doctorants camerounais de l'université de Paris-1, M. Bienvenu Cyrille Béla, a consacré une recherche aux expressions sculpturales au Sud-Cameroun et particulièrement en pays Béti. Un travail minutieux, à la fois documentaire et de terrain, qui a abouti à une magnifique thèse de doctorat à Paris (UFR "Art et archologie") en décembre 2006, sous la direction du Pr Jean Polet.
Dans un chapitre consacré aux représentations zoomorphes, C. Béla mentionne que "L'une des singularités marquantes de l'art sculptural en pays béti est la forte présence des représentations animales". (p.186). Ces sculptures d'araignée, panthère, serpent python, civette, tortue, hibou ou lézard, toujours en bois et parfois peintes, intervenaient dans des pratiques rituelles liées par exemple à la chasse, mais aussi parfois dans des rites moins avouables de sorcellerie active (envoûtements).
Sur ce thème, Philippe Laburthe-Tolra indique dans son ouvrage Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, essai sur la religion beti, 1985, p.54, : "A côté de ces forces anonymes, non personnalisées, d'autres génies minkug pouvaient être pour ainsi dire domestiqués par l'homme (ou la femme); incarnés dans des animaux sauvages apparemment apprivoisés par des fluides ou des herbes spéciales, ils étaient téléguidés grâce au nsunga qui consistait au village en un objet d'apparence inoffensive: lance ou le plus souvent l'ayan (un oignon protecteur), ou toute autre sorte de ngid talisman. Mais son efficacité tout comme celle de tout autre biang [médicament magique] supposait chez son détenteur la possession active du pouvoir de sorcellerie, l'evu [ou evus]".
C. Béla expose dans son propos ce qu'est le "nagualisme" (p. 186), une des croyances les plus importantes de la tradition béti-fang - et donc bulu -, en dehors de celle de "l'existence posthume des ancêtres", qu'il faut rapporter à la notion d'evus, ce principe actif mystérieux de la culture fang, que l'on recherchait par des autopsies rituelles après le décès de personnes suspectées de sorcellerie.
En effet, les Béti croient en la présence et l'action de génies de la brousse, les minkug, qui sont des entités étranges (parfois imaginées comme des nains difformes). Ces minkug qui vivent dans les arbres, accueillent les défunts après leur mort et peuvent à l'occasion servir de messagers en retour vers les vivants. Ces génies de la forêt étant potentiellement dangereux, il faut s'en protéger en les honorant et à l'occasion s'en servir.
Les représentations simiesques de bois des Bulu participent de cet univers de croyances et de pratiques, plus ou moins liées au so. Ce sont des talismans, appelés abub (p. 187), que l'on devait garder au plus grand secret, d'où leur rareté dans les collections et les musées.
Le "nagualisme" est une pratique qui consiste en une association secrète entre un humain et un esprit nkug, celui-ci étant en fait l'evus maléfique d'un défunt transformé en animal (serpent, mygale, gorille ou chimpanzé, etc.) qu'on va mettre à son service pour la chasse ou éventuellement d'autres desseins tels que les envoûtements - pour s'en protéger ou en projeter (cf. P. Laburthe-Tolra, ibid, 1985, p.149).
Cyrille Béla indique plus loin que "le gorille ngi, le chimpanzé wa'a et d'autres singes sont des animaux qui intervenaient régulirement dans la vie des anciens Béti. Chaque fois qu'un deuil allait survenir dans un village, les ancêtres, sous la forme de l'un de ces animaux, apparaissaient aux vivants" (p.199). Ces primates, abondants dans cette zone de grande forêt équatoriale, étaient donc les messagers des défunts des lignages. La coutume rappelle qu'un "chimpanzé qui pleure" devant un villageois lui annonce un deuil à venir. Selon C. Béla, ces quadrumanes étaient donc traditionnellement des partenaires privilégiés pour les anciens Béti. Et bien plus encore au-delà de ce rôle de messager de la mort. L'alliance de certains humains avec ces animaux-esprits de la grande forêt dépassait en effet cette fonction prémonitoire pour constituer une véritable protection personnelle. A cet égard, le chimpanzé et le gorille notamment, font partie des formes animales qu'arbore un nkug, c'est-à-dire un esprit de la forêt, ayant fait une alliance avec un humain, en devenant à l'occasion son double ou son protecteur (p.199). Dès lors, ces animaux sont devenus des interdits alimentaires mandunga et de chasse bien entendu.
D'après les informations recueillies en pays bulu par C. Béla, il apparaît que le chimpanzé est une des formes préférées des minkug, comme dédoublement protecteur (p.465). On remarque sur la plupart de ces statuettes que les sculpteurs avaient une bonne connaissance des comportements et attitudes de ces animaux, tant en position assise qu'en position de marche. Si la tête est toujours énorme en proportion du tout, comme dans la statuaire anthropomorphe, la longueur des membres comme l'ampleur du torse ou la rondeur des épaules et du dos est plus en rapport avec une réalité observée. C. Béla a retrouvé en 2002 plusieurs spécimens de ces minkug de primates, de fabrication relativement récente bien évidemment (pp.462 à 472, pl.63 à 68 - le nkug du musée de Douala 1950), ce qui n'exclue pas leur utilisation traditionnelle antérieure.
Outre les primates, les Bulu ont façonné des minkug représentant le serpent python ( pl.70, in Leon Siroto 1977, pp. 38-52 ("Njom: Magical bridge of the Beti and Bulu of Southern Cameroon " African Arts, vol.X, n.2 ; et MfV Munich ), des lézards ou des sauriens en frise (MfV Berlin, catalogue Kurt Krieger, 1965, Westafrikanische Platik II, ill.277), le varan (pl.73), la panthère (pl.69, Musée du Quai Branly, Paris, ref 71- 1894. 5), etc.
Par ailleurs, c'est en pays béti, ewondo, maka et bulu, que le jeu de hasard appelé abia s'est développé dès le XIXème siècle. Sur les jetons abia, en forme d'amande, on trouve tout un ensemble de représentations animalières ainsi que des proverbes, finement gravées en réserve. La symbolique des minkug s'y retrouvait également, afin de favoriser la chance.
Cette sculpture de bois dense à patine noirâtre - sur le dos - ou roussâtre - sur le visage -, 44 cm, représente un chimpanzé mâle. C'est un nkug, un esprit de la forêt façonné par un villageois bulu à des fins de pratiques de "nagualisme", un association conclue secrètement entre une personne (homme ou femme) et un esprit, celui-ci étant l'émanation transformée de l'evus d'un défunt. L'animal est un messager entre le défunt et son détenteur - pouvant être lui-même un sorcier porteur d'un evus - mais aussi une protection magique (parfois qualifiée de " blindage") et à l'occasion l'outil d'un possible envoûtement agressif à l'encontre d'une autre personne. On voit ainsi que c'est un objet rituel potentiellement dangereux et en tout cas, bien loin d'une banale évocation d'un bel animal de la forêt.
Au plan de la sculpture, 44 cm, on remarquera l'habileté du sculpteur qui a parfaitement évoqué l'aspect " naturel " du primate, en position assise, avec la position accroupie des cuisses, le torse puissant d'un spécimen mâle, l'ampleur arrondie des épaules, la tête "rentrée" dans les épaules et la nonchalance des bras avec les mains aux doigts repliés tenant le bas des pattes.
La tête est une représentation très fidèle de la morphologie crânienne du singe, avec la partie occipitale très arrondie, la face à la verticale, le tout petit nez aplati à narines percées et le mufle à angle droit s'allongeant en un museau à grosses lèvres. De part et d'autre du visage, de grandes oreilles à pavillon circulaire. Les yeux, profondément enfoncés, devaient comporter un amalgame de résine formant les pupilles.
Les doigts des mains et des pattes sont soigneusement sculptés, fins et allongés, avec les pouces préhensibles recourbés, avec des ongles. Le sexe masculin est discrètement figuré.
Quand on renverse le personnage, on remarque un orifice anal cylindrique, dans lequel devait être dissimulée la charge magique mbian du nkug, L'orifice devait être refermé avec de la résine. De même, sur le haut du crâne, on remarque une sorte de bouchon qui avait probablement le même usage.
Cette statue de chimpanzé est depuis les années 1920 dans la collection du Gouverneur Léon Truitard, bien connue pour d'autres objets dont un impressionnant masque ngil des Fang (Christie's, Paris, vente décembre 2011). Il est envisageable que cet objet ait été récupéré auprès d'un présumé sorcier à l'occasion d'un procès coutumier, comme il y en eût beaucoup pendant la période coloniale.
Tant au plan de son intérêt esthétique - d'une grande qualité de restitution - qu'au plan de son ancienne fonction de messager d'un défunt, cette effigie nkug, considérée comme un précieux talisman de protection personnelle abub, est un témoignage rare de la vie traditionnelle des anciens Bulu du Sud-Cameroun. Compte tenu de sa morphologie et de sa patine, cet objet doit dater du début du XXème siècle.
Quelques repères bibliographiques:
Bela, Bienvenu, Cyrille, 2006, Les expressions sculpturales au Sud-Cameroun : le cas du pays Béeti , thèse de doctorat d'Université, Paris-I , 2 vol., inédit.
Kerchache, J., Paudrat, J.L., Stéphan, L., 1980, L'art africain, Mazenod Paris.
Laburthe-Tolra, P., 1985, Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, essai sur la religion béti, Karthala, Paris.
Leuzinger, E., 1970, Die Kunst von Schwarz Afrika, Verlag Aurel Bongers, Recklinghausen,
L.Perrois, 17 mars 2014
Parmi les objets fang très recherchés, les singes bulu sont probablement les plus mythiques parce que les plus rares, seule une dizaine d'exemplaires sont connus à ce jour. L'apparition en vente publique du singe Truitard, avec sa belle provenance incontestable est donc un évènement. Léon Truitard et son épouse Suzanne, connue comme illustratrice de talent, furent en poste au Cameroun dans les années 1920, ils se constituèrent sur place une collection dont trois objets importants ont déjà figuré en vente publique, une statue fang et un crâne atwonzen perlé, (Loudmer,Paris, juillet 1987), et un important masque ngil fang chez Christie's en décembre 2013 ; ce singe est le dernier objet important de leur collection, il figure dans l'inventaire des objets rédigé dans les années 1950 par Suzanne Truitard avec son nom vernaculaire goif.
Les représentations de singes ne sont pas anodines en Afrique tant les caractères et les pouvoirs attribués aux primates sont importants dans l'imaginaire traditionnel. On en rencontre principalement en Côte d'Ivoire chez les Baoulé, au Bénin et au Nigeria chez les Fon et les Yorouba, et au Cameroun chez les Bulu. Le singe est souvent considéré comme un intermédiaire entre les humains et les esprits, c'est un vodùn puissant chez les Fon et les Yorouba, un auxiliaire des agriculteurs dont ils protègent les récoltes chez les Baoulé; on l'accuse aussi de méfaits commis par les hommes mais inavouables (meurtres, adultères et viols en brousse), ils sont donc souvent des boucs émissaires bien pratiques. Enfin dans certaines régions d'Afrique centrale, manger de la viande de singe est considéré comme de l'anthropophagie, et certaines ethnies disant qu'elles n'ont jamais mangé "le cousin" signifient ainsi qu'elles n'ont jamais mangé de l'homme.
La statuaire animalière des Béti du Sud Cameroun: les énigmatiques singes bulu
Les Bulu, un peuple du Sud-Cameroun, font partie de l'ensemble Béti-Fang, bien connu par ailleurs pour avoir développé une magnifique statuaire ancestrale liée au culte des morts, notamment chez les Ngumba, les Ntumu et les Betsi. Depuis les années 1920 ou 30, quelques voyageurs ou officiers coloniaux ont recueilli dans la région au sud du Nyong, de curieuses petites sculptures animalières figurant selon les cas des chimpanzés, des mandrills ou des gorilles. Ces objets, longtemps marginalisés dans les collections et les musées, n'ont commencé à susciter un peu d'intérêt auprès des amateurs qu'après les années 70, à l'occasion de l'exposition de Zurich de 1970 organisée par Elzy Leuzinger "Die Kunst von Schwarz Afrika" où étaient présentés deux spécimens de ces singes bulu, reproduits plus tard dans l'ouvrage L'art africain, 1980 Mazenod, de Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat et Lucien Stéphan (fig.145 et 146, et fig.971).
Rétrospectivement, on doit remarquer que toute une série de représentations animalières, de lézard, chauve-souris, hibou, tortue, etc... avaient été répertoriées dès 1904 au MFV de Berlin, et identifiées comme des sculptures liées aux rites du so.
Selon l'ouvrage L'art africain (1980), en référence à certaines de mes publications des années 1970 et selon Walker et Sillans, 1960, les Bulu auraient eu des contacts culturels de proximité avec les Bakwele de l'extrême sud-est du Cameroun et autres régions adjacentes du Congo et du Gabon, via les Njem (Dzimu), avec notamment un rite en commun, celui du ngi, attesté dans toute cette grande région, dont la fonction était de lutter contre la sorcellerie. On se souviendra à cet égard des masques n'gon du beete des Bakwele.
Les Bulu, au nombre d'une centaine de mille au milieu du XXéme siècle, c'est-à-dire relativement nombreux dans l'ensemble "Pangwe", sont installés principalement entre les agglomérations de Ebolowa et de Sangmlima au Sud Cameroun, au sud de la zone des Ewondo (Yaoundé), sur un plateau très boisé au sud du fleuve Nyong. On y associe généralement d'autres petits groupes de langues apparentes, tels que les Yengono, les Yembama, les Ylinda et aussi des Nzaman, qu'on retrouve aussi plus au sud dans le bassin de l'Ivindo au Gabon. Leurs traditions les font venir de l'est, dans une migration ancienne qui a bousculé au passage les Maka des confins de la Centrafrique, occasionnant le départ vers la côte de certains groupes qui prendront plus tard le nom de Ngumba.
Peu de statuettes anciennes et indubitablement authentiques de singes bulu ont subsisté, moins d'une dizaine selon Kerchache 1980. Probablement en raison de leur caractère "dangereux", ces sculptures étant le plus souvent "chargées" d'un médicament magique, elles sont restées cachées aux Européens de passage. "Elles frappent par l'invention de formes rondes et simples, et par une grande justesse dans l'observation de l'attitude de l'animal. On y retrouve quelques éléments stylistiques des Bakwele et des Fang" (Kerchache, Paudrat, Stéphan, 1980, p.557 ).
Dans les années 2000, un de mes doctorants camerounais de l'université de Paris-1, M. Bienvenu Cyrille Béla, a consacré une recherche aux expressions sculpturales au Sud-Cameroun et particulièrement en pays Béti. Un travail minutieux, à la fois documentaire et de terrain, qui a abouti à une magnifique thèse de doctorat à Paris (UFR "Art et archologie") en décembre 2006, sous la direction du Pr Jean Polet.
Dans un chapitre consacré aux représentations zoomorphes, C. Béla mentionne que "L'une des singularités marquantes de l'art sculptural en pays béti est la forte présence des représentations animales". (p.186). Ces sculptures d'araignée, panthère, serpent python, civette, tortue, hibou ou lézard, toujours en bois et parfois peintes, intervenaient dans des pratiques rituelles liées par exemple à la chasse, mais aussi parfois dans des rites moins avouables de sorcellerie active (envoûtements).
Sur ce thème, Philippe Laburthe-Tolra indique dans son ouvrage Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, essai sur la religion beti, 1985, p.54, : "A côté de ces forces anonymes, non personnalisées, d'autres génies minkug pouvaient être pour ainsi dire domestiqués par l'homme (ou la femme); incarnés dans des animaux sauvages apparemment apprivoisés par des fluides ou des herbes spéciales, ils étaient téléguidés grâce au nsunga qui consistait au village en un objet d'apparence inoffensive: lance ou le plus souvent l'ayan (un oignon protecteur), ou toute autre sorte de ngid talisman. Mais son efficacité tout comme celle de tout autre biang [médicament magique] supposait chez son détenteur la possession active du pouvoir de sorcellerie, l'evu [ou evus]".
C. Béla expose dans son propos ce qu'est le "nagualisme" (p. 186), une des croyances les plus importantes de la tradition béti-fang - et donc bulu -, en dehors de celle de "l'existence posthume des ancêtres", qu'il faut rapporter à la notion d'evus, ce principe actif mystérieux de la culture fang, que l'on recherchait par des autopsies rituelles après le décès de personnes suspectées de sorcellerie.
En effet, les Béti croient en la présence et l'action de génies de la brousse, les minkug, qui sont des entités étranges (parfois imaginées comme des nains difformes). Ces minkug qui vivent dans les arbres, accueillent les défunts après leur mort et peuvent à l'occasion servir de messagers en retour vers les vivants. Ces génies de la forêt étant potentiellement dangereux, il faut s'en protéger en les honorant et à l'occasion s'en servir.
Les représentations simiesques de bois des Bulu participent de cet univers de croyances et de pratiques, plus ou moins liées au so. Ce sont des talismans, appelés abub (p. 187), que l'on devait garder au plus grand secret, d'où leur rareté dans les collections et les musées.
Le "nagualisme" est une pratique qui consiste en une association secrète entre un humain et un esprit nkug, celui-ci étant en fait l'evus maléfique d'un défunt transformé en animal (serpent, mygale, gorille ou chimpanzé, etc.) qu'on va mettre à son service pour la chasse ou éventuellement d'autres desseins tels que les envoûtements - pour s'en protéger ou en projeter (cf. P. Laburthe-Tolra, ibid, 1985, p.149).
Cyrille Béla indique plus loin que "le gorille ngi, le chimpanzé wa'a et d'autres singes sont des animaux qui intervenaient régulirement dans la vie des anciens Béti. Chaque fois qu'un deuil allait survenir dans un village, les ancêtres, sous la forme de l'un de ces animaux, apparaissaient aux vivants" (p.199). Ces primates, abondants dans cette zone de grande forêt équatoriale, étaient donc les messagers des défunts des lignages. La coutume rappelle qu'un "chimpanzé qui pleure" devant un villageois lui annonce un deuil à venir. Selon C. Béla, ces quadrumanes étaient donc traditionnellement des partenaires privilégiés pour les anciens Béti. Et bien plus encore au-delà de ce rôle de messager de la mort. L'alliance de certains humains avec ces animaux-esprits de la grande forêt dépassait en effet cette fonction prémonitoire pour constituer une véritable protection personnelle. A cet égard, le chimpanzé et le gorille notamment, font partie des formes animales qu'arbore un nkug, c'est-à-dire un esprit de la forêt, ayant fait une alliance avec un humain, en devenant à l'occasion son double ou son protecteur (p.199). Dès lors, ces animaux sont devenus des interdits alimentaires mandunga et de chasse bien entendu.
D'après les informations recueillies en pays bulu par C. Béla, il apparaît que le chimpanzé est une des formes préférées des minkug, comme dédoublement protecteur (p.465). On remarque sur la plupart de ces statuettes que les sculpteurs avaient une bonne connaissance des comportements et attitudes de ces animaux, tant en position assise qu'en position de marche. Si la tête est toujours énorme en proportion du tout, comme dans la statuaire anthropomorphe, la longueur des membres comme l'ampleur du torse ou la rondeur des épaules et du dos est plus en rapport avec une réalité observée. C. Béla a retrouvé en 2002 plusieurs spécimens de ces minkug de primates, de fabrication relativement récente bien évidemment (pp.462 à 472, pl.63 à 68 - le nkug du musée de Douala 1950), ce qui n'exclue pas leur utilisation traditionnelle antérieure.
Outre les primates, les Bulu ont façonné des minkug représentant le serpent python ( pl.70, in Leon Siroto 1977, pp. 38-52 ("Njom: Magical bridge of the Beti and Bulu of Southern Cameroon " African Arts, vol.X, n.2 ; et MfV Munich ), des lézards ou des sauriens en frise (MfV Berlin, catalogue Kurt Krieger, 1965, Westafrikanische Platik II, ill.277), le varan (pl.73), la panthère (pl.69, Musée du Quai Branly, Paris, ref 71- 1894. 5), etc.
Par ailleurs, c'est en pays béti, ewondo, maka et bulu, que le jeu de hasard appelé abia s'est développé dès le XIXème siècle. Sur les jetons abia, en forme d'amande, on trouve tout un ensemble de représentations animalières ainsi que des proverbes, finement gravées en réserve. La symbolique des minkug s'y retrouvait également, afin de favoriser la chance.
Cette sculpture de bois dense à patine noirâtre - sur le dos - ou roussâtre - sur le visage -, 44 cm, représente un chimpanzé mâle. C'est un nkug, un esprit de la forêt façonné par un villageois bulu à des fins de pratiques de "nagualisme", un association conclue secrètement entre une personne (homme ou femme) et un esprit, celui-ci étant l'émanation transformée de l'evus d'un défunt. L'animal est un messager entre le défunt et son détenteur - pouvant être lui-même un sorcier porteur d'un evus - mais aussi une protection magique (parfois qualifiée de " blindage") et à l'occasion l'outil d'un possible envoûtement agressif à l'encontre d'une autre personne. On voit ainsi que c'est un objet rituel potentiellement dangereux et en tout cas, bien loin d'une banale évocation d'un bel animal de la forêt.
Au plan de la sculpture, 44 cm, on remarquera l'habileté du sculpteur qui a parfaitement évoqué l'aspect " naturel " du primate, en position assise, avec la position accroupie des cuisses, le torse puissant d'un spécimen mâle, l'ampleur arrondie des épaules, la tête "rentrée" dans les épaules et la nonchalance des bras avec les mains aux doigts repliés tenant le bas des pattes.
La tête est une représentation très fidèle de la morphologie crânienne du singe, avec la partie occipitale très arrondie, la face à la verticale, le tout petit nez aplati à narines percées et le mufle à angle droit s'allongeant en un museau à grosses lèvres. De part et d'autre du visage, de grandes oreilles à pavillon circulaire. Les yeux, profondément enfoncés, devaient comporter un amalgame de résine formant les pupilles.
Les doigts des mains et des pattes sont soigneusement sculptés, fins et allongés, avec les pouces préhensibles recourbés, avec des ongles. Le sexe masculin est discrètement figuré.
Quand on renverse le personnage, on remarque un orifice anal cylindrique, dans lequel devait être dissimulée la charge magique mbian du nkug, L'orifice devait être refermé avec de la résine. De même, sur le haut du crâne, on remarque une sorte de bouchon qui avait probablement le même usage.
Cette statue de chimpanzé est depuis les années 1920 dans la collection du Gouverneur Léon Truitard, bien connue pour d'autres objets dont un impressionnant masque ngil des Fang (Christie's, Paris, vente décembre 2011). Il est envisageable que cet objet ait été récupéré auprès d'un présumé sorcier à l'occasion d'un procès coutumier, comme il y en eût beaucoup pendant la période coloniale.
Tant au plan de son intérêt esthétique - d'une grande qualité de restitution - qu'au plan de son ancienne fonction de messager d'un défunt, cette effigie nkug, considérée comme un précieux talisman de protection personnelle abub, est un témoignage rare de la vie traditionnelle des anciens Bulu du Sud-Cameroun. Compte tenu de sa morphologie et de sa patine, cet objet doit dater du début du XXème siècle.
Quelques repères bibliographiques:
Bela, Bienvenu, Cyrille, 2006, Les expressions sculpturales au Sud-Cameroun : le cas du pays Béeti , thèse de doctorat d'Université, Paris-I , 2 vol., inédit.
Kerchache, J., Paudrat, J.L., Stéphan, L., 1980, L'art africain, Mazenod Paris.
Laburthe-Tolra, P., 1985, Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, essai sur la religion béti, Karthala, Paris.
Leuzinger, E., 1970, Die Kunst von Schwarz Afrika, Verlag Aurel Bongers, Recklinghausen,
L.Perrois, 17 mars 2014