![SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Lettre autographe signée "Antoine" adressée à Lucie-Marie Decour. [Villa-Cisneros, 27 mars 1927 (date ajoutée au crayon, d'une autre main)].](https://www.christies.com/img/LotImages/2012/PAR/2012_PAR_03504_0083_000(saint-exupery_antoine_de_lettre_autographe_signee_antoine_adressee_a_l070913).jpg?w=1)
Mon Sahara... quelquefois je l'adore...
SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Lettre autographe signée "Antoine" adressée à Lucie-Marie Decour. [Villa-Cisneros, 27 mars 1927 (date ajoutée au crayon, d'une autre main)].
Details
SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Lettre autographe signée "Antoine" adressée à Lucie-Marie Decour. [Villa-Cisneros, 27 mars 1927 (date ajoutée au crayon, d'une autre main)].
4 pages et demie sur 3 feuillets in-4 (305 x 198 mm). Encre sur papier. (Traces de pliure, minimes déchirures marginales.) Provenance: Lucie-Marie Decour et par descendance au propriétaire actuel.
"J'avais tant de remords que je n'osais plus vous écrire... Et puis je mène une vie si bizarre. Et si lointaine que ça me désoriente et que je ne m'y retrouve plus [...] Je suis à Villa-Cisneros dans le Sahara espagnol [...].
"À six heures du matin je serai en l'air sur ce drôle de pays insoumis. On est suspendu sur tout l'inconnu...
"Tout de même j'ai une drôle de vie. Pour boulevard deux mille kilomètres de Sahara dont plus de mille en dissidence. Et j'y ai déjà passé une nuit, mais dans un coin discret où l'on m'a repêché sans que nous ayons vu personne. Mais d'ici à Jubie [sic], mon trajet de demain, nous sommes tirés comme des perdreaux par d'innombrables campements. Ce n'est pas un bien grand danger car les maures ne savent pas corriger leur tir sur un avion. Mais lorsque le moteur bafouille ça devient plus inquiétant. S'il faut descendre dans la fosse aux ours...
"Quelques fois je me juge idiot. D'autant plus que je vais probablement faire d'ici un mois ou deux une petite expédition de pas mal de semaines justement dans cette fosse aux ours [...] Mais je me demande ce que je cherche dans tout cela, si la vie la plus intelligente n'est pas d'être heureux. Et je transpire comme une éponge sur ce lit par ce vent d'est, dans ce pays de sable éternel quand il y a en France des prairies bien vertes avec des ruisseaux et des vaches. Et des rues dans Paris pleines de femmes. Et si douces à toucher. Et le théâtre, la musique le luxe. Je rêve au luxe dans cette chambrée de fort espagnol. Je rêve d'ascenseurs et de salles de bains. Je rêve de baigneuses sur les plages [...] Et je choisis la vie la plus dure et la plus incertaine parce que je pense qu'autrement on n'est rien [...] Mais si je me trompe. Si c'est de l'orgueil. Si tout ça ne sert qu'à m'user? Et puis vous savez, le courage c'est de la blague. [...] Je ne sais même pas si je suis courageux ou non. Les seules réalités qui s'offrent à moi sont le compte tours, les manomètres, l'altimètre. C'est ça qui va bien ou mal. En dessous il y a du sable et des maures qui tirent mais cela paraît irréel, d'un autre monde. Alors je n'ai même pas à lutter contre moi-même et je ne sais pas ce que je vaux.
"C'est peut-être plus instructif, plus intelligent de faire l'amour.
"Ce soir je suis plein de pessimisme. Je vous jure de vous écrire par le prochain courrier ce que j'aime de cette vie là. Mon Sahara... quelquefois je l'adore." (3)
4 pages et demie sur 3 feuillets in-4 (305 x 198 mm). Encre sur papier. (Traces de pliure, minimes déchirures marginales.) Provenance: Lucie-Marie Decour et par descendance au propriétaire actuel.
"J'avais tant de remords que je n'osais plus vous écrire... Et puis je mène une vie si bizarre. Et si lointaine que ça me désoriente et que je ne m'y retrouve plus [...] Je suis à Villa-Cisneros dans le Sahara espagnol [...].
"À six heures du matin je serai en l'air sur ce drôle de pays insoumis. On est suspendu sur tout l'inconnu...
"Tout de même j'ai une drôle de vie. Pour boulevard deux mille kilomètres de Sahara dont plus de mille en dissidence. Et j'y ai déjà passé une nuit, mais dans un coin discret où l'on m'a repêché sans que nous ayons vu personne. Mais d'ici à Jubie [sic], mon trajet de demain, nous sommes tirés comme des perdreaux par d'innombrables campements. Ce n'est pas un bien grand danger car les maures ne savent pas corriger leur tir sur un avion. Mais lorsque le moteur bafouille ça devient plus inquiétant. S'il faut descendre dans la fosse aux ours...
"Quelques fois je me juge idiot. D'autant plus que je vais probablement faire d'ici un mois ou deux une petite expédition de pas mal de semaines justement dans cette fosse aux ours [...] Mais je me demande ce que je cherche dans tout cela, si la vie la plus intelligente n'est pas d'être heureux. Et je transpire comme une éponge sur ce lit par ce vent d'est, dans ce pays de sable éternel quand il y a en France des prairies bien vertes avec des ruisseaux et des vaches. Et des rues dans Paris pleines de femmes. Et si douces à toucher. Et le théâtre, la musique le luxe. Je rêve au luxe dans cette chambrée de fort espagnol. Je rêve d'ascenseurs et de salles de bains. Je rêve de baigneuses sur les plages [...] Et je choisis la vie la plus dure et la plus incertaine parce que je pense qu'autrement on n'est rien [...] Mais si je me trompe. Si c'est de l'orgueil. Si tout ça ne sert qu'à m'user? Et puis vous savez, le courage c'est de la blague. [...] Je ne sais même pas si je suis courageux ou non. Les seules réalités qui s'offrent à moi sont le compte tours, les manomètres, l'altimètre. C'est ça qui va bien ou mal. En dessous il y a du sable et des maures qui tirent mais cela paraît irréel, d'un autre monde. Alors je n'ai même pas à lutter contre moi-même et je ne sais pas ce que je vaux.
"C'est peut-être plus instructif, plus intelligent de faire l'amour.
"Ce soir je suis plein de pessimisme. Je vous jure de vous écrire par le prochain courrier ce que j'aime de cette vie là. Mon Sahara... quelquefois je l'adore." (3)
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Victorine d'Arcangues