CAMUS, Albert. (1913-1960). L'Homme révolté. Fragment de manuscrit autographe [1950] 11 feuillets (210 x 270 mm) à l'en-tête de la revue Combat, numérotés de 2 à 12. Sous chemises intercalaires.
CAMUS, Albert. (1913-1960). L'Homme révolté. Fragment de manuscrit autographe [1950] 11 feuillets (210 x 270 mm) à l'en-tête de la revue Combat, numérotés de 2 à 12. Sous chemises intercalaires.

Details
CAMUS, Albert. (1913-1960). L'Homme révolté. Fragment de manuscrit autographe [1950] 11 feuillets (210 x 270 mm) à l'en-tête de la revue Combat, numérotés de 2 à 12. Sous chemises intercalaires.
On joint: Cinq brouillons de lettres autographes à divers correspondants non identifiés ("Chère Mademoiselle", "Cher Monsieur", "Cher Camarade", etc..) en tout 9 pp. in-4 autographes.

PRÉCIEUSE VARIANTE EN PARTIE INÉDITE DE L'HOMME RÉVOLTÉ DANS LAQUELLE ALBERT CAMUS DONNE SA DÉFINITION DU ROMAN ET L'ILLUSTRE PAR DES ANALYSES DE FLAUBERT, PROUST ET DES ROMANCIERS AMÉRICAINS.

Publié après ses romans les plus célèbres tels L'Étranger (1942) et La Peste (1947), L'Homme Révolté déclencha à sa sortie en octobre 1951 une polémique célèbre qui finit par brouiller la perception de cet ouvrage. Sartre y vit avant tout un pamphlet anti-communiste et se fâcha définitivement avec Camus à cause de ce livre. Mais cet essai est avant tout un travail de recherche très structuré sur l'histoire et les formes de la révolte. Il est divisé en cinq chapitres, L'Homme révolté (introduction), La Révolte métaphysique, La Révolte historique, Révolte et art et La Pensée de Midi, chacun (hormis l'introduction) étant divisé en articles.

Les 11 feuillets du présent manuscrit correspondent aux articles "Roman et révolte" et "Révolte et style", qui se suivent dans le IVe chapitre, Révolte et art. Ils forment un manuscrit qui constitue une importante variante contenant plusieurs passages non retenus dans la version publiée par Gallimard en 1951. Ces feuillets proviennent du manuscrit Agnely, du nom de la secrétaire particulière d'Albert Camus, Suzanne Agnely. Cette variante a été en partie publiée dans les notes de l'édition de référence (Albert Camus, Essais Paris, Gallimard, 1965, Bibliothèque de la Pléiade pp. 1650 sqq.) Une part significative du texte, cependant, n'a pas été retranscrite et doit donc être considérée comme totalement inédite.

Dans ces passages entièrement inédits, Camus défend et illustre sa conception du roman. Il commence par poser que l'homme est sans cesse à la recherche d'un sens et d'une unité à sa vie : "C'est qu'il ne nous suffit pas de vivre, il nous faut des destinées sans attendre la mort. Oui, il est bien juste de dire que nous rêvons d'un monde meilleur que celui-ci. Mais meilleur ne veut pas dire ici bon au lieu de mauvais (et quel plaisir à lire cette désespérante Princesse de Clèves). Meilleur veut dire conséquent et un. Cette fièvre qui nous emporte loin de ce monde éparpillé, c'est la fièvre de l'unité."

Le roman répond précisément à cette exigence, ce qui conduit l'écrivain à en donner cette définition: "Qu'est-ce que le roman en effet, sinon ce monde où l'action humaine reçoit sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres et où toute vie prend le visage du destin. Qu'est-ce que le roman sinon la recréation de ce monde-ci selon le désir profond de l'homme."

Pour illustrer son propos il s'appuie sur Gobineau : "Dans les Pléiades de Gobineau, l'histoire de Casimir et de Sophie Tonska (la raconter) : il n'est pas à mon goût d'histoire plus romanesque et plus belle. Mais en vérité, si Gobineau était allé à Vilna, ou bien il en serait revenu, ou bien il y aurait trouvé ses aises. Voici donc un monde imaginaire entièrement créé par la correction de celui-ci."
Il analyse ensuite la façon originale dont le roman américain a répondu à la question : "Le roman obtient cette unité pour l'homme en le réduisant systématiquement à l'élémentaire. Il ne choisit pas un sentiment ou une passion dont il donnera un aspect privilégié comme dans nos romans classiques, il refuse l'analyse qui mènerait à la découverte d'un ressort psychologique fondamental à quoi pourrait se ramener toute la conduite des personnages. L'unité du monde romanesque américain est une unité, si j'ose dire, d'éclairage. La technique ici consiste à décrire les hommes uniquement par l'extérieur, dans les plus menus de leurs gestes, à reproduire ce qu'ils disent jusque dans leurs répétitions et sans commentaires, à faire comme si les hommes se définissaient entièrement et uniquement par ce qu'ils font et ce qu'ils disent. Ce par quoi les hommes échappent les uns aux autres, ce qui éparpille leurs actions, ce qui les prive de l'unité, il semble que pour les romanciers américains, ce soit la pensée. On trouvera ici l'explication du nombre considérable d'idiots qu'utilise le roman américain. Ils sont les symboles de ce monde désespérant mais entier, unifié, où des automates humains vivent dans la plus mécanique des cohérences, et que les romanciers américains élèvent face au monde moderne comme la plus stérile et la plus pathétique des protestations."

L'oeuvre de Proust est évidemment aux antipodes, mais au bout du compte c'est bien toujours la même unité que le romancier recherche : "Quant à Proust, il est bien évident qu'à partir de la réalité son effort malheureux a été de créer un univers fermé, irremplaçable, qui n'appartînt qu'à lui, et qui marquât sa victoire sur la maladie. Mais ses moyens sont tout autres. Ils tiennent avant tout dans un choix concerté, dans une collection méticuleuse d'instants privilégiés que le romancier élira entre tous. D'immenses espaces morts sont aussi rejetés de la vie parce qu'ils n'ont rien laissé dans le souvenir. Si le monde du roman américain est le monde des hommes sans mémoire, celui de Proust n'est à lui seul qu'une mémoire. Mais il s'agit de la plus difficile et de la plus exigeante des mémoires, celle qui refuse la dispersion du monde tel qu'il est et qui tire d'une ancienne odeur d'autrefois le secret d'un nouvel univers. L'analyse psychologique du Temps perdu n'est ici qu'un moyen. L'art véritable de Proust, c'est le Temps retrouvé, c'est d'avoir pu fermer la boucle, c'est d'avoir pu extraire de la fuite incessante des choses, et par les seules voies du souvenir et de l'intelligence, les symboles charnels de l'unité humaine."


À ce manuscrit s'ajoute une IMPORTANTE CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ET POLITIQUE AUTOGRAPHE ESSENTIELLEMENT CONSACRÉE À L'HOMME REVOLTÉ.

1°) Lettre autographe signée "AC". 4 septembre 54. 4 pp. in-8 (208 x 134 mm) rectos à l'encre noire. Numérotation autographe [1]-4 nombreuses corrections.

A propos d'une adaptation théâtrale de L'Etranger qu'on lui a soumise, il confie: "Il y a vingt ans que je m'intéresse au théâtre sous toutes ses formes (j'ai été acteur moi-même et j'ai fait de la mise en scène) et je sais que les feux de la rampe n'ont rien à voir avec la lumière calculée qu'on peut introduire dans un roman. [...] Mais votre lettre et celle de M. Betlue m'ont donné envie de tenter avec vous cette aventure. Vous avez donc mon autorisation pour essayer d'adapter et de représenter l'Etranger." Puis, il écrit ses commentaires au plan de mise en scène qui lui a été proposé: "1) il est ennuyeux de ne pas voir le meurtre. D'abord parce que celui-ci est au centre du récit, c'est un meurtre solaire et le soleil est bien le centre autour duquel le drame tourne, dont il reçoit cet éclairage [...] 2) le monologue sur lequel vous voulez terminer le 6e tableau me paraît impensable. Au théâtre, le monologue n'est supportable (et avec de grands acteurs) qu'aux articulations de l'action. A la place où vous l'imaginez, il fera "moralité", il sera donc artificiel".

Enfin, il remercie son correspondant pour ce qu'il lui a dit à propos de L'Homme révolté remarquant : "C'est un livre qui a fait beaucoup de bruit mais qui m'a valu plus d'ennemis que d'amis (du moins les premiers ont crié plus fort que les derniers..."

Avec beaucoup de précision, Camus livre ici sa conception de la mise en scène.

2° Lettre autographe signée. 5 janvier 55. 2 pp. in-8 r°-v° (208 x 134 mm) à l'encre bleue.

Camus fournit des éléments de réponse à des accusations à propos de l'Algérie, de l'anticolonialisme et de L'Homme révolté. "Chère Mademoiselle,
Tout cela n'est pas bien grave. C'est même la règle du jeu que d'ignorer ce que depuis vingt ans j'ai fait pour la défense des Arabes en Algérie. Après tout, d'ailleurs, les gens ne sont pas forcés de savoir de quel prix je l'ai payé et que, si j'ai dû quitter l'Algérie à 26 ans pour m'exiler en France (car j'y suis, dans un sens, exilé), c'est que mon activité de journaliste non conformiste m'avait valu les foudres du Gouvernement général qui s'était arrangé pour me réduire au chômage. Il raille ceux qui sont anticolonialistes dans les bistrots de Marseille ou de Paris. Dans un passage à relier à sa rupture avec le parti communiste il les fustige directement à propos de la politique coloniale: "... les Arabes savent aussi quels sont leurs vrais amis et que ceux, les communistes, qui les ont trahis en 1936 et livrés à la répression de Daladier, ne sont et ne seront jamais pour eux ni sûrs ni efficaces." Enfin, il s'exprime sur la place qu'occupe dans son oeuvre son essai: "L'Homme révolté, sans que je le trouve admirable, il s'en faut, est à mes yeux mon livre le plus important."
3° Minute de lettre autographe signé "AC". Une page in-4 (270 x 210 mm) à l'encre noire au recto d'un feuillet de papier filigrané "Annecy Ville".

A propos d'une traduction d'un article de L'Homme révolté intitulé "Les Meurtriers délicats".

"Cher camarade,
Je vous donne bien volontiers l'autorisation de publier une traduction des Meurtriers délicats. Je souhaite en même temps à votre revue le succès qu'elle mérite ou du moins la simple possibilité d'entamer et de poursuivre une lutte dont je sais qu'elle sera dure, mais qui nous justifie. Je reste à votre disposition à cet égard. Bonne chance à vous tous et croyez-moi bien chaleureusement vôtre, A.C."

"Les Meurtriers délicats" est le titre d'un article du dernier chapitre de L'Homme révolté consacré aux terroristes russes, un thème repris dans sa pièce Les Justes.

4° Minute de lettre autographe. Non datée. 1 1/4 p. in-4 (270 x 210 mm) sur un feuillet de papier filigrané "Vidalon, France".

Réponse très détaillée et argumentée à propos d'une critique de L'Homme Révolté dans Les Temps Modernes.

"Monsieur,
J'ai été vraiment touché par votre lettre, ayant perdu un peu l'habitude de voir ces questions traitées avec modération et clairvoyance. [...]
Quant à la pensée méditerranéenne, j'ai seulement réagi contre l'ostrascisme dont elle est victime dans l'idéologie européenne du 19e et du 20e siècle...
Reste la polémique. Contrairement à vous, ce n'est pas les événements de notre sale presse qui m'indignent. Mais c'est l'attitude des T[emps] M [odernes] dont les responsabilités étaient plus grandes. J'ai réagi contre l'article de Sartre en me gardant bien de mettre la question sur un plan personnel, parce que cet article était intellectuellement malhonnête et qu'il est vrai que cette sorte de malhonnêteté me raidit toujours. Mais la réponse de Sartre et de J. [eanson] qui ne répond à aucune de mes questions, mais seulement à [...], qui tronque ou cite faussement la plupart de mes textes, qui me met en position enfin de ne pouvoir répondre dans l'instant pour ma propre apologie, me paraît, et je pèse mes mots, déshonorante pour des intellectuels..."

5° Minute de lettre autographe. Non datée. Une page in-4 (270 x 210 mm) à l'encre noire au recto d'un feuillet de papier uniformément jauni. Légère déchirure en marge inférieure.

Projet de réponse à une enquête sur l'existentialisme dans laquelle il accuse les "existentialistes orthodoxes" d'être "les avocats de la tyrannie et d'un État policier"

"C[her] M[onsieur]
Je ne puis répondre sincèrement à vos questions. Je ne suis pas et n'ai jamais été existentialiste. L'existentialisme athée, né en 1950 sur des principes originaux tel que "il n'y a pas de nature humaine, mais l'homme existe avant d'être" ou bien nous sommes condamnés d'être libres bien que personne ne nous y force ou encore tout le monde est responsable de son sort et personne ne mérite le péché, mais il faut faire une exception pour les pauvres qui sont la majorité. Une si lumineuse logique a toujours pour projet de préparer les esprits à n'importe quel [ill.] Cela n'a pas tardé et les existentialistes orthodoxes sont aujourd'hui les avocats de la tyrannie et d'un État policier. L'H[omme] R[évolté] n'a pas créé de schisme, il a dénoncé poliment le nihilisme de ces positions qui se réclament de l'histoire et d'elle seule..."


UN DES RARES ENSEMBLES DE CAMUS ENCORE EN MAINS PRIVÉES.
Sale room notice
Nous précisons que les passages de ce manuscrit qui n'ont pas été publiés dans les notes de l'édition de la Pléiade se retrouvent ailleurs dans le texte sous une forme légèrement différentes.
The portions of this manuscript that have not been published in the footnotes of the Pléiade are present elsewhere in the text, with slight variations.

Brought to you by

Clémentine Robert
Clémentine Robert

More from Pierre Berès à livre ouvert

View All
View All