Lot Essay
Une œuvre inédite du style de Ségou
Par Charles-Wesley Hourdé
Cohabitation avec la peinture moderne
Un document écrit nous informe que Jacqueline Loudmer reçut de Geneviève Gallibert cette importante statue bamana provenant de l’ancienne collection Mazaraki. Gallibert était une artiste peintre, mariée à Louis Hirshauer, l’un des pionniers de l’aviation. Elle étudie la peinture sous la direction de Raoul Dufy, devient sociétaire du Salon d’Automne dès 1922, expose au Salon des Tuileries et est nommée en 1935 Peintre Officiel de l’Air. Elle est connue pour ses paysages marocains, pays qu’elle visite à plusieurs reprises au début des années 1930.
Gallibert rencontre en 1922 Nico Mazaraki, grand amateur et collectionneur d’art. Ce dernier, après avoir fait des études en sciences politiques en Suisse, s’installe à Paris en 1916. La relation de Gallibert et Mazaraki est fusionnelle, « ces deux grands esprits ont trouvé une longueur d’ondes commune pour l’émission et la réception des idées, un type de résonnance intime. (...) Pour tout ce que fait Gallibert, Mazaraki se passionne. Il commente, il conseille, il encourage » (Favre, 1967). Grâce à Mazaraki, Gallibert rencontre André Malraux, André Salmon, Christian Zervos, et Zadkine. Mazaraki la fait participer à de nombreuses expositions internationales à Tokyo, Venise, Sao Paulo, Naples, New York, Bucarest, Prague, etc. (op.cit.) Raoul Dufy, ancien professeur de Gallibert, peint en 1932 un portrait de Mazaraki, vêtu d’un costume croisé bleu marine et d’une cravate rouge. Ce tableau fut offert par Geneviève Gallibert en 1970 au Centre Pompidou (1M 4581 P).
Bien que Mazaraki semble être l’un des piliers de la carrière artistique de Gallibert, peu d’informations nous sont parvenues sur ce personnage dont le nom à consonance grecque apparaît pourtant à plusieurs reprises dans le domaine de l’art moderne. Il est tout d’abord listé, après le nom de Paul Guillaume, dans l’historique d’un tableau d’André Derain, Madame Jean Renoir (vers 1923, National Museum of Western Art, Tokyo, inv.P.1990-0008). A-t-il directement acquis cette œuvre auprès du célèbre marchand d’art moderne parisien ? Si tel est le cas, c’est probablement auprès de celui-ci que Mazaraki s’est lui-même initié aux arts d’Afrique. En effet, Paul Guillaume, ainsi que quelques uns de ses concurrents, exposait dans sa galerie dès 1914 aussi bien de la peinture avant-gardiste que des œuvres primitives. Guillaume su déceler les qualités plastiques de ces créations et ne niait pas que les artistes de son temps s’en inspiraient grandement. Confortant son statut d’amateur d’art africain, le nom de Mazaraki est également associé à la figure de reliquaire fang de l’ancienne collection George de Miré (voir Sotheby’s, 11 décembre 2013, lot 23). La vie de Mazaraki et de Geneviève Gallibert fut l’objet du livre “Gallibert”, J. D. Favre et J. Mouraille.
Se situant au cœur de la relation fusionnelle liant Geneviève Gallibert à Nico Mazaraki, la sculpture bamana de la collection Jacqueline Loudmer a ainsi côtoyé, dès le début de son séjour en occident, les cercles artistiques avant-gardistes de l’entre-deux-guerres. Cette constatation nous amène à nous intéresser à l’engouement suscité dès le début du siècle dernier par les œuvres bamana originaire de la région de Ségou.
Le style de Ségou, une esthétique intemporelle
Les sculptures bamana de Ségou ont été depuis plus d’un siècle suscité l’intérêt des amateurs occidentaux. La première œuvre de Ségou ayant pu être admirée en Europe est une statue féminine debout exposée en 1911 à Budapest lors de L’Exposition de l’Orient à la Maison des Artistes, et publiée dans Rippl-Rónai, J., et Kernstock, K. (Keleti Kiállitás a Müvészházban IV, Kristóf-Tér 3. 1911, voir RAAI). Cet événement est considéré comme la toute première exposition d’art africain et océanien, formes artistiques d’ores et déjà présentées comme « égales en valeur artistique des œuvres de hautes époques mais encore comme le ferment du renouvellement de la sculpture et de la peinture contemporaines » (Paudrat, in Rubin, 1984). Six ans plus tard, Paul Guillaume publie son célèbre Premier Album de Sculptures Nègres, précédé d’un avertissement de Guillaume Apollinaire, dans lequel figure une sculpture bamana appartenant à Henri Matisse (1917, pl.V). La collection de ce dernier est malheureusement mal documentée, trois objets ont cependant été publiés (Evrard, 1967, figs.114-116). Parmi ces œuvres, sa sculpture bamana (op.cit., fig.114) apparaît sur la tablette d’une cheminée dans un tableau de l’artiste intitulé Les trois sœurs à la statue africaine, daté de juillet 1917. Il est également possible de l’apercevoir dans l’atelier de l’artiste à Nice, immortalisé par une photographie de 1934. Bien que la sélection d’objet africain soit inégale et ne comporte aucunes œuvres de la collection Matisse, une récente exposition ayant eu lieu à la Scuderia del Quirinale de Rome Matisse, Arabesque (5 mars – 11 juin 2015) nous rappelle que l’œuvre de l’artiste s’est fortement inspiré des arts d’Afrique, d’Océanie, d’Islam et d’Asie.
Répondant simultanément aux aspirations de Matisse, Fernand Léger s’inspira également du style de Ségou. Une étude préparatoire de 1922 pour La Création du Monde révèle qu’il croqua à la mine de plomb (voir Rosenstock in Rubin, 1984) une antilope bamana du style de Ségou probablement aperçue dans l’ouvrage de Zayas (1916, pl.17), publication contenant d’ailleurs une autre œuvre de Ségou, en l’occurrence une petite statuette (pl.16) exposée à la Modern Gallery de New York.
La présence d’œuvres de Ségou au sein des expositions de 1930 à la Galerie du Théâtre Pigalle (Marquetty, 1930, fig.13 - listé - pour une antilope du style de Ségou, aujourd’hui collection Barbier-Mueller, inv.1004-36), de 1935 (Sweeney, J.J., African Negro Art, 1925, pl.12, une statue), de 1960 (Bambara Sculpture from the Western Sudan, The Museum of Primitive Art, 2 statues, 3 masques), 2002 (Bamana, un art et un savoir-vivre au Mali, 6 statues, 2 masques, 4 antilopes) ne fait que confirmer l’intérêt porté à ce style depuis l’avènement des arts africains jusqu’à nos jours.
L’intérêt précoce pour le style de Ségou s’explique par la stylisation des volumes caractéristiques de ces créations. Le corps tant de l’Homme que de l’animal, pour les antilopes et les chevaux dans le cas de cavaliers, est fortement géométrisé et les traits accentués. Les arêtes sont vives, les volumes vertigineux, le corps scarifiés de successions de triangles, tout en conservant certaines rondeurs au niveau des jambes et du ventre. Cette esthétique de la métamorphose correspond aux recherches plastiques avant-gardistes de l’entre-deux-guerres tendant à la simplification des formes, au remplacement du détail par un symbole. L’œil acéré des premiers défenseurs de l’art « nègre » su reconnaître dans l’art de Ségou une solution à leurs explorations formelles.
Un corpus restreint mis à jour
Ezio Bassani, l’un des premiers à avoir identifié la main du Maître dit « du nez aquilin », dénombre en 1978 dix statuettes dont cinq représentant des personnages assis (Bassani, 1978). Or un certain nombre de ces figures assises ont été mises à jour depuis. Nous nous sommes ainsi permis de compléter cette tentative de « catalogue raisonné ». En tout, 15 sculptures comparables ont pu être identifées. Cinq dans des institutions muséales: une au Nationalmuseet de Copenhague, une autre au Penn Museum de Philadelphie (AF5365), une au British Museum de Londres, une au Naprstek Museum de Prague (39112), une dernière, bien que de facture inférieure, conservée au Museum of Fine Arts de Boston (1996.371). Dix sont donc encore en mains privées : la première provenant de la collection Vérité (Enchères Rive Gauche, 17-18 juin 2006, lot 26), une, la plus célèbre, provenant de la collection Matisse (Rubin, 1984, p.229), une provenant de la collection Michel Perinet (Ratton-Hourdé, 2008, p.63), une vendue chez Tajan (6 octobre 1997, lot 63), deux vendues chez Sotheby’s (5 mai 1997, lot 110 et 14 novembre 1995, lot 90), une paire collectée en 1968 (Ratton-Hourdé, pp.60-61), une vendue chez Calmels-Cohen (4 décembre 2006, lot 123), et enfin l’exemplaire inédit de la collection Loudmer.
L’apparition de cette magnifique Bamana, comparable en qualité à celle d’Henri Matisse et à celle du British Museum de Londres est un événement.
Par Charles-Wesley Hourdé
Cohabitation avec la peinture moderne
Un document écrit nous informe que Jacqueline Loudmer reçut de Geneviève Gallibert cette importante statue bamana provenant de l’ancienne collection Mazaraki. Gallibert était une artiste peintre, mariée à Louis Hirshauer, l’un des pionniers de l’aviation. Elle étudie la peinture sous la direction de Raoul Dufy, devient sociétaire du Salon d’Automne dès 1922, expose au Salon des Tuileries et est nommée en 1935 Peintre Officiel de l’Air. Elle est connue pour ses paysages marocains, pays qu’elle visite à plusieurs reprises au début des années 1930.
Gallibert rencontre en 1922 Nico Mazaraki, grand amateur et collectionneur d’art. Ce dernier, après avoir fait des études en sciences politiques en Suisse, s’installe à Paris en 1916. La relation de Gallibert et Mazaraki est fusionnelle, « ces deux grands esprits ont trouvé une longueur d’ondes commune pour l’émission et la réception des idées, un type de résonnance intime. (...) Pour tout ce que fait Gallibert, Mazaraki se passionne. Il commente, il conseille, il encourage » (Favre, 1967). Grâce à Mazaraki, Gallibert rencontre André Malraux, André Salmon, Christian Zervos, et Zadkine. Mazaraki la fait participer à de nombreuses expositions internationales à Tokyo, Venise, Sao Paulo, Naples, New York, Bucarest, Prague, etc. (op.cit.) Raoul Dufy, ancien professeur de Gallibert, peint en 1932 un portrait de Mazaraki, vêtu d’un costume croisé bleu marine et d’une cravate rouge. Ce tableau fut offert par Geneviève Gallibert en 1970 au Centre Pompidou (1M 4581 P).
Bien que Mazaraki semble être l’un des piliers de la carrière artistique de Gallibert, peu d’informations nous sont parvenues sur ce personnage dont le nom à consonance grecque apparaît pourtant à plusieurs reprises dans le domaine de l’art moderne. Il est tout d’abord listé, après le nom de Paul Guillaume, dans l’historique d’un tableau d’André Derain, Madame Jean Renoir (vers 1923, National Museum of Western Art, Tokyo, inv.P.1990-0008). A-t-il directement acquis cette œuvre auprès du célèbre marchand d’art moderne parisien ? Si tel est le cas, c’est probablement auprès de celui-ci que Mazaraki s’est lui-même initié aux arts d’Afrique. En effet, Paul Guillaume, ainsi que quelques uns de ses concurrents, exposait dans sa galerie dès 1914 aussi bien de la peinture avant-gardiste que des œuvres primitives. Guillaume su déceler les qualités plastiques de ces créations et ne niait pas que les artistes de son temps s’en inspiraient grandement. Confortant son statut d’amateur d’art africain, le nom de Mazaraki est également associé à la figure de reliquaire fang de l’ancienne collection George de Miré (voir Sotheby’s, 11 décembre 2013, lot 23). La vie de Mazaraki et de Geneviève Gallibert fut l’objet du livre “Gallibert”, J. D. Favre et J. Mouraille.
Se situant au cœur de la relation fusionnelle liant Geneviève Gallibert à Nico Mazaraki, la sculpture bamana de la collection Jacqueline Loudmer a ainsi côtoyé, dès le début de son séjour en occident, les cercles artistiques avant-gardistes de l’entre-deux-guerres. Cette constatation nous amène à nous intéresser à l’engouement suscité dès le début du siècle dernier par les œuvres bamana originaire de la région de Ségou.
Le style de Ségou, une esthétique intemporelle
Les sculptures bamana de Ségou ont été depuis plus d’un siècle suscité l’intérêt des amateurs occidentaux. La première œuvre de Ségou ayant pu être admirée en Europe est une statue féminine debout exposée en 1911 à Budapest lors de L’Exposition de l’Orient à la Maison des Artistes, et publiée dans Rippl-Rónai, J., et Kernstock, K. (Keleti Kiállitás a Müvészházban IV, Kristóf-Tér 3. 1911, voir RAAI). Cet événement est considéré comme la toute première exposition d’art africain et océanien, formes artistiques d’ores et déjà présentées comme « égales en valeur artistique des œuvres de hautes époques mais encore comme le ferment du renouvellement de la sculpture et de la peinture contemporaines » (Paudrat, in Rubin, 1984). Six ans plus tard, Paul Guillaume publie son célèbre Premier Album de Sculptures Nègres, précédé d’un avertissement de Guillaume Apollinaire, dans lequel figure une sculpture bamana appartenant à Henri Matisse (1917, pl.V). La collection de ce dernier est malheureusement mal documentée, trois objets ont cependant été publiés (Evrard, 1967, figs.114-116). Parmi ces œuvres, sa sculpture bamana (op.cit., fig.114) apparaît sur la tablette d’une cheminée dans un tableau de l’artiste intitulé Les trois sœurs à la statue africaine, daté de juillet 1917. Il est également possible de l’apercevoir dans l’atelier de l’artiste à Nice, immortalisé par une photographie de 1934. Bien que la sélection d’objet africain soit inégale et ne comporte aucunes œuvres de la collection Matisse, une récente exposition ayant eu lieu à la Scuderia del Quirinale de Rome Matisse, Arabesque (5 mars – 11 juin 2015) nous rappelle que l’œuvre de l’artiste s’est fortement inspiré des arts d’Afrique, d’Océanie, d’Islam et d’Asie.
Répondant simultanément aux aspirations de Matisse, Fernand Léger s’inspira également du style de Ségou. Une étude préparatoire de 1922 pour La Création du Monde révèle qu’il croqua à la mine de plomb (voir Rosenstock in Rubin, 1984) une antilope bamana du style de Ségou probablement aperçue dans l’ouvrage de Zayas (1916, pl.17), publication contenant d’ailleurs une autre œuvre de Ségou, en l’occurrence une petite statuette (pl.16) exposée à la Modern Gallery de New York.
La présence d’œuvres de Ségou au sein des expositions de 1930 à la Galerie du Théâtre Pigalle (Marquetty, 1930, fig.13 - listé - pour une antilope du style de Ségou, aujourd’hui collection Barbier-Mueller, inv.1004-36), de 1935 (Sweeney, J.J., African Negro Art, 1925, pl.12, une statue), de 1960 (Bambara Sculpture from the Western Sudan, The Museum of Primitive Art, 2 statues, 3 masques), 2002 (Bamana, un art et un savoir-vivre au Mali, 6 statues, 2 masques, 4 antilopes) ne fait que confirmer l’intérêt porté à ce style depuis l’avènement des arts africains jusqu’à nos jours.
L’intérêt précoce pour le style de Ségou s’explique par la stylisation des volumes caractéristiques de ces créations. Le corps tant de l’Homme que de l’animal, pour les antilopes et les chevaux dans le cas de cavaliers, est fortement géométrisé et les traits accentués. Les arêtes sont vives, les volumes vertigineux, le corps scarifiés de successions de triangles, tout en conservant certaines rondeurs au niveau des jambes et du ventre. Cette esthétique de la métamorphose correspond aux recherches plastiques avant-gardistes de l’entre-deux-guerres tendant à la simplification des formes, au remplacement du détail par un symbole. L’œil acéré des premiers défenseurs de l’art « nègre » su reconnaître dans l’art de Ségou une solution à leurs explorations formelles.
Un corpus restreint mis à jour
Ezio Bassani, l’un des premiers à avoir identifié la main du Maître dit « du nez aquilin », dénombre en 1978 dix statuettes dont cinq représentant des personnages assis (Bassani, 1978). Or un certain nombre de ces figures assises ont été mises à jour depuis. Nous nous sommes ainsi permis de compléter cette tentative de « catalogue raisonné ». En tout, 15 sculptures comparables ont pu être identifées. Cinq dans des institutions muséales: une au Nationalmuseet de Copenhague, une autre au Penn Museum de Philadelphie (AF5365), une au British Museum de Londres, une au Naprstek Museum de Prague (39112), une dernière, bien que de facture inférieure, conservée au Museum of Fine Arts de Boston (1996.371). Dix sont donc encore en mains privées : la première provenant de la collection Vérité (Enchères Rive Gauche, 17-18 juin 2006, lot 26), une, la plus célèbre, provenant de la collection Matisse (Rubin, 1984, p.229), une provenant de la collection Michel Perinet (Ratton-Hourdé, 2008, p.63), une vendue chez Tajan (6 octobre 1997, lot 63), deux vendues chez Sotheby’s (5 mai 1997, lot 110 et 14 novembre 1995, lot 90), une paire collectée en 1968 (Ratton-Hourdé, pp.60-61), une vendue chez Calmels-Cohen (4 décembre 2006, lot 123), et enfin l’exemplaire inédit de la collection Loudmer.
L’apparition de cette magnifique Bamana, comparable en qualité à celle d’Henri Matisse et à celle du British Museum de Londres est un événement.