MASQUE TABWA
TABWA MASK
MASQUE TABWATABWA MASK

REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO

Details
MASQUE TABWA
TABWA MASK
REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO
Hauteur: 30 cm (11 ¾ in.)
Provenance
Collecté par Pierre Dartevelle à Kilanga-Zongwe, 1976
Collection Pierre Dartevelle, Bruxelles,
Collection privée
Literature
Arts d'Afrique Noire, no. 23, 1977, troisième de couverture
Bastin, Marie-Louise, Introduction aux Arts de l'Afrique Noire, Arnouville, 1984, p. 360, #386
Maurer, Evan M. et Roberts, Allen F., The Rising of a New Moon: A Century of Tabwa Art, University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 83 (iII. 65), p. 156 (no. 50) & 251 (#212)
Utotombo. L’art d’Afrique noire dans les collections privées belges, Bruxelles, 1988, p. 241, #241
Roberts, Allen, F., Tabwa Masks: An Old Trick of the Human Race, African Arts, Vol. 23, no. 2, April 1990, p. 38, fig. 3
Herreman, Frank et Petridis, Constantijn, Face of the Spirits. Masks from the Zaire Bassin, Gent, 1993, p. 241
Falgayrettes-Leveau, Christiane, Corps sublimes, Paris, Musée Dapper, 1994, p. 167
Falgayrettes-Leveau, Christiane, Masques, Paris, Musée Dapper, 1995, p. 93
Falgayrettes-Leveau, Christiane, Femmes dans les arts d'Afrique, Paris, Musée Dapper, 2008, p. 293
Volper, Julien, Les cornes, la croix et les défenses, Afrique : Archéologie & Arts, no. 7, 2011, fig. 12
Exhibited
The Rising of a New Moon: A Century of Tabwa Art:
- Washington, D.C., National Museum of African Art, janvier-mars 1986
- Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, avril-aout, 1986
- Tervuren, Musée Royal de l'Afrique Centrale, septembre-octobre 1986
Bruxelles, Utotombo. L’art d’Afrique noire dans les collections privées belges, Palais des Beaux Arts, 25 mars-5 juin 1988
Paris, Corps sublimes, Musée Dapper, 19 mai-3 octobre 1994
Paris, Masques, Musée Dapper, 26 octobre 1995-30 septembre 1996
Paris, Femmes dans les arts d'Afrique, Musée Dapper, 10 octobre 2008-12 juillet 2009
Further details
Utotombo
Contexte et courte histoire d'une exposition d'art africain à Bruxelles
par Frank Herreman

En septembre 1987, Elze Bruyninx, occupant alors un poste de recherche à l'université de Gand, Marie-Louise Bastin, conférencière à l'Université Libre de Bruxelles, Anne Leurquin, une de ses anciennes élèves, et moi Frank Herreman, alors membre du personnel du musée d'ethnographie d'Anvers, fûmes sollicités pour former le comité de sélection pour une exposition d'art africain dans les collections privées belges au Palais des Beaux Arts de Bruxelles (aujourd'hui connu sous le nom de Bozar) sous la direction de Jan Debbaut.

L'exposition, intitulée "Utotombo", devait être conçue en un laps de temps très court, entre octobre 1987 et le 25 mars 1988, date d'ouverture. Le titre de l'exposition fût choisi sur la suggestion de Marie-Louise Bastin. Elle nous informa que pour le peuple Tschokwé d'Angola le terme utotombo "désigne un objet bien fait et efficace, réalisé avec beaucoup d'habilité et d'amour". Entre début octobre et la mi-décembre nous visitâmes près de soixante collections privées et photographimes près de mille cinq cent oeuvres parmi le vaste ensemble que nous vîmes. Ce que nous trouvâmes dépassait largement nos espoirs, tant du point de vue de la qualité que de la diversité. Le nombre de collectionneurs qui avaient déjà participé aux deux expositions qui ont précédé Utotombo en Belgique fut multiplié de six fois (une exposition s'intitulait "Arts Premiers d'Afrique Noire" et eut lieu à Bruxelles en 1977; la seconde eut lieu à Anvers en 1975 et s'intitulait "Sculptures africaines; nouveau regard sur un héritage").

Le rôle dominant que joue Bruxelles, et dans une moindre mesure Anvers, dans le commerce et la collection d'art africain en général, et de l'art congolais en particulier, remonte à l'histoire coloniale de la Belgique. Très tôt déjà les fonctionnaires coloniaux avaient l'instruction d'acquérir des objets pour participer à la formation d'un musée du Congo, créé en 1898, connu aujourd'hui sous le nom de "Musée Royal de l'Afrique Centrale", se trouvant à Tervuren. Des missionnaires et certains coloniaux développèrent un intérêt personnel pour ces "arts indigènes". Les missionnaires utilisèrent leur collection dans des expositions de propagande pour soutenir leurs travaux au Congo. Des objets provenant de sources coloniales et missionnaires entrèrent également dans le circuit commercial.
Le commerce d'art africain en Belgique se faisait principalement à Bruxelles. Dans les années cinquante la plupart des marchands de Bruxelles vendaient des oeuvres d'art africain aux côtés d'antiquités européennes. Les années soixante virent l'émergence de marchands se spécialisant dans les objets africains, océaniens, ainsi que des cultures traditionnelles d'Amérique. L'indépendance de la colonie belge en 1960 signala le départ de nombreux responsables coloniaux, tout en apportant des objets congolais en Belgique. Ultérieurement, un certain nombre de ces objets finissaient sur le marché belge. En 1960, d'autres pays européens virent leurs colonies accéder à l'indépendance. Cette nouvelle situation amena une nouvelle génération de marchands qui, à la recherche de marchandises, se voyait obligée d'aller en Afrique.

Après la seconde guerre mondiale, très peu d'expositions d'art africain furent organisées en Belgique. L'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958 avait préparé une exposition sur l'art du Congo, du Rwanda et du Burundi. En 1963, le musée de Tervuren organisa l'exposition "Art d'Afrique dans les collections belges" qui comprenait une sélection de plus de six cent sculptures de pays africains autres que l'ancien Congo Belge. Puis, en 1975, Philippe Guimiot organisa la remarquable exposition "Sculpture africaine: nouvelles perspectives sur un patrimoine" à Anvers. Elle comprenait des oeuvres provenant du musée d'ethnographie d'Anvers et de quelques collections privées belges. En 1977 Guimiot collabora à l'exposition "Arts premiers d'Afrique noire" avec Lucien Van de Velde. Toutes les oeuvres présentées dans cette exposition provenaient de collections privées. Ces deux manifestations serviraient dix ans plus tard comme une source majeure d'inspiration.
Lorsque notre équipe commença le processus de sélection, elle réalisa que "Utotombo" pourrait comprendre un rayon d'objets beaucoup plus large que les deux précédentes expositions. Il fut enfin convenu que le nombre de prêts serait élargi de 150 à une sélection finale de 336 objets. Cette décision était prise, étant donnée la grande quantité d'objets de qualité rencontrée. La seconde raison de cet élargissement était le plus grand rayonnement de genre, qui, en plus des masques et des figures inclurait également des parures, du mobilier et d'autres arts décoratifs. Le catalogue comprendrait des photographies de tous les objets, des notices expliquant la fonction et signification des oeuvres, ainsi qu'un certain nombre d'essais, écrits par d'importants chercheurs du domaine des études des arts africains. Dans le catalogue et dans l'exposition, les oeuvres furent organisées en fonction de leur provenance géographique, allant de l'ouest au sud de l'Afrique. Une des salles de l'exposition fut utilisée pour mettre l'utilisation et la fonction de l'art africain en évidence. Je fus chargé d'extraire des oeuvres d'art de la sélection et de rédiger un essai concentré sur les relations entre l'art, la religion, la société et l'économie dans les cultures africaines. Le texte, avec illustrations, fut publié en supplément du catalogue. Le catalogue de "Utotombo" était déjà en rupture de stock deux semaines avant la fermeture de l'exposition. Aujourd'hui cette publication est devenue l'objet du désir de nombreux passionnés d'art africain et est souvent citée dans les provenances d'un objet.
Ce qui distingua "Utotombo" de la plupart des expositions d'art africain qui l'ont suivie c'est qu'elle ne tira ses objets que de sources privées. Certes, cela impose quelques restrictions, mais ce fut aussi un hommage à la prospection incessante de l'inconnu et du sous-évalué par les collectionneurs belges dans l'art d'Afrique noire. Basé sur une fusion de connaissance, d'intuition et d'esprit ouvert ils recherchèrent continuellement de nouvelles formes, de nouveaux genres et de nouvelles traditions artistique dans l'art africain.

Références bibliographiques

Antwerp 1975
Sculptures africaines nouveau regard sur un héritage, exh. cat. Brussels: Philippe Guimiot, 1975.

Bastin 1998
Bastin, Marie-Louise, et al. Utotombo. L'Art d'Afrique noire dans les collections privées belges, exh. cat. Brussels: Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, 1988.

Bruxelles 1958
Kunst in Kongo, exh. cat. Bruxelles: Algemene Wereldtentoonstelling, Sectie van Belgisch-Kongo en Ruanda-Urundi, 1958.

Bruxelles 1977
Arts premiers d'Afrique noire, exh. cat. Brussels: Crédit Communal de Belgique, Centre Culturel, 1977.

Herreman 1988
Herreman, Frank. Afrikaanse kunst; enkele belangrijke functies toegelicht. Supplément au catalogue d'exposition Utotombo: Kunst uit Zwaty-Afrika in Belgisch privé-bezit. Brussels: Vereniging voor Tentoonstellingen van het Paleis voor Schone Kunsten, 1988.

Literature
Debbaut, J., Utotombo, L'art d'Afrique noire dans les collections privées belges, Société des Expositions du Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 1988, p.83




Utotombo
Context and short History of an African Art Exhibition in Brussels
By Frank Herreman

In September 1987, Elze Bruyninx, who at that time held a research position at the University of Ghent, Marie Louise Bastin, then a lecturer at the Université Libre de Bruxelles, Anne Leurquin, one of Bastin’s former students, and myself, Frank Herreman, then a staff member at the Ethnographic Museum in Antwerp, were requested to form the selection committee for an exhibition of African art in Belgian private collections at the Centre for Fine Arts (today known as Bozar) in Brussels, and then under the leadership of Jan Debbaut.

The exhibition, named “Utotombo”, had to be conceived and produced in a very short time-span, between October 1987 and its opening on March 25, 1988. The title of the show was chosen upon the suggestion of Marie-Louise Bastin. She informed us that among the Chokwe peoples of Angola the word utotombo signifies a well-made and efficient object that was created with great craftsmanship and affection. Between early October and mid-December we visited about sixty private collectors and photographed a total of about 1,500 artworks from the much larger number of objects we encountered. What we discovered surpassed our wildest expectations in terms of both quality and diversity. Though we did include all the collectors who had contributed to two earlier African art exhibitions in Belgium - one held in Brussels “African Sculpture: New Perspectives on a Patrimony,” in 1977, the other in Antwerp “Arts premiers d’Afrique noire” in 1975 - we added about six times more names to the list. The dominant role which Brussels and to a lesser extent Antwerp continue to play in the trade and collecting of African art in generaland of Congolese art in particular-goes back to Belgium’s colonial history. Early on, colonial officials were commissioned to acquire objects to contribute to the budding collection of the newly founded Museum of the Congo in 1898, it is today known as the Royal Museum for Central Africa and is located in Tervuren. Missionaries and some colonials developed a personal interest in the “native arts” Missionaries used their collections for propaganda exhibitions to support their work in Congo. Objects deriving from both missionary and private colonial sources also ended in the commercial circuit. The African art trade in Belgium was mainly to be found in Brussels. During the 1950s most of the Brussels dealers traded works of African art next to the European antiquities. The 1960s saw the emergence of dealers who started to concentrate mostly on African objects but also on works of art from Oceania, and American Indian cultures. The independence of the Belgian colony in 1960 and the return of colonial servants to their homeland brought a new load of Congolese art onto the Belgian art market. 1960 was also the time when other European countries witnessed their colonies access independence. This new situation brought a new generation of dealers that traveled directly to Africa in search of merchandise.

At first, very few exhibitions of African art were organized in Belgium after World War II. The Brussels Universal Exposition of 1958 did host an exhibition art from the Congo and Ruanda and Burundi. In 1963 the Tervuren Museum organized “Art d’Afrique dans les collections belges”, comprising a selection of more than 600 sculptures from other African countries than the former Belgian Congo. Then, in 1975, Philippe Guimiot organized in Antwerp the noteworthy exhibition “African Sculpture: New Perspectives on a Patrimony”. It included works from the Antwerp Ethnographic Museum and from a few Belgian private lenders. In 1977, Guimiot collaborated with Lucien Van de Velde in Brussels on the exhibition “Arts premiers d’Afrique noire” (First Arts from Black Africa). All the selected works of art for this show came from private collections. Both exhibitions served as direct inspirations for “Utotombo” ten years later.

As soon as our team started with the selection process, we realized that “Utotombo” could offer a much wider range of objects than the two exhibitions held previously. It was agreed that, as a result of the large quantity of high-quality objects, and the expanded range of types and genres we encountered - including also jewelry, decorative arts, and furniture, aside from masks and figures - we would raise the initial limit of 150 loans to a final selection of 336 objects. The catalog would include images of all the objects as well as entries explaining the function and meaning of every object, and a number of essays by several then leading scholars in the field of African art studies. In both the catalogue and the exhibition, the selected works were organized following their geographic distribution from western to southern Africa. One room in the exhibition was used to illuminate the use and function of African. I was given the task to extract some works, and to write an essay focusing on the relationships between art religion, society and economy. It was published as a supplement to the actual catalogue. The “Utotombo” catalogue was already sold out two weeks before the exhibition’s closing. Today, the publication is highly desirable among book African art aficionados, and often referred to as part of an object’s pedigree. What distinguished “Utotombo” from most of succeeding African art exhibitions was the fact that it drew exclusively from private collections. While this imposed some restrictions, it also celebrated the continuous search for the unknown and the underrated by the Belgian collectors. Based on a combination of knowledge, intuition, and an open mind, they continuously were looking for new forms, genres, and artistic traditions in African art.

Brought to you by

Nathalie Hammerschmidt
Nathalie Hammerschmidt

Lot Essay

Le masque Tabwa musangwe, quintescence de la beauté

Par Bruno Claessens

Réalisé au milieu du XIXe siècle, période d’apogée de la culture et de l’art Tabwa, et offrant une typologie particulièrement rare puisque seul un autre exemplaire similaire est connu, ce masque iconique est un véritable symbole de l’art Tabwa. Là où tant d’objets ont été perdus au fil du temps, il constitue un important témoignage du style Tabwa, regroupant toutes ses caractéristiques essentielles, principalement la coiffure élaborée typique et les scarifications faciales.

Longtemps ignorées, à l’exception de quelques statues présentées ponctuellement dans les plus grands musées européens et aux Etats-Unis, c’est seulement à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les sculptures Tabwa commencèrent à être véritablement collectionnées. Les premiers masques atteignirent ainsi l’Europe dès les années 1950. Dès sa découverte, ce masque a été considéré comme étant l’un des plus beaux objets issus de cette région.

Il n’est pas surprenant qu’une page entière de The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art, le magnus opus sur l’art Tabwa écrit à deux mains par l’historien Evan Maurer et l’anthropologue Allen Roberts, qui vécut quatre ans parmi les Tabwa au début des années 1970, ait été dédiée au présent masque. Publié en 1985, cet ouvrage constitue l’un des premiers monographes dédiés à la production artistique d’un unique groupe, incluant une tentative de catalogue « raisonné » de leur art. La publication de cet ouvrage a été suivie d’une exposition qui fit étape notamment au National Museum of African Art (Smithsonian Institution) à Washington, D.C., à The University of Michigan Museum of Art ainsi qu’au Royal Museum of Central Africa à Tervuren. Fortement plébiscitée par les spécialistes et divers amateurs, cette exposition majeure illustra les grandes qualités d’un art peu connu et étudié auparavant, et imposa l’art Tabwa comme l’une des plus grandes traditions sculpturales africaines. Ce masque a ensuite été exposé lors de l’exposition Utotombo rassemblant les plus belles pièces de l’art africain provenant de collections privées belges (voir aussi l’essai de Frank Herreman). Son statut de chef-d’œuvre ainsi établi, il sera présenté au public plus récemment lors de trois expositions successives qui se tinrent au Musée Dapper à Paris : Corps sublimes (1994), Masques (1995/1996), et Femmes dans les arts d’Afrique (2009).

Les Tabwa

Environ 200 000 Tabwa habitaient au sud-ouest du lac Tanganyika dans la région de sud-est de la République Démocratique du Congo et au nord-est de la Zambie, dans une aire délimitée au nord par le fleuve Lukuga et à l’ouest par le fleuve Luvua. Le territoire Tabwa se prolongeait au sud sans aucune frontière claire. Au voyageur qui venant du lac Tanganyka se dirigeait à l’ouest se présentait alors un relief animé par une série de hauts plateaux, interrompue par des sommets isolés aux versants recouverts par la savane. Ce territoire, autrefois peuplée par des grands troupeaux d’antilopes, de buffles, d’éléphants et de zèbres, que les Tabwa chassaient avec prouesse, fournissait les ressources principales nécessaires à la subsistance et au commerce avec les peuples voisins ou nomades. Au sud, les Tabwa occupaient un espace qui s’étendait le long de la côte du lac Tanganyika, tendant vers l’est de la Tanzanie et jusqu’au lac Mwere. Cette région de plateaux fut régulièrement envahie par les marchands d’esclave établis sur la côte est de l’Afrique.

Dès le XVIe siècle, plusieurs royaumes se constituèrent à l’ouest de ce territoire, tels les royaumes des Luba et des Lunda, qui s’y établirent pour profiter de la richesse des ressources naturelles, ou celui des Bemba, dans l’est de la Zambie et au sud des Tabwa, qui s’y réfugièrent pour échapper aux incursions répétées des peuples voisins. A l’orée de ces centres prospères, les Tabwa s’installèrent sur cette terre certes plus hostile et moins riche en ressources naturelles, mais moins dense démographiquement.
A l’inverse de leurs voisins, les Tabwa ne se constituèrent néanmoins pas en royaume. Selon les informations recueillies par Richard Burton en 1850 : « ils ne sont les sujets d’aucun roi et vivent sous le pouvoir de chefs locaux, et sont toujours en guerre avec leurs voisins » (Burton, Richard, The Lake Regions of Central Africa, New York, 1860, p. 376). Selon la description faite en 1880 par Emile Storms, les terres des Tabwa « sont parsemées de nombreux petits villages, dont chacun est presque indépendant de l’autre, et en dehors de toute cohésion politique. Même les chefs des villages n’ont souvent aucune autorité sur ceux de même rang qu’eux. Ici à Margungu, chaque individu est indépendant » (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, unpublished, MRAC archives).

Les marchands étrangers furent historiquement les détenteurs du véritable pouvoir du pays Tabwa. Dès les années 1860, les commerçants Swahili provenant des villes côtières de l’est de l’Afrique ou de Zanzibar établirent des avantpostes en terre Tabwa. Les riches ressources de sel et d’ivoire de la région, et son accès au cuivre du Katanga attirèrent ces marchands de la côte. Lorsque l’ivoire se fit plus rare de par la décimation des troupeaux d’éléphants, ils se tournèrent progressivement vers le commerce des esclaves afin de pouvoir maintenir leur ascendance. Avant cette période, les chefs Tabwa avaient longtemps été réputés pour leur sagesse, et leur règne s’était déroulé sans recours à des méthodes coercitives.

En tant qu’ainés de leur lignage, ils se voyaient conférer une autorité naturelle qui émanait de leur lien direct avec la terre de leurs ancêtres. Suite à l’influence croissante des marchands d’esclaves, il se créa progressivement un déséquilibre social. La simple autorité des chefs s’affaiblit, au détriment d’un pouvoir maintenu uniquement par une richesse accumulée aux dépens de leurs voisins, et par un soutien au négoce en développement croissant. Ainsi, dans ce contexte politique ponctué constamment de nouveaux changements, les chefs Tabwa cherchèrent par tous les moyens à s’enrichir, à asseoir et consolider leur pouvoir. La possession de statues ancestrales jouèrent ici un rôle important pour la légitimation de leur pouvoir.

L’art Tabwa se constitua au croisement des sphères culturelles Luba, Boyo, Hemba et Nyamwezi. Comme le démontra François Neyt, les styles sculpturaux, l’origine des mythes et l’histoire des migrations présentent autant d’éléments qui attestent des liens culturels existant entre les Luba et les Tabwa. L’influence du Royaume Luba fut en effet considérable entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, conséquence de son expansion géographique jusqu’au lac Tanganyika à l’est. Certaines catégories d’objets d’art, tels les statues d’ancêtres et les masques-heaume, se retrouvent parmi les deux cultures et témoignent ainsi d’un style d’origine commune. Les Tabwa furent néanmoins des sculpteurs prolifiques et indépendants qui surent se différencier pour développer un langage plastique entièrement à eux.

Un masque unique

Le masque-heaume Tabwa musangwe fut acquis en 1976 par le marchand d’art africain belge Pierre Dartevelle au village de Kilanga-Zongwe, en République Démocratique du Congo. Il appartenait à un homme du lignage Bena Tanga du clan du chef Sanga des Tumbwe, un sous-groupe des Tabwa habitant les montagnes Marungu. Les Tabwa l’identifiait comme une ancêtre ou présence féminine nommée musangwe. Si sa fonction précise n’est pas connue, l’étymologie de son nom fournit quelques clefs d’interprétation : en effet la dérivation de la racine –sanga peut se référer à une femme impudique ou de petite vertu, tandis que le verbe kusangwa signifie « trouver » ou « désirer ». La dénomination musangwe peut donc désigner la lubricité du personnage incarné par le masque. Selon les informations obtenues par Pierre Dartevelle, ce masque anthropomorphe (musangwe) symbolisait l’élément féminin lors de ses représentations, en paire avec l’élément masculin, un autre masque (kiyunde) figurant un buffle. Les informations obtenues par Marc Felix, qui fit des recherches en territoire Tabwa au milieu des années 1970, auprès du chef Tabwa Nsama corroborent cette hypothèse : ce dernier lui confirma que les masques de buffle participaient parfois aux cérémonies de danse aux côtés des masques féminins (Felix, Marc, Masks in Congo, Bruxelles, 2016, p. 242).

Selon Bernard de Grunne, ce type de masque aurait été utilisé en paire avec celui du buffle pour servir dans les cérémonies consacrées aux femmes stériles. Dans ce cadre rituel spécifique, les femmes étaient contraintes de boire la sève de l’arbre Erythrina abyssinica, arbre dans lequel avait été sculpté le masque (de Grunne, Bernard, La Sculpture Tabwa, unpublished M.A. thesis, Louvain, 1980, p. 46). Habituellement utilisé pour la sculpture ou comme bois de chauffage l’Erythtrina abyssinica possède également des propriétés médicinales reconnues : son écorce servait d’antidote contre les morsures de serpent, la malaria ou les maladies vénériennes.

Selon Evan Maurer et Allen Roberts, le présent masque aurait pu représenter une forme de sexualité débordante, d’où son rôle possible dans les cérémonies célébrant la naissance de jumeaux, pour lesquelles la question de la fertilité se posait de manière centrale. En se basant sur la ressemblance stylistique entre ce masque et les statues d’ancêtres, Maurer et Roberts avancèrent la théorie selon laquelle le masque aurait pu servir aux cérémonies Butwa qui se distinguait par une certaine exubérance sexuelle, que les premiers missionnaires n’hésitèrent pas à qualifier de débauche (Maurer, Evan M. and Roberts, Allen F., The Rising of a New Moon: A Century of Tabwa Art, University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 157, #50). Butwa était une société originaire de la région de Marungu chargée de l’initiation des jeunes garçons et des jeunes filles. Le sujet de la lubricité, qui figurait souvent parmi ceux abordés dans les spectacles Butwa, servait d’élément représentatif d’une société chaotique antérieure à l’état de civilisation établie par les adeptes Butwa. Dans ce contexte, il est donc possible que ce masque symbolisant une forme de sexualité dissolue évoque un état primaire et dépourvu du raffinement auquel seul le monde civilisé pouvait aspirer. Les coiffures élaborées et les scarifications se transforment par conséquent en insignes de la civilisation.

Emblèmes de civilisation

La magnifique coiffure de ce masque consiste en un vaste ensemble stylisé composé de motifs rectangulaires sculptés. Lors de son séjour dans la région dans les années 1880, Emile Storms écrivit au sujet du style de coiffures Tabwa :
« Ils ont des longs cheveux stylisés de différentes manières : chez les femmes les cheveux sont relevés sous forme de chapeau à rebord, en rouleau unique ou rouleaux superposés. Les cheveux sont souvent rasés sur la partie avant du front et certaines parties sont durcies grâce à un mélange de graisse et d’argile rouge » (Storms, Emile, Notes sur l’ethnographie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale, Bulletin de la Société d ’Anthropologie de Bruxelles, 1886-87, p. 30).

L’explorateur Joseph Thomson quant à lui assista en 1881 à la mise en oeuvre d’une coiffure Tabwa : « Durant mon séjour à Makaumbi, j’ai pu assister à la création d’une coiffure qui, très élaborée, nécessitait l’intervention d’une deuxième personne. Le coiffeur commença par lisser les cheveux. Il les sépara en quatre parts égales. Il forma une boule de poudre rouge mélangée de cheveux et d’huile qu’il inséra près de la peau pour travailler soigneusement les cheveux jusqu’à apparition d’un bulbe ; les cheveux étaient ensuite tressés en utilisant généreusement de la poudre et de l’huile et en introduisant les faux cheveux pour allonger la tresse autant que possible. Les autres parties des cheveux étaient traitées de la même manière puis délicatement croisées en couronne sur la tête et attachées à l’aide d’une douzaine d’épingles. Ceci fait, les finitions étaient faites avec soin ne laissant aucun cheveu libre désordonné. Cette opération a duré deux jours entiers. Les femmes doivent être très prudentes pour ne pas abimer leur coiffe et dorment ainsi sur un appui-tête pour éviter toute perturbation». (Thomson, Joseph, To the Central African Lakes, 1881, vol. 2, pp. 110-111).

Les lignes de scarifications sur ce masque constituent un second symbole de civilisation. Les premiers européens qui visitèrent la région Tabwa, comme Emile Storms, ont remarqué le caractère « très à la mode » des scarifications sur le visage et le corps, surtout chez les femmes (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, Tervuren, archives MRAC (non publié), p. 8). Les scarifications étaient réalisées pendant la jeunesse de l’individu. La peau était incisée à l’aide d’un rasoir en fer fabriqué par un forgeron Tabwa, puis arrachée avec un hameçon ou une pointe de flèche. Ces coupures, appelées tusimbo, étaient ensuite frottées au charbon de bois, un irritant qui entraînait la formation de cicatrices au relief de forme chéloïdienne. Pour faire référénce à ce processus de scarification, les Tabwa utilisent le verbe kulemba, signifiant « dessiner ». Certains motifs servaient à accentuer la symétrie du visage ou embellir le corps tandis que d’autres motifs revêtaient un caractère plutôt symbolique.

Le motif représenté sur ce masque était appelé sura yamsalaba, littéralement « visage de la croix » ; ce type de scarification était très répandu chez les Tabwa au XIXe siècle. Il se caractérise le plus souvent par une ligne verticale divisant le front, et par trois doubles lignes reliant chaque oreille aux coins des yeux, à la bouche et au front. La ligne du front met l’accent sur cette partie du visage, considérée par les Tabwa comme le siège de la sagesse et de la clairvoyance. Selon Roberts, les rêves apparaissent au centre du front. Les Tabwa se tapotaient également le front avec l’index droit lorsqu’ils faisaient référence aux visions obtenues grâce à l’utilisation de substances magiques. Encore selon Roberts, le motif du « visage de la croix » sur le masque de Pierre Dartevelle pourrait être une adaptation d’un motif Nyamwezi, que les Tabwa auraient cherché à imiter. Dans la première moitié du XIXe siècle, les chasseurs d’éléphants Nyamwezi, originaires d’un territoire aujourd’hui situé au nord de la Tanzanie, s’aventurèrent sur les terres Tabwa où les troupeaux étaient abondants. L’ivoire amassé leur permit de faire commerce avec des groupes de la côte est de l’Afrique, ouvrant la région au marché international, ce qui facilita les échanges culturels dont certains types de l’art Tabwa sont les témoins ; les remarquables « trônes » des Tabwa puisant vraisemblablement leur inspiration dans ceux des Nyamwezi.

Plusieurs autres détails iconographiques de ce masque sont remarquables. Les boucles d’oreilles en métal et la décoration du nez confirment que le masque représente une figure féminine. Une coutume arabo-indienne de l’époque constituait à insérer un ornement dans la narine gauche (appelé kipini chez les Tabwa). Les routes commerciales entre le Lac Tanganyika et l’Océan Indien favorisèrent la diffusion de cette mode auprès des femmes Tabwa dès la fin du XIXe siècle. Deux coquilles blanches de cauris ont été insérées dans les yeux, accentuant le regard du masque, et faisant vraisemblablement référence à la capacité de voir les esprits. « Voir loin » était en effet une expression utilisée par les Tabwa pour désigner des personnes dotées de capacités surnaturelles. La bouche est ouverte, sans dents, et ornée de lèvres protubérantes. Ce type de représentation, caractéristique des statues anthropomorphes Tabwa, pourrait être une métaphore de l’acte de communication avec les esprits ancestraux. La présence de substances magiques dans les oreilles de ce masque atteste qu’il a autrefois été chargé de pouvoirs surnaturels. Le cou, court et épais, se termine en un large col percé d’une série de trous qui permettait d’y attacher un costume en raphia, qui dissimulait le danseur. Une petite partie sur le devant de ce col semble avoir été volontairement ôtée il y a longtemps. La sombre et épaisse patine en surface témoigne d’un usage fréquent. Fondatrice du clan, ancêtre importante ou héroïne culturelle mythique, la question tenant à l’identité de la personne représentée par ce masque reste ouverte.

Les masques chez les Tabwa

L’utilisation de masques était chez les Tabwa beaucoup moins répandue que celle de figures ancestrales, ce qui explique leur rareté. Seul un autre masque-heaume Tabwa a été identifié, répertorié comme appartenant à la collection Leloup selon le catalogue raisonné de Maurer et Roberts. dont le nez et les yeux ont été privés de leurs ornements d’origine, à la différence du présent masque. Outre les masque-heaume, deux autres types de masques Tabwa sont connus : les masque aux visages anthropomorphes et les masques-heaume zoomorphes prenant la forme d’une tête d’un buffle. Seuls deux exemplaire de masque facial Tabwa ont été répertoriés, l’un dans une collection privée Belge et l’autre dans la collection du musée de l’Université de Iowa aux Etats-Unis (#848.1983). Selon Maurer et Roberts, le peuple des Massif de Marungu les appelait kinkalankasu et les utilisait pour maintenir l’ordre dans la société et effrayer les enfants indisciplinés. Concernant les masques de buffle Tabwa, on en connait quinze ; le contexte de leur utilisation reste incertain, et leur usage a vraisemblablement évolué suivant les diverses générations Tabwa qui les ont utilisés.

Les statues ancestrales Tabwa

Ce masque suivant les conventions sculpturales de la statuaire ancestrale Tabwa, il parait pertinent de se pencher sur le corpus existant. La qualité sculpturale raffinée du masque Tabwa de Pierre Dartevelle laisse vraisemblablement penser que son créateur ait également sculpté des statues. La forme de la tête, les scarifications et la coiffure stylisée rappellent une figure dont Emile Storms prit possession en 1884. Cette statue représente Manda, chef Tabwa du Massif de Marungu et allié de Storms. Bien que la figure comporte des lignes supplémentaires de scarifications, verticales et diagonales, le modèle de base à trois lignes partant des oreilles est identique. Le visage d’une autre statue Tabwa, recueillie en 1899, maintenant dans la collection du Royal Scottish Museum, rappelle également le présent masque. Les lignes de scarifications y sont très similaires, tout comme la disposition des yeux, du nez et de la bouche, l’arrondi de la tête, et la coiffure en forme de calotte. Ce type de coiffure n’était pas uniquement réservé aux femmes, et on le retrouve sur des statues des deux sexes ; elle ne tient donc pas lieu d’indication du genre de l’individu représenté. Aucune autre statue ou masque Tabwa avec un ornement de nez n’est connu à ce jour. Seule une statue de l’ancienne collection Baudouin de Grunne (publiée dans The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art de Maurer, Evan M. et Roberts, Allen F., University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 138, #32) présente deux labrets : la lèvre supérieure est percée par un clou en cuivre et la lèvre inférieure par une pièce de bois.

Conclusion

Avec son naturalisme raffiné, ses proportions harmonieuses et ses scarifications symétriques, le masque de Pierre Dartevelle peut être considéré comme étant l’incarnation du concept de beauté Tabwa. Le maître-sculpteur a réalisé un masque parfait à tout égard. Dans la culture Tabwa, le concept de « beauté » n’était pas uniquement physique, puisqu’il s’agissait avant tout de noblesse morale, d’intégrité et de bonté. L’accent fut mis sur la représentation d’une beauté « culturelle », soit une beauté créée par l’homme par opposition à celle de la nature incivilisée. Les motifs des scarifications, tout comme la complexité de la coiffure, étaient autant d’expressions de cet idéal. La qualité esthétique de cette personnification idéalisée par ce masque était une invitation pour les esprits ancestraux à venir habiter l’objet et jouer un rôle actif dans la société. La surface et les détails de ce masque ont été adoucis et arrondis par de nombreuses années de manipulation, la surface patinée, témoignant d’un long usage rituel. Le contexte d’utilisation de ce masque utilisation au sein de la société Tabwa n’a pas révélé tous ses secrets, et sa fonction a probablement évolué au fil des générations. Représentant une belle femme civilisée, il a dû être associé à différentes missions durant sa longue vie rituelle ; il était sans doute question de fertilité et de fécondité, deux thèmes très présents dans la société Tabwa. Cette oeuvre, emblématique de la culture Tabwa, constitue un témoignage exceptionnel et unique de leur génie artistique.

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