Lot Essay
Le masque Tabwa musangwe, quintescence de la beauté
Par Bruno Claessens
Réalisé au milieu du XIXe siècle, période d’apogée de la culture et de l’art Tabwa, et offrant une typologie particulièrement rare puisque seul un autre exemplaire similaire est connu, ce masque iconique est un véritable symbole de l’art Tabwa. Là où tant d’objets ont été perdus au fil du temps, il constitue un important témoignage du style Tabwa, regroupant toutes ses caractéristiques essentielles, principalement la coiffure élaborée typique et les scarifications faciales.
Longtemps ignorées, à l’exception de quelques statues présentées ponctuellement dans les plus grands musées européens et aux Etats-Unis, c’est seulement à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les sculptures Tabwa commencèrent à être véritablement collectionnées. Les premiers masques atteignirent ainsi l’Europe dès les années 1950. Dès sa découverte, ce masque a été considéré comme étant l’un des plus beaux objets issus de cette région.
Il n’est pas surprenant qu’une page entière de The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art, le magnus opus sur l’art Tabwa écrit à deux mains par l’historien Evan Maurer et l’anthropologue Allen Roberts, qui vécut quatre ans parmi les Tabwa au début des années 1970, ait été dédiée au présent masque. Publié en 1985, cet ouvrage constitue l’un des premiers monographes dédiés à la production artistique d’un unique groupe, incluant une tentative de catalogue « raisonné » de leur art. La publication de cet ouvrage a été suivie d’une exposition qui fit étape notamment au National Museum of African Art (Smithsonian Institution) à Washington, D.C., à The University of Michigan Museum of Art ainsi qu’au Royal Museum of Central Africa à Tervuren. Fortement plébiscitée par les spécialistes et divers amateurs, cette exposition majeure illustra les grandes qualités d’un art peu connu et étudié auparavant, et imposa l’art Tabwa comme l’une des plus grandes traditions sculpturales africaines. Ce masque a ensuite été exposé lors de l’exposition Utotombo rassemblant les plus belles pièces de l’art africain provenant de collections privées belges (voir aussi l’essai de Frank Herreman). Son statut de chef-d’œuvre ainsi établi, il sera présenté au public plus récemment lors de trois expositions successives qui se tinrent au Musée Dapper à Paris : Corps sublimes (1994), Masques (1995/1996), et Femmes dans les arts d’Afrique (2009).
Les Tabwa
Environ 200 000 Tabwa habitaient au sud-ouest du lac Tanganyika dans la région de sud-est de la République Démocratique du Congo et au nord-est de la Zambie, dans une aire délimitée au nord par le fleuve Lukuga et à l’ouest par le fleuve Luvua. Le territoire Tabwa se prolongeait au sud sans aucune frontière claire. Au voyageur qui venant du lac Tanganyka se dirigeait à l’ouest se présentait alors un relief animé par une série de hauts plateaux, interrompue par des sommets isolés aux versants recouverts par la savane. Ce territoire, autrefois peuplée par des grands troupeaux d’antilopes, de buffles, d’éléphants et de zèbres, que les Tabwa chassaient avec prouesse, fournissait les ressources principales nécessaires à la subsistance et au commerce avec les peuples voisins ou nomades. Au sud, les Tabwa occupaient un espace qui s’étendait le long de la côte du lac Tanganyika, tendant vers l’est de la Tanzanie et jusqu’au lac Mwere. Cette région de plateaux fut régulièrement envahie par les marchands d’esclave établis sur la côte est de l’Afrique.
Dès le XVIe siècle, plusieurs royaumes se constituèrent à l’ouest de ce territoire, tels les royaumes des Luba et des Lunda, qui s’y établirent pour profiter de la richesse des ressources naturelles, ou celui des Bemba, dans l’est de la Zambie et au sud des Tabwa, qui s’y réfugièrent pour échapper aux incursions répétées des peuples voisins. A l’orée de ces centres prospères, les Tabwa s’installèrent sur cette terre certes plus hostile et moins riche en ressources naturelles, mais moins dense démographiquement.
A l’inverse de leurs voisins, les Tabwa ne se constituèrent néanmoins pas en royaume. Selon les informations recueillies par Richard Burton en 1850 : « ils ne sont les sujets d’aucun roi et vivent sous le pouvoir de chefs locaux, et sont toujours en guerre avec leurs voisins » (Burton, Richard, The Lake Regions of Central Africa, New York, 1860, p. 376). Selon la description faite en 1880 par Emile Storms, les terres des Tabwa « sont parsemées de nombreux petits villages, dont chacun est presque indépendant de l’autre, et en dehors de toute cohésion politique. Même les chefs des villages n’ont souvent aucune autorité sur ceux de même rang qu’eux. Ici à Margungu, chaque individu est indépendant » (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, unpublished, MRAC archives).
Les marchands étrangers furent historiquement les détenteurs du véritable pouvoir du pays Tabwa. Dès les années 1860, les commerçants Swahili provenant des villes côtières de l’est de l’Afrique ou de Zanzibar établirent des avantpostes en terre Tabwa. Les riches ressources de sel et d’ivoire de la région, et son accès au cuivre du Katanga attirèrent ces marchands de la côte. Lorsque l’ivoire se fit plus rare de par la décimation des troupeaux d’éléphants, ils se tournèrent progressivement vers le commerce des esclaves afin de pouvoir maintenir leur ascendance. Avant cette période, les chefs Tabwa avaient longtemps été réputés pour leur sagesse, et leur règne s’était déroulé sans recours à des méthodes coercitives.
En tant qu’ainés de leur lignage, ils se voyaient conférer une autorité naturelle qui émanait de leur lien direct avec la terre de leurs ancêtres. Suite à l’influence croissante des marchands d’esclaves, il se créa progressivement un déséquilibre social. La simple autorité des chefs s’affaiblit, au détriment d’un pouvoir maintenu uniquement par une richesse accumulée aux dépens de leurs voisins, et par un soutien au négoce en développement croissant. Ainsi, dans ce contexte politique ponctué constamment de nouveaux changements, les chefs Tabwa cherchèrent par tous les moyens à s’enrichir, à asseoir et consolider leur pouvoir. La possession de statues ancestrales jouèrent ici un rôle important pour la légitimation de leur pouvoir.
L’art Tabwa se constitua au croisement des sphères culturelles Luba, Boyo, Hemba et Nyamwezi. Comme le démontra François Neyt, les styles sculpturaux, l’origine des mythes et l’histoire des migrations présentent autant d’éléments qui attestent des liens culturels existant entre les Luba et les Tabwa. L’influence du Royaume Luba fut en effet considérable entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, conséquence de son expansion géographique jusqu’au lac Tanganyika à l’est. Certaines catégories d’objets d’art, tels les statues d’ancêtres et les masques-heaume, se retrouvent parmi les deux cultures et témoignent ainsi d’un style d’origine commune. Les Tabwa furent néanmoins des sculpteurs prolifiques et indépendants qui surent se différencier pour développer un langage plastique entièrement à eux.
Un masque unique
Le masque-heaume Tabwa musangwe fut acquis en 1976 par le marchand d’art africain belge Pierre Dartevelle au village de Kilanga-Zongwe, en République Démocratique du Congo. Il appartenait à un homme du lignage Bena Tanga du clan du chef Sanga des Tumbwe, un sous-groupe des Tabwa habitant les montagnes Marungu. Les Tabwa l’identifiait comme une ancêtre ou présence féminine nommée musangwe. Si sa fonction précise n’est pas connue, l’étymologie de son nom fournit quelques clefs d’interprétation : en effet la dérivation de la racine –sanga peut se référer à une femme impudique ou de petite vertu, tandis que le verbe kusangwa signifie « trouver » ou « désirer ». La dénomination musangwe peut donc désigner la lubricité du personnage incarné par le masque. Selon les informations obtenues par Pierre Dartevelle, ce masque anthropomorphe (musangwe) symbolisait l’élément féminin lors de ses représentations, en paire avec l’élément masculin, un autre masque (kiyunde) figurant un buffle. Les informations obtenues par Marc Felix, qui fit des recherches en territoire Tabwa au milieu des années 1970, auprès du chef Tabwa Nsama corroborent cette hypothèse : ce dernier lui confirma que les masques de buffle participaient parfois aux cérémonies de danse aux côtés des masques féminins (Felix, Marc, Masks in Congo, Bruxelles, 2016, p. 242).
Selon Bernard de Grunne, ce type de masque aurait été utilisé en paire avec celui du buffle pour servir dans les cérémonies consacrées aux femmes stériles. Dans ce cadre rituel spécifique, les femmes étaient contraintes de boire la sève de l’arbre Erythrina abyssinica, arbre dans lequel avait été sculpté le masque (de Grunne, Bernard, La Sculpture Tabwa, unpublished M.A. thesis, Louvain, 1980, p. 46). Habituellement utilisé pour la sculpture ou comme bois de chauffage l’Erythtrina abyssinica possède également des propriétés médicinales reconnues : son écorce servait d’antidote contre les morsures de serpent, la malaria ou les maladies vénériennes.
Selon Evan Maurer et Allen Roberts, le présent masque aurait pu représenter une forme de sexualité débordante, d’où son rôle possible dans les cérémonies célébrant la naissance de jumeaux, pour lesquelles la question de la fertilité se posait de manière centrale. En se basant sur la ressemblance stylistique entre ce masque et les statues d’ancêtres, Maurer et Roberts avancèrent la théorie selon laquelle le masque aurait pu servir aux cérémonies Butwa qui se distinguait par une certaine exubérance sexuelle, que les premiers missionnaires n’hésitèrent pas à qualifier de débauche (Maurer, Evan M. and Roberts, Allen F., The Rising of a New Moon: A Century of Tabwa Art, University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 157, #50). Butwa était une société originaire de la région de Marungu chargée de l’initiation des jeunes garçons et des jeunes filles. Le sujet de la lubricité, qui figurait souvent parmi ceux abordés dans les spectacles Butwa, servait d’élément représentatif d’une société chaotique antérieure à l’état de civilisation établie par les adeptes Butwa. Dans ce contexte, il est donc possible que ce masque symbolisant une forme de sexualité dissolue évoque un état primaire et dépourvu du raffinement auquel seul le monde civilisé pouvait aspirer. Les coiffures élaborées et les scarifications se transforment par conséquent en insignes de la civilisation.
Emblèmes de civilisation
La magnifique coiffure de ce masque consiste en un vaste ensemble stylisé composé de motifs rectangulaires sculptés. Lors de son séjour dans la région dans les années 1880, Emile Storms écrivit au sujet du style de coiffures Tabwa :
« Ils ont des longs cheveux stylisés de différentes manières : chez les femmes les cheveux sont relevés sous forme de chapeau à rebord, en rouleau unique ou rouleaux superposés. Les cheveux sont souvent rasés sur la partie avant du front et certaines parties sont durcies grâce à un mélange de graisse et d’argile rouge » (Storms, Emile, Notes sur l’ethnographie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale, Bulletin de la Société d ’Anthropologie de Bruxelles, 1886-87, p. 30).
L’explorateur Joseph Thomson quant à lui assista en 1881 à la mise en oeuvre d’une coiffure Tabwa : « Durant mon séjour à Makaumbi, j’ai pu assister à la création d’une coiffure qui, très élaborée, nécessitait l’intervention d’une deuxième personne. Le coiffeur commença par lisser les cheveux. Il les sépara en quatre parts égales. Il forma une boule de poudre rouge mélangée de cheveux et d’huile qu’il inséra près de la peau pour travailler soigneusement les cheveux jusqu’à apparition d’un bulbe ; les cheveux étaient ensuite tressés en utilisant généreusement de la poudre et de l’huile et en introduisant les faux cheveux pour allonger la tresse autant que possible. Les autres parties des cheveux étaient traitées de la même manière puis délicatement croisées en couronne sur la tête et attachées à l’aide d’une douzaine d’épingles. Ceci fait, les finitions étaient faites avec soin ne laissant aucun cheveu libre désordonné. Cette opération a duré deux jours entiers. Les femmes doivent être très prudentes pour ne pas abimer leur coiffe et dorment ainsi sur un appui-tête pour éviter toute perturbation». (Thomson, Joseph, To the Central African Lakes, 1881, vol. 2, pp. 110-111).
Les lignes de scarifications sur ce masque constituent un second symbole de civilisation. Les premiers européens qui visitèrent la région Tabwa, comme Emile Storms, ont remarqué le caractère « très à la mode » des scarifications sur le visage et le corps, surtout chez les femmes (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, Tervuren, archives MRAC (non publié), p. 8). Les scarifications étaient réalisées pendant la jeunesse de l’individu. La peau était incisée à l’aide d’un rasoir en fer fabriqué par un forgeron Tabwa, puis arrachée avec un hameçon ou une pointe de flèche. Ces coupures, appelées tusimbo, étaient ensuite frottées au charbon de bois, un irritant qui entraînait la formation de cicatrices au relief de forme chéloïdienne. Pour faire référénce à ce processus de scarification, les Tabwa utilisent le verbe kulemba, signifiant « dessiner ». Certains motifs servaient à accentuer la symétrie du visage ou embellir le corps tandis que d’autres motifs revêtaient un caractère plutôt symbolique.
Le motif représenté sur ce masque était appelé sura yamsalaba, littéralement « visage de la croix » ; ce type de scarification était très répandu chez les Tabwa au XIXe siècle. Il se caractérise le plus souvent par une ligne verticale divisant le front, et par trois doubles lignes reliant chaque oreille aux coins des yeux, à la bouche et au front. La ligne du front met l’accent sur cette partie du visage, considérée par les Tabwa comme le siège de la sagesse et de la clairvoyance. Selon Roberts, les rêves apparaissent au centre du front. Les Tabwa se tapotaient également le front avec l’index droit lorsqu’ils faisaient référence aux visions obtenues grâce à l’utilisation de substances magiques. Encore selon Roberts, le motif du « visage de la croix » sur le masque de Pierre Dartevelle pourrait être une adaptation d’un motif Nyamwezi, que les Tabwa auraient cherché à imiter. Dans la première moitié du XIXe siècle, les chasseurs d’éléphants Nyamwezi, originaires d’un territoire aujourd’hui situé au nord de la Tanzanie, s’aventurèrent sur les terres Tabwa où les troupeaux étaient abondants. L’ivoire amassé leur permit de faire commerce avec des groupes de la côte est de l’Afrique, ouvrant la région au marché international, ce qui facilita les échanges culturels dont certains types de l’art Tabwa sont les témoins ; les remarquables « trônes » des Tabwa puisant vraisemblablement leur inspiration dans ceux des Nyamwezi.
Plusieurs autres détails iconographiques de ce masque sont remarquables. Les boucles d’oreilles en métal et la décoration du nez confirment que le masque représente une figure féminine. Une coutume arabo-indienne de l’époque constituait à insérer un ornement dans la narine gauche (appelé kipini chez les Tabwa). Les routes commerciales entre le Lac Tanganyika et l’Océan Indien favorisèrent la diffusion de cette mode auprès des femmes Tabwa dès la fin du XIXe siècle. Deux coquilles blanches de cauris ont été insérées dans les yeux, accentuant le regard du masque, et faisant vraisemblablement référence à la capacité de voir les esprits. « Voir loin » était en effet une expression utilisée par les Tabwa pour désigner des personnes dotées de capacités surnaturelles. La bouche est ouverte, sans dents, et ornée de lèvres protubérantes. Ce type de représentation, caractéristique des statues anthropomorphes Tabwa, pourrait être une métaphore de l’acte de communication avec les esprits ancestraux. La présence de substances magiques dans les oreilles de ce masque atteste qu’il a autrefois été chargé de pouvoirs surnaturels. Le cou, court et épais, se termine en un large col percé d’une série de trous qui permettait d’y attacher un costume en raphia, qui dissimulait le danseur. Une petite partie sur le devant de ce col semble avoir été volontairement ôtée il y a longtemps. La sombre et épaisse patine en surface témoigne d’un usage fréquent. Fondatrice du clan, ancêtre importante ou héroïne culturelle mythique, la question tenant à l’identité de la personne représentée par ce masque reste ouverte.
Les masques chez les Tabwa
L’utilisation de masques était chez les Tabwa beaucoup moins répandue que celle de figures ancestrales, ce qui explique leur rareté. Seul un autre masque-heaume Tabwa a été identifié, répertorié comme appartenant à la collection Leloup selon le catalogue raisonné de Maurer et Roberts. dont le nez et les yeux ont été privés de leurs ornements d’origine, à la différence du présent masque. Outre les masque-heaume, deux autres types de masques Tabwa sont connus : les masque aux visages anthropomorphes et les masques-heaume zoomorphes prenant la forme d’une tête d’un buffle. Seuls deux exemplaire de masque facial Tabwa ont été répertoriés, l’un dans une collection privée Belge et l’autre dans la collection du musée de l’Université de Iowa aux Etats-Unis (#848.1983). Selon Maurer et Roberts, le peuple des Massif de Marungu les appelait kinkalankasu et les utilisait pour maintenir l’ordre dans la société et effrayer les enfants indisciplinés. Concernant les masques de buffle Tabwa, on en connait quinze ; le contexte de leur utilisation reste incertain, et leur usage a vraisemblablement évolué suivant les diverses générations Tabwa qui les ont utilisés.
Les statues ancestrales Tabwa
Ce masque suivant les conventions sculpturales de la statuaire ancestrale Tabwa, il parait pertinent de se pencher sur le corpus existant. La qualité sculpturale raffinée du masque Tabwa de Pierre Dartevelle laisse vraisemblablement penser que son créateur ait également sculpté des statues. La forme de la tête, les scarifications et la coiffure stylisée rappellent une figure dont Emile Storms prit possession en 1884. Cette statue représente Manda, chef Tabwa du Massif de Marungu et allié de Storms. Bien que la figure comporte des lignes supplémentaires de scarifications, verticales et diagonales, le modèle de base à trois lignes partant des oreilles est identique. Le visage d’une autre statue Tabwa, recueillie en 1899, maintenant dans la collection du Royal Scottish Museum, rappelle également le présent masque. Les lignes de scarifications y sont très similaires, tout comme la disposition des yeux, du nez et de la bouche, l’arrondi de la tête, et la coiffure en forme de calotte. Ce type de coiffure n’était pas uniquement réservé aux femmes, et on le retrouve sur des statues des deux sexes ; elle ne tient donc pas lieu d’indication du genre de l’individu représenté. Aucune autre statue ou masque Tabwa avec un ornement de nez n’est connu à ce jour. Seule une statue de l’ancienne collection Baudouin de Grunne (publiée dans The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art de Maurer, Evan M. et Roberts, Allen F., University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 138, #32) présente deux labrets : la lèvre supérieure est percée par un clou en cuivre et la lèvre inférieure par une pièce de bois.
Conclusion
Avec son naturalisme raffiné, ses proportions harmonieuses et ses scarifications symétriques, le masque de Pierre Dartevelle peut être considéré comme étant l’incarnation du concept de beauté Tabwa. Le maître-sculpteur a réalisé un masque parfait à tout égard. Dans la culture Tabwa, le concept de « beauté » n’était pas uniquement physique, puisqu’il s’agissait avant tout de noblesse morale, d’intégrité et de bonté. L’accent fut mis sur la représentation d’une beauté « culturelle », soit une beauté créée par l’homme par opposition à celle de la nature incivilisée. Les motifs des scarifications, tout comme la complexité de la coiffure, étaient autant d’expressions de cet idéal. La qualité esthétique de cette personnification idéalisée par ce masque était une invitation pour les esprits ancestraux à venir habiter l’objet et jouer un rôle actif dans la société. La surface et les détails de ce masque ont été adoucis et arrondis par de nombreuses années de manipulation, la surface patinée, témoignant d’un long usage rituel. Le contexte d’utilisation de ce masque utilisation au sein de la société Tabwa n’a pas révélé tous ses secrets, et sa fonction a probablement évolué au fil des générations. Représentant une belle femme civilisée, il a dû être associé à différentes missions durant sa longue vie rituelle ; il était sans doute question de fertilité et de fécondité, deux thèmes très présents dans la société Tabwa. Cette oeuvre, emblématique de la culture Tabwa, constitue un témoignage exceptionnel et unique de leur génie artistique.
Par Bruno Claessens
Réalisé au milieu du XIXe siècle, période d’apogée de la culture et de l’art Tabwa, et offrant une typologie particulièrement rare puisque seul un autre exemplaire similaire est connu, ce masque iconique est un véritable symbole de l’art Tabwa. Là où tant d’objets ont été perdus au fil du temps, il constitue un important témoignage du style Tabwa, regroupant toutes ses caractéristiques essentielles, principalement la coiffure élaborée typique et les scarifications faciales.
Longtemps ignorées, à l’exception de quelques statues présentées ponctuellement dans les plus grands musées européens et aux Etats-Unis, c’est seulement à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les sculptures Tabwa commencèrent à être véritablement collectionnées. Les premiers masques atteignirent ainsi l’Europe dès les années 1950. Dès sa découverte, ce masque a été considéré comme étant l’un des plus beaux objets issus de cette région.
Il n’est pas surprenant qu’une page entière de The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art, le magnus opus sur l’art Tabwa écrit à deux mains par l’historien Evan Maurer et l’anthropologue Allen Roberts, qui vécut quatre ans parmi les Tabwa au début des années 1970, ait été dédiée au présent masque. Publié en 1985, cet ouvrage constitue l’un des premiers monographes dédiés à la production artistique d’un unique groupe, incluant une tentative de catalogue « raisonné » de leur art. La publication de cet ouvrage a été suivie d’une exposition qui fit étape notamment au National Museum of African Art (Smithsonian Institution) à Washington, D.C., à The University of Michigan Museum of Art ainsi qu’au Royal Museum of Central Africa à Tervuren. Fortement plébiscitée par les spécialistes et divers amateurs, cette exposition majeure illustra les grandes qualités d’un art peu connu et étudié auparavant, et imposa l’art Tabwa comme l’une des plus grandes traditions sculpturales africaines. Ce masque a ensuite été exposé lors de l’exposition Utotombo rassemblant les plus belles pièces de l’art africain provenant de collections privées belges (voir aussi l’essai de Frank Herreman). Son statut de chef-d’œuvre ainsi établi, il sera présenté au public plus récemment lors de trois expositions successives qui se tinrent au Musée Dapper à Paris : Corps sublimes (1994), Masques (1995/1996), et Femmes dans les arts d’Afrique (2009).
Les Tabwa
Environ 200 000 Tabwa habitaient au sud-ouest du lac Tanganyika dans la région de sud-est de la République Démocratique du Congo et au nord-est de la Zambie, dans une aire délimitée au nord par le fleuve Lukuga et à l’ouest par le fleuve Luvua. Le territoire Tabwa se prolongeait au sud sans aucune frontière claire. Au voyageur qui venant du lac Tanganyka se dirigeait à l’ouest se présentait alors un relief animé par une série de hauts plateaux, interrompue par des sommets isolés aux versants recouverts par la savane. Ce territoire, autrefois peuplée par des grands troupeaux d’antilopes, de buffles, d’éléphants et de zèbres, que les Tabwa chassaient avec prouesse, fournissait les ressources principales nécessaires à la subsistance et au commerce avec les peuples voisins ou nomades. Au sud, les Tabwa occupaient un espace qui s’étendait le long de la côte du lac Tanganyika, tendant vers l’est de la Tanzanie et jusqu’au lac Mwere. Cette région de plateaux fut régulièrement envahie par les marchands d’esclave établis sur la côte est de l’Afrique.
Dès le XVIe siècle, plusieurs royaumes se constituèrent à l’ouest de ce territoire, tels les royaumes des Luba et des Lunda, qui s’y établirent pour profiter de la richesse des ressources naturelles, ou celui des Bemba, dans l’est de la Zambie et au sud des Tabwa, qui s’y réfugièrent pour échapper aux incursions répétées des peuples voisins. A l’orée de ces centres prospères, les Tabwa s’installèrent sur cette terre certes plus hostile et moins riche en ressources naturelles, mais moins dense démographiquement.
A l’inverse de leurs voisins, les Tabwa ne se constituèrent néanmoins pas en royaume. Selon les informations recueillies par Richard Burton en 1850 : « ils ne sont les sujets d’aucun roi et vivent sous le pouvoir de chefs locaux, et sont toujours en guerre avec leurs voisins » (Burton, Richard, The Lake Regions of Central Africa, New York, 1860, p. 376). Selon la description faite en 1880 par Emile Storms, les terres des Tabwa « sont parsemées de nombreux petits villages, dont chacun est presque indépendant de l’autre, et en dehors de toute cohésion politique. Même les chefs des villages n’ont souvent aucune autorité sur ceux de même rang qu’eux. Ici à Margungu, chaque individu est indépendant » (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, unpublished, MRAC archives).
Les marchands étrangers furent historiquement les détenteurs du véritable pouvoir du pays Tabwa. Dès les années 1860, les commerçants Swahili provenant des villes côtières de l’est de l’Afrique ou de Zanzibar établirent des avantpostes en terre Tabwa. Les riches ressources de sel et d’ivoire de la région, et son accès au cuivre du Katanga attirèrent ces marchands de la côte. Lorsque l’ivoire se fit plus rare de par la décimation des troupeaux d’éléphants, ils se tournèrent progressivement vers le commerce des esclaves afin de pouvoir maintenir leur ascendance. Avant cette période, les chefs Tabwa avaient longtemps été réputés pour leur sagesse, et leur règne s’était déroulé sans recours à des méthodes coercitives.
En tant qu’ainés de leur lignage, ils se voyaient conférer une autorité naturelle qui émanait de leur lien direct avec la terre de leurs ancêtres. Suite à l’influence croissante des marchands d’esclaves, il se créa progressivement un déséquilibre social. La simple autorité des chefs s’affaiblit, au détriment d’un pouvoir maintenu uniquement par une richesse accumulée aux dépens de leurs voisins, et par un soutien au négoce en développement croissant. Ainsi, dans ce contexte politique ponctué constamment de nouveaux changements, les chefs Tabwa cherchèrent par tous les moyens à s’enrichir, à asseoir et consolider leur pouvoir. La possession de statues ancestrales jouèrent ici un rôle important pour la légitimation de leur pouvoir.
L’art Tabwa se constitua au croisement des sphères culturelles Luba, Boyo, Hemba et Nyamwezi. Comme le démontra François Neyt, les styles sculpturaux, l’origine des mythes et l’histoire des migrations présentent autant d’éléments qui attestent des liens culturels existant entre les Luba et les Tabwa. L’influence du Royaume Luba fut en effet considérable entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, conséquence de son expansion géographique jusqu’au lac Tanganyika à l’est. Certaines catégories d’objets d’art, tels les statues d’ancêtres et les masques-heaume, se retrouvent parmi les deux cultures et témoignent ainsi d’un style d’origine commune. Les Tabwa furent néanmoins des sculpteurs prolifiques et indépendants qui surent se différencier pour développer un langage plastique entièrement à eux.
Un masque unique
Le masque-heaume Tabwa musangwe fut acquis en 1976 par le marchand d’art africain belge Pierre Dartevelle au village de Kilanga-Zongwe, en République Démocratique du Congo. Il appartenait à un homme du lignage Bena Tanga du clan du chef Sanga des Tumbwe, un sous-groupe des Tabwa habitant les montagnes Marungu. Les Tabwa l’identifiait comme une ancêtre ou présence féminine nommée musangwe. Si sa fonction précise n’est pas connue, l’étymologie de son nom fournit quelques clefs d’interprétation : en effet la dérivation de la racine –sanga peut se référer à une femme impudique ou de petite vertu, tandis que le verbe kusangwa signifie « trouver » ou « désirer ». La dénomination musangwe peut donc désigner la lubricité du personnage incarné par le masque. Selon les informations obtenues par Pierre Dartevelle, ce masque anthropomorphe (musangwe) symbolisait l’élément féminin lors de ses représentations, en paire avec l’élément masculin, un autre masque (kiyunde) figurant un buffle. Les informations obtenues par Marc Felix, qui fit des recherches en territoire Tabwa au milieu des années 1970, auprès du chef Tabwa Nsama corroborent cette hypothèse : ce dernier lui confirma que les masques de buffle participaient parfois aux cérémonies de danse aux côtés des masques féminins (Felix, Marc, Masks in Congo, Bruxelles, 2016, p. 242).
Selon Bernard de Grunne, ce type de masque aurait été utilisé en paire avec celui du buffle pour servir dans les cérémonies consacrées aux femmes stériles. Dans ce cadre rituel spécifique, les femmes étaient contraintes de boire la sève de l’arbre Erythrina abyssinica, arbre dans lequel avait été sculpté le masque (de Grunne, Bernard, La Sculpture Tabwa, unpublished M.A. thesis, Louvain, 1980, p. 46). Habituellement utilisé pour la sculpture ou comme bois de chauffage l’Erythtrina abyssinica possède également des propriétés médicinales reconnues : son écorce servait d’antidote contre les morsures de serpent, la malaria ou les maladies vénériennes.
Selon Evan Maurer et Allen Roberts, le présent masque aurait pu représenter une forme de sexualité débordante, d’où son rôle possible dans les cérémonies célébrant la naissance de jumeaux, pour lesquelles la question de la fertilité se posait de manière centrale. En se basant sur la ressemblance stylistique entre ce masque et les statues d’ancêtres, Maurer et Roberts avancèrent la théorie selon laquelle le masque aurait pu servir aux cérémonies Butwa qui se distinguait par une certaine exubérance sexuelle, que les premiers missionnaires n’hésitèrent pas à qualifier de débauche (Maurer, Evan M. and Roberts, Allen F., The Rising of a New Moon: A Century of Tabwa Art, University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 157, #50). Butwa était une société originaire de la région de Marungu chargée de l’initiation des jeunes garçons et des jeunes filles. Le sujet de la lubricité, qui figurait souvent parmi ceux abordés dans les spectacles Butwa, servait d’élément représentatif d’une société chaotique antérieure à l’état de civilisation établie par les adeptes Butwa. Dans ce contexte, il est donc possible que ce masque symbolisant une forme de sexualité dissolue évoque un état primaire et dépourvu du raffinement auquel seul le monde civilisé pouvait aspirer. Les coiffures élaborées et les scarifications se transforment par conséquent en insignes de la civilisation.
Emblèmes de civilisation
La magnifique coiffure de ce masque consiste en un vaste ensemble stylisé composé de motifs rectangulaires sculptés. Lors de son séjour dans la région dans les années 1880, Emile Storms écrivit au sujet du style de coiffures Tabwa :
« Ils ont des longs cheveux stylisés de différentes manières : chez les femmes les cheveux sont relevés sous forme de chapeau à rebord, en rouleau unique ou rouleaux superposés. Les cheveux sont souvent rasés sur la partie avant du front et certaines parties sont durcies grâce à un mélange de graisse et d’argile rouge » (Storms, Emile, Notes sur l’ethnographie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale, Bulletin de la Société d ’Anthropologie de Bruxelles, 1886-87, p. 30).
L’explorateur Joseph Thomson quant à lui assista en 1881 à la mise en oeuvre d’une coiffure Tabwa : « Durant mon séjour à Makaumbi, j’ai pu assister à la création d’une coiffure qui, très élaborée, nécessitait l’intervention d’une deuxième personne. Le coiffeur commença par lisser les cheveux. Il les sépara en quatre parts égales. Il forma une boule de poudre rouge mélangée de cheveux et d’huile qu’il inséra près de la peau pour travailler soigneusement les cheveux jusqu’à apparition d’un bulbe ; les cheveux étaient ensuite tressés en utilisant généreusement de la poudre et de l’huile et en introduisant les faux cheveux pour allonger la tresse autant que possible. Les autres parties des cheveux étaient traitées de la même manière puis délicatement croisées en couronne sur la tête et attachées à l’aide d’une douzaine d’épingles. Ceci fait, les finitions étaient faites avec soin ne laissant aucun cheveu libre désordonné. Cette opération a duré deux jours entiers. Les femmes doivent être très prudentes pour ne pas abimer leur coiffe et dorment ainsi sur un appui-tête pour éviter toute perturbation». (Thomson, Joseph, To the Central African Lakes, 1881, vol. 2, pp. 110-111).
Les lignes de scarifications sur ce masque constituent un second symbole de civilisation. Les premiers européens qui visitèrent la région Tabwa, comme Emile Storms, ont remarqué le caractère « très à la mode » des scarifications sur le visage et le corps, surtout chez les femmes (Storms, Emile, Voyage à Oudjidji, Tervuren, archives MRAC (non publié), p. 8). Les scarifications étaient réalisées pendant la jeunesse de l’individu. La peau était incisée à l’aide d’un rasoir en fer fabriqué par un forgeron Tabwa, puis arrachée avec un hameçon ou une pointe de flèche. Ces coupures, appelées tusimbo, étaient ensuite frottées au charbon de bois, un irritant qui entraînait la formation de cicatrices au relief de forme chéloïdienne. Pour faire référénce à ce processus de scarification, les Tabwa utilisent le verbe kulemba, signifiant « dessiner ». Certains motifs servaient à accentuer la symétrie du visage ou embellir le corps tandis que d’autres motifs revêtaient un caractère plutôt symbolique.
Le motif représenté sur ce masque était appelé sura yamsalaba, littéralement « visage de la croix » ; ce type de scarification était très répandu chez les Tabwa au XIXe siècle. Il se caractérise le plus souvent par une ligne verticale divisant le front, et par trois doubles lignes reliant chaque oreille aux coins des yeux, à la bouche et au front. La ligne du front met l’accent sur cette partie du visage, considérée par les Tabwa comme le siège de la sagesse et de la clairvoyance. Selon Roberts, les rêves apparaissent au centre du front. Les Tabwa se tapotaient également le front avec l’index droit lorsqu’ils faisaient référence aux visions obtenues grâce à l’utilisation de substances magiques. Encore selon Roberts, le motif du « visage de la croix » sur le masque de Pierre Dartevelle pourrait être une adaptation d’un motif Nyamwezi, que les Tabwa auraient cherché à imiter. Dans la première moitié du XIXe siècle, les chasseurs d’éléphants Nyamwezi, originaires d’un territoire aujourd’hui situé au nord de la Tanzanie, s’aventurèrent sur les terres Tabwa où les troupeaux étaient abondants. L’ivoire amassé leur permit de faire commerce avec des groupes de la côte est de l’Afrique, ouvrant la région au marché international, ce qui facilita les échanges culturels dont certains types de l’art Tabwa sont les témoins ; les remarquables « trônes » des Tabwa puisant vraisemblablement leur inspiration dans ceux des Nyamwezi.
Plusieurs autres détails iconographiques de ce masque sont remarquables. Les boucles d’oreilles en métal et la décoration du nez confirment que le masque représente une figure féminine. Une coutume arabo-indienne de l’époque constituait à insérer un ornement dans la narine gauche (appelé kipini chez les Tabwa). Les routes commerciales entre le Lac Tanganyika et l’Océan Indien favorisèrent la diffusion de cette mode auprès des femmes Tabwa dès la fin du XIXe siècle. Deux coquilles blanches de cauris ont été insérées dans les yeux, accentuant le regard du masque, et faisant vraisemblablement référence à la capacité de voir les esprits. « Voir loin » était en effet une expression utilisée par les Tabwa pour désigner des personnes dotées de capacités surnaturelles. La bouche est ouverte, sans dents, et ornée de lèvres protubérantes. Ce type de représentation, caractéristique des statues anthropomorphes Tabwa, pourrait être une métaphore de l’acte de communication avec les esprits ancestraux. La présence de substances magiques dans les oreilles de ce masque atteste qu’il a autrefois été chargé de pouvoirs surnaturels. Le cou, court et épais, se termine en un large col percé d’une série de trous qui permettait d’y attacher un costume en raphia, qui dissimulait le danseur. Une petite partie sur le devant de ce col semble avoir été volontairement ôtée il y a longtemps. La sombre et épaisse patine en surface témoigne d’un usage fréquent. Fondatrice du clan, ancêtre importante ou héroïne culturelle mythique, la question tenant à l’identité de la personne représentée par ce masque reste ouverte.
Les masques chez les Tabwa
L’utilisation de masques était chez les Tabwa beaucoup moins répandue que celle de figures ancestrales, ce qui explique leur rareté. Seul un autre masque-heaume Tabwa a été identifié, répertorié comme appartenant à la collection Leloup selon le catalogue raisonné de Maurer et Roberts. dont le nez et les yeux ont été privés de leurs ornements d’origine, à la différence du présent masque. Outre les masque-heaume, deux autres types de masques Tabwa sont connus : les masque aux visages anthropomorphes et les masques-heaume zoomorphes prenant la forme d’une tête d’un buffle. Seuls deux exemplaire de masque facial Tabwa ont été répertoriés, l’un dans une collection privée Belge et l’autre dans la collection du musée de l’Université de Iowa aux Etats-Unis (#848.1983). Selon Maurer et Roberts, le peuple des Massif de Marungu les appelait kinkalankasu et les utilisait pour maintenir l’ordre dans la société et effrayer les enfants indisciplinés. Concernant les masques de buffle Tabwa, on en connait quinze ; le contexte de leur utilisation reste incertain, et leur usage a vraisemblablement évolué suivant les diverses générations Tabwa qui les ont utilisés.
Les statues ancestrales Tabwa
Ce masque suivant les conventions sculpturales de la statuaire ancestrale Tabwa, il parait pertinent de se pencher sur le corpus existant. La qualité sculpturale raffinée du masque Tabwa de Pierre Dartevelle laisse vraisemblablement penser que son créateur ait également sculpté des statues. La forme de la tête, les scarifications et la coiffure stylisée rappellent une figure dont Emile Storms prit possession en 1884. Cette statue représente Manda, chef Tabwa du Massif de Marungu et allié de Storms. Bien que la figure comporte des lignes supplémentaires de scarifications, verticales et diagonales, le modèle de base à trois lignes partant des oreilles est identique. Le visage d’une autre statue Tabwa, recueillie en 1899, maintenant dans la collection du Royal Scottish Museum, rappelle également le présent masque. Les lignes de scarifications y sont très similaires, tout comme la disposition des yeux, du nez et de la bouche, l’arrondi de la tête, et la coiffure en forme de calotte. Ce type de coiffure n’était pas uniquement réservé aux femmes, et on le retrouve sur des statues des deux sexes ; elle ne tient donc pas lieu d’indication du genre de l’individu représenté. Aucune autre statue ou masque Tabwa avec un ornement de nez n’est connu à ce jour. Seule une statue de l’ancienne collection Baudouin de Grunne (publiée dans The Rising of a New Moon : A Century of Tabwa Art de Maurer, Evan M. et Roberts, Allen F., University of Michigan Museum of Art, 1985, p. 138, #32) présente deux labrets : la lèvre supérieure est percée par un clou en cuivre et la lèvre inférieure par une pièce de bois.
Conclusion
Avec son naturalisme raffiné, ses proportions harmonieuses et ses scarifications symétriques, le masque de Pierre Dartevelle peut être considéré comme étant l’incarnation du concept de beauté Tabwa. Le maître-sculpteur a réalisé un masque parfait à tout égard. Dans la culture Tabwa, le concept de « beauté » n’était pas uniquement physique, puisqu’il s’agissait avant tout de noblesse morale, d’intégrité et de bonté. L’accent fut mis sur la représentation d’une beauté « culturelle », soit une beauté créée par l’homme par opposition à celle de la nature incivilisée. Les motifs des scarifications, tout comme la complexité de la coiffure, étaient autant d’expressions de cet idéal. La qualité esthétique de cette personnification idéalisée par ce masque était une invitation pour les esprits ancestraux à venir habiter l’objet et jouer un rôle actif dans la société. La surface et les détails de ce masque ont été adoucis et arrondis par de nombreuses années de manipulation, la surface patinée, témoignant d’un long usage rituel. Le contexte d’utilisation de ce masque utilisation au sein de la société Tabwa n’a pas révélé tous ses secrets, et sa fonction a probablement évolué au fil des générations. Représentant une belle femme civilisée, il a dû être associé à différentes missions durant sa longue vie rituelle ; il était sans doute question de fertilité et de fécondité, deux thèmes très présents dans la société Tabwa. Cette oeuvre, emblématique de la culture Tabwa, constitue un témoignage exceptionnel et unique de leur génie artistique.