Lot Essay
« Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace ». - Nicolas de Staël
Réalisé à Paris pendant l'été 1954, Quai de Grenelle est l'un des derniers tableaux que Nicolas de Staël peint en hommage à la ville qui fut la sienne durant près de vingt ans. Avec une palette sobre et lumineuse, restreinte à quelques touches de bleu-gris, de vert, de rouge et de terre d'ombre brûlée, l'artiste traduit ici une vue de la Seine depuis le XVe arrondissement. Cet horizon urbain qui oscille entre abstraction et figuration est parfaitement représentatif du virage radical que prend son art à la toute fin de sa carrière, alors qu'il se tourne vers des sujets ancrés dans la réalité tangible : notamment le paysage et la nature morte. Des bâtiments, des arbres et quelques lointains monuments apparaissent en l'occurrence le long des berges de Seine, dans une enfilade de plans de couleurs. Réduits à de simples formes géométriques carrées ou rectangulaires, ces éléments échafaudent une mosaïque complexe, se superposant comme des pierres sur la surface de la toile. Peinte un an seulement avant le décès tragique de Staël en 1955, à l'âge de 41 ans, cette œuvre témoigne d'une époque déterminante et fructueuse pour sa trajectoire d'artiste, tant sur le plan stylistique que commercial.
Né en 1914 à Saint-Pétersbourg, Staël fuit la Russie avec sa famille au lendemain de la révolution de 1917. Après une période d'exil en Pologne suivie de longues années formatrices à Bruxelles, il découvre les Pays-Bas puis la France avant de s'établir définitivement à Paris en 1938, où il se fait bientôt connaître pour son abstraction singulière. Inspiré par la fragmentation des formes du cubisme analytique et les compositions colorées du père de l'orphisme Robert Delaunay, Staël met au point une technique innovante qui consiste à faire glisser sur la toile d'épaisses couches d'huiles, très empâtées, à l'aide d'un couteau. Les pérégrinations de sa jeunesse, au gré desquelles il a pu découvrir les tableaux de Vermeer, Hals, Van Gogh, Cézanne, Soutine ou Braque, l'ont doté d'une conception subtile et très technique de la couleur : une sensibilité qu'il cultivera tout au long de sa vie. « C’est indispensable de savoir les lois des couleurs, écrit-il. […] Pour une petite toile que Van Gogh a au musée de La Haye on a des notes d’orchestration de lui pendant deux pages. Chaque couleur a sa raison d’être » (lettre de Nicolas de Staël à Madame Fricero, 30 novembre 1936, in F. de Staël, éd., Nicolas de Staël : Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel, 1997, pp. 798-799). Ici, l'éclat rouge électrique qui vient galvaniser le panorama parisien est révélatrice de cette maîtrise virtuose des harmonies chromatiques, pour laquelle Staël est largement reconnu.
Le début des années 1950 est jalonné de triomphes qui viennent asseoir sa réputation. En 1952, l'exposition que Staël présente au Salon de mai de Paris – l'une des plus mémorables de sa carrière – est notamment encensée par la critique. L'année suivante, il traverse l'Atlantique pour sa toute première exposition personnelle à New York, à la galerie Knoedler, et signe un contrat d'exclusivité avec l'éminent marchand d'art américain Paul Rosenberg. Le fait que ce dernier ait longtemps représenté les monstres sacrés de l'art moderne que sont Picasso, Braque ou Matisse n'est évidemment pas pour lui déplaire. Face à cette demande accrue, la surface des toiles tardives de Staël se font plus lisses, leur touche plus vibrante, plus enlevée.
En 1952, l'artiste assiste à un match de football historique entre la France et la Suède au Parc des Princes. Le va-et-vient des joueurs, qu'il aperçoit depuis les gradins, laisse sur lui une empreinte profonde. L'image de leurs corps en mouvement, résumés à des taches de couleurs qui s'entremêlent et se répandent de part et d'autre de l'étendue plane du terrain, éveille un intérêt renouvelé pour l'expression figurative. Au crépuscule de sa vie, ses compositions plongent dès lors volontiers dans le monde théâtral des athlètes, des ballerines, des orchestres, ou dans celui, plus ordinaire, de la nature morte et du paysage. L'historien de l'art André Chastel estime que « Staël aimait [...] les grands spectacles de la nature ou de la foule, le moment ‘synesthésique’ et complexe où, dans le paysage, dans un match, dans un concert, se croisent, se heurtent, se combinent toutes sortes de partitions ». En découle une certaine vision de l'abstraction, dont Quai de Grenelle constitue un exemple exceptionnel.
"I do not set up abstract painting in opposition to figurative. A painting should be both abstract and figurative: abstract to the extent that it is a flat surface, figurative to the extent that it is a representation of space.’’ - Nicolas de Staël
Painted in Paris in the summer of 1954, Quai de Grenelle is one of Nicolas de Staël’s final odes to the city he called home for almost twenty years. With a cool, luminous palette of celadon blue, green, burnt umber and red, the artist conjures a view of the Seine from the 15th arrondissement. The cityscape flits between abstraction and figuration, reflecting the distinctive turn of his late career towards real-world subjects, namely landscapes and still lives. Here, buildings, trees, and distant landmarks appear on the river bank as flat planes of colour. Simplified to geometric squares and rectangles, they form an intricate tessellation, layering like stones over the canvas surface. Painted just a year before de Staël’s tragic and premature death in 1955, the present work reflects a period of pivotal stylistic development and commercial success for the artist.
Born in St Petersburg in 1914, de Staël and his family fled Russia with the break of the Revolution in 1917. They emigrated to Poland, and the artist later relocated to Brussels, and then Holland and France, settling in Paris in 1938. He quickly became known for his unique abstract style. Inspired by the formal dissections of analytical Cubism, and the vibrant compositions of Orphism co-founder Robert Delaunay, he developed a technique using a palette knife to drag thick, impasto layers of oil over the canvas. Through his peripatetic upbringing, de Staël nurtured a deep and technical appreciation for colour that he sustained throughout his career, encountering the paintings of Vermeer, Hals, van Gogh, as well as Cézanne, Soutine and Braque. ‘One absolutely must know the laws of colour,’ he wrote; ‘… For one small canvas of van Gogh’s in the Hague Museum we have two pages of his notes on its orchestration. Each colour has its reason’ (Letter from Nicolas de Staël to Mme. Fricero, 30 November 1936, in F. de Staël, ed., Nicolas de Staël: Catalogue Raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel 1997, pp. 798-799). Injecting the present scene with a pulse of electric red, de Staël demonstrates the mastery of chromatic balance for which he is widely celebrated.
The first half of the 1950s was marked by a string of critical triumphs. In 1952, the artist presented what would be remembered as one of his most significant exhibitions at the Salon de mai in Paris. In 1953, he travelled to New York to hang his first solo show in the city at the Knoedler Gallery, and that same year, he accepted an offer of exclusive dealership from renowned New York art dealer Paul Rosenberg. Rosenberg’s representation of Modernist titans from Picasso and Braque to Matisse greatly appealed to de Staël’s own tastes. Responding to this heightened demand, de Staël’s late paintings are characterised by smoother surfaces, alive with animated brushwork.
In 1952, the artist had watched the historic France-Sweden football game at the Parc des Princes stadium. Observing the players from above, he was deeply impacted by the impression of bodies in motion. Reduced to intersecting forms of colour, arranged over the flat tableau of the pitch, this vision precipitated a newfound interest in the figurative. In the years before his death, his canvases turned to the theatrical domains of athletes, ballerinas, orchestras, as well as the everyday in numerous landscapes and still lives. Art historian André Chastel reflected, ‘Staël loved ... the “synesthetic” and complex moment when, in the landscape, in a match, in a concert, all kinds of scores intersect, collide, and combine’ (A. Chastel, ‘Présentation par André Chastel’, Nicolas de Staël, Paris 1968, p. 20). Quai de Grenelle offers an exceptional example of this abstract vision.
Réalisé à Paris pendant l'été 1954, Quai de Grenelle est l'un des derniers tableaux que Nicolas de Staël peint en hommage à la ville qui fut la sienne durant près de vingt ans. Avec une palette sobre et lumineuse, restreinte à quelques touches de bleu-gris, de vert, de rouge et de terre d'ombre brûlée, l'artiste traduit ici une vue de la Seine depuis le XVe arrondissement. Cet horizon urbain qui oscille entre abstraction et figuration est parfaitement représentatif du virage radical que prend son art à la toute fin de sa carrière, alors qu'il se tourne vers des sujets ancrés dans la réalité tangible : notamment le paysage et la nature morte. Des bâtiments, des arbres et quelques lointains monuments apparaissent en l'occurrence le long des berges de Seine, dans une enfilade de plans de couleurs. Réduits à de simples formes géométriques carrées ou rectangulaires, ces éléments échafaudent une mosaïque complexe, se superposant comme des pierres sur la surface de la toile. Peinte un an seulement avant le décès tragique de Staël en 1955, à l'âge de 41 ans, cette œuvre témoigne d'une époque déterminante et fructueuse pour sa trajectoire d'artiste, tant sur le plan stylistique que commercial.
Né en 1914 à Saint-Pétersbourg, Staël fuit la Russie avec sa famille au lendemain de la révolution de 1917. Après une période d'exil en Pologne suivie de longues années formatrices à Bruxelles, il découvre les Pays-Bas puis la France avant de s'établir définitivement à Paris en 1938, où il se fait bientôt connaître pour son abstraction singulière. Inspiré par la fragmentation des formes du cubisme analytique et les compositions colorées du père de l'orphisme Robert Delaunay, Staël met au point une technique innovante qui consiste à faire glisser sur la toile d'épaisses couches d'huiles, très empâtées, à l'aide d'un couteau. Les pérégrinations de sa jeunesse, au gré desquelles il a pu découvrir les tableaux de Vermeer, Hals, Van Gogh, Cézanne, Soutine ou Braque, l'ont doté d'une conception subtile et très technique de la couleur : une sensibilité qu'il cultivera tout au long de sa vie. « C’est indispensable de savoir les lois des couleurs, écrit-il. […] Pour une petite toile que Van Gogh a au musée de La Haye on a des notes d’orchestration de lui pendant deux pages. Chaque couleur a sa raison d’être » (lettre de Nicolas de Staël à Madame Fricero, 30 novembre 1936, in F. de Staël, éd., Nicolas de Staël : Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel, 1997, pp. 798-799). Ici, l'éclat rouge électrique qui vient galvaniser le panorama parisien est révélatrice de cette maîtrise virtuose des harmonies chromatiques, pour laquelle Staël est largement reconnu.
Le début des années 1950 est jalonné de triomphes qui viennent asseoir sa réputation. En 1952, l'exposition que Staël présente au Salon de mai de Paris – l'une des plus mémorables de sa carrière – est notamment encensée par la critique. L'année suivante, il traverse l'Atlantique pour sa toute première exposition personnelle à New York, à la galerie Knoedler, et signe un contrat d'exclusivité avec l'éminent marchand d'art américain Paul Rosenberg. Le fait que ce dernier ait longtemps représenté les monstres sacrés de l'art moderne que sont Picasso, Braque ou Matisse n'est évidemment pas pour lui déplaire. Face à cette demande accrue, la surface des toiles tardives de Staël se font plus lisses, leur touche plus vibrante, plus enlevée.
En 1952, l'artiste assiste à un match de football historique entre la France et la Suède au Parc des Princes. Le va-et-vient des joueurs, qu'il aperçoit depuis les gradins, laisse sur lui une empreinte profonde. L'image de leurs corps en mouvement, résumés à des taches de couleurs qui s'entremêlent et se répandent de part et d'autre de l'étendue plane du terrain, éveille un intérêt renouvelé pour l'expression figurative. Au crépuscule de sa vie, ses compositions plongent dès lors volontiers dans le monde théâtral des athlètes, des ballerines, des orchestres, ou dans celui, plus ordinaire, de la nature morte et du paysage. L'historien de l'art André Chastel estime que « Staël aimait [...] les grands spectacles de la nature ou de la foule, le moment ‘synesthésique’ et complexe où, dans le paysage, dans un match, dans un concert, se croisent, se heurtent, se combinent toutes sortes de partitions ». En découle une certaine vision de l'abstraction, dont Quai de Grenelle constitue un exemple exceptionnel.
"I do not set up abstract painting in opposition to figurative. A painting should be both abstract and figurative: abstract to the extent that it is a flat surface, figurative to the extent that it is a representation of space.’’ - Nicolas de Staël
Painted in Paris in the summer of 1954, Quai de Grenelle is one of Nicolas de Staël’s final odes to the city he called home for almost twenty years. With a cool, luminous palette of celadon blue, green, burnt umber and red, the artist conjures a view of the Seine from the 15th arrondissement. The cityscape flits between abstraction and figuration, reflecting the distinctive turn of his late career towards real-world subjects, namely landscapes and still lives. Here, buildings, trees, and distant landmarks appear on the river bank as flat planes of colour. Simplified to geometric squares and rectangles, they form an intricate tessellation, layering like stones over the canvas surface. Painted just a year before de Staël’s tragic and premature death in 1955, the present work reflects a period of pivotal stylistic development and commercial success for the artist.
Born in St Petersburg in 1914, de Staël and his family fled Russia with the break of the Revolution in 1917. They emigrated to Poland, and the artist later relocated to Brussels, and then Holland and France, settling in Paris in 1938. He quickly became known for his unique abstract style. Inspired by the formal dissections of analytical Cubism, and the vibrant compositions of Orphism co-founder Robert Delaunay, he developed a technique using a palette knife to drag thick, impasto layers of oil over the canvas. Through his peripatetic upbringing, de Staël nurtured a deep and technical appreciation for colour that he sustained throughout his career, encountering the paintings of Vermeer, Hals, van Gogh, as well as Cézanne, Soutine and Braque. ‘One absolutely must know the laws of colour,’ he wrote; ‘… For one small canvas of van Gogh’s in the Hague Museum we have two pages of his notes on its orchestration. Each colour has its reason’ (Letter from Nicolas de Staël to Mme. Fricero, 30 November 1936, in F. de Staël, ed., Nicolas de Staël: Catalogue Raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel 1997, pp. 798-799). Injecting the present scene with a pulse of electric red, de Staël demonstrates the mastery of chromatic balance for which he is widely celebrated.
The first half of the 1950s was marked by a string of critical triumphs. In 1952, the artist presented what would be remembered as one of his most significant exhibitions at the Salon de mai in Paris. In 1953, he travelled to New York to hang his first solo show in the city at the Knoedler Gallery, and that same year, he accepted an offer of exclusive dealership from renowned New York art dealer Paul Rosenberg. Rosenberg’s representation of Modernist titans from Picasso and Braque to Matisse greatly appealed to de Staël’s own tastes. Responding to this heightened demand, de Staël’s late paintings are characterised by smoother surfaces, alive with animated brushwork.
In 1952, the artist had watched the historic France-Sweden football game at the Parc des Princes stadium. Observing the players from above, he was deeply impacted by the impression of bodies in motion. Reduced to intersecting forms of colour, arranged over the flat tableau of the pitch, this vision precipitated a newfound interest in the figurative. In the years before his death, his canvases turned to the theatrical domains of athletes, ballerinas, orchestras, as well as the everyday in numerous landscapes and still lives. Art historian André Chastel reflected, ‘Staël loved ... the “synesthetic” and complex moment when, in the landscape, in a match, in a concert, all kinds of scores intersect, collide, and combine’ (A. Chastel, ‘Présentation par André Chastel’, Nicolas de Staël, Paris 1968, p. 20). Quai de Grenelle offers an exceptional example of this abstract vision.