Lot Essay
« Beaucoup de gens disent que dans la peinture abstraite, il n’y a rien. Quant à moi, je sais que si ma vie était trois fois plus longue, elle ne m’aurait pas suffi à dire tout ce que j’y vois. » - Serge Poliakoff
Fondé sur un agencement dynamique de rouges vifs, de noirs veloutés et de gris chatoyants, ce tableau de 1957 est un très bel exemple de l'abstraction lyrique de Serge Poliakoff. À l'heure où le succès de l'artiste s'affirme de plus en plus à l'international, Rouge et gris témoigne de la maîtrise intuitive de la couleur qui fait toute la singularité de son expression. Sous ses airs paisibles, la composition est comme traversée d'un frisson, d'une tension subtile. Denses, presque palpables, deux nuances légèrement distinctes de carmin remplissent en grande partie la surface peinte. Sur le côté gauche du panneau, les formes grises et noires imbriquées déploient leurs silhouettes vaguement géométriques, la rencontre de leurs ombres et de leurs lumières faisant naître dans l'espace une friction, entre attraction et répulsion. Poliakoff applique ici ses savants mélanges de teintes en variant sa touche, tour à tour duveteuse, fluide ou granuleuse, afin de jouer sur la versatilité des textures et des effets chromatiques. Sa palette rappelle les riches pigments de cinabre et de cochenille si présents dans les icônes des églises orthodoxes de son enfance. Rouge et gris fera en 1958 quelques apparitions dans les musées de Hambourg, de Copenhague et de Düsseldorf ; trente ans plus tard, elle figurera dans une rétrospective de Poliakoff au Seibu Museum of Art de Tokyo et au Tsukashin Hall d'Amagasaki, au Japon.
Né en 1900 dans une famille nombreuse de l'élite moscovite, Poliakoff fuit la Russie après la révolution bolchévique. Il se retrouve bientôt à Constantinople, puis à Sofia, Belgrade, Vienne, Berlin, où il gagne sa vie en accompagnant sa tante, chanteuse professionnelle, à la guitare. Il s'installe par la suite à Paris, où il intègre en 1929 l'académie de la Grande Chaumière à Montparnasse, pour y étudier la peinture. En 1933, les enseignements de l'ancien « fauve » Othon Friesz à l'académie Frochot ont un impact profond sur sa conception de la couleur ; une sensibilité qu'il affine plus encore à la Slade School of Fine Art de Londres, où il se forme entre 1935 et 1937. Il se passionne durant cette période pour les primitifs italiens – Cimabue, Giotto – et les sarcophages égyptiens, dont il admire l'éclat des teintes au British Museum. À son retour à Paris, Poliakoff se lie d'amitié avec Robert et Sonia Delaunay, dont les recherches autour de la couleur pure, comme un moyen d'approfondir l'espace et de faire « vibrer » la peinture, auront sur son art une influence non moins déterminante. En 1952, la découverte au Musée d’Art Moderne de Composition suprématiste : Blanc sur blanc de Kasimir Malevitch est tout aussi décisive, et confirme ce que Poliakoff pressentait déjà : que c'est bien sa « palpitation » qui anime la surface d'un tableau, même en l'absence de couleurs.
Dans les années 1950, les expositions collectives et personnelles (France, Belgique, Italie, Pays-Bas, États-Unis...) se multiplient et prennent une ampleur internationale ; le voilà enfin libre de se consacrer entièrement à la peinture. Si ce succès permet à Poliakoff de renoncer à son activité de guitariste, son sens musical ne cessera d'alimenter son langage visuel. Rouge et gris dégage en ce sens quelque chose de profondément mélodique. L'ensemble est empreint d'une harmonie délicate, suscitée par l'interaction rythmique entre les formes et les tonalités. Un an après la réalisation de ce tableau, il concevra les décors du ballet de Marius Constant, Contrepoint, chorégraphié par Roland Petit. Comme les fresques italiennes, les icônes lumineuses et l'orphisme versicolore dont Poliakoff s'est tant nourri, Rouge et gris touche à quelque chose d'ineffable, à la lisière du spirituel. « Quand un tableau est silencieux, disait-il, cela signifie qu’il est réussi. Certains de mes tableaux commencent par le tumulte. Ils sont explosifs. Mais je ne suis satisfait que lorsqu’ils deviennent silencieux. Une forme doit s’écouter et non pas se voir » (S. Poliakoff in M. Ragon, Le Regard et la mémoire, Paris, 1956, p. 56).
''Many say that there is nothing in abstract painting, but I know that if my life were three times longer it would not be long enough for me to express everything I see in it.'' - Serge Poliakoff
With its dynamic patchwork of vivid reds, velvety blacks and shimmering greys, Rouge et Gris (1957) is an elegant example of Serge Poliakoff’s lyrical abstract practice. It was painted in the decade the artist rose to international prominence, and exemplifies the intuitive mastery of colour that defined his oeuvre. The serene composition vibrates with quiet tensions. Two tactile, subtly different reds fill much of the picture, which is painted on panel. To the left, interlocking shapes in grey and black form softly geometric silhouettes, their light and darkness creating a spatial push and pull. Poliakoff applies carefully-mixed colours with strokes that are by turns feathered, granular and smooth, forming an active interplay of textural and tonal effects. His palette echoes the rich cinnabar and cochineal pigments of the Russian icon paintings he knew well in his youth. Rouge et Gris was exhibited across museums in Hamburg, Copenhagen and Düsseldorf in 1958, and was included in Poliakoff’s solo exhibition at the Seibu Museum of Art, Tokyo and Tsukashin Hall, Amagasaki in Japan in 1988.
Born into a large, wealthy family in Moscow in 1900, Poliakoff fled Russia after the 1917 revolution. He lived in Constantinople, Sofia, Belgrade, Vienna and Berlin, earning his income by accompanying his aunt—who was a singer—on the guitar. He eventually settled in Paris, and in 1929 enrolled at the Académie de la Grande Chaumière in Montparnasse to study painting. In 1933 he was taught at the Académie Frochot by the former Fauvist Othon Friesz, who influenced his awareness of colour. Poliakoff sharpened his eye further at the Slade School of Fine Art in London, where he studied between 1935 and 1937. He developed a growing admiration for early Italian painters such as Cimabue and Giotto, and he was fascinated by the brightly-painted Egyptian sarcophagi in the British Museum. Following his return to Paris, he began an important friendship with Robert and Sonia Delaunay, whose chromatic theories—exploring the purity of colour as a means to create spatial depth and vibration—were another formative influence. So, too, was Kazimir Malevich’s Suprematist Composition: White on White (1918), which he saw in an exhibition at the Musée d’Art Moderne de Paris in 1952. This encounter confirmed for Poliakoff that the ‘vibration’ of a painting was what gave it life, even in the absence of colour.
By the 1950s, Poliakoff was painting full-time. He participated in group shows across the world, and staged solo exhibitions in France, Belgium, Milan, Amsterdam and New York. While this success meant he was able to give up his career as a guitarist, his musical sensibility continued to inform his paintings. The present work’s surface is resolved into melodic resonance, its shapes finely balanced in their rhythm and tone. The following year, Poliakoff would design the sets for Marius Constant’s ballet Contrepoint, choreographed by Roland Petit. Like the ancient frescoes, luminous icons and vibrant Orphism that inspired Poliakoff, Rouge et Gris attains an almost spiritual radiance. ‘When a painting is silent,’ he said, ‘it means that it is successful. Some of my paintings begin with tumult. They are explosive. But I am only satisfied when they become silent. A form must be listened to and not seen’ (S. Poliakoff quoted in M. Ragon, Le regard et la mémoire, Paris 1956, p. 56).
Fondé sur un agencement dynamique de rouges vifs, de noirs veloutés et de gris chatoyants, ce tableau de 1957 est un très bel exemple de l'abstraction lyrique de Serge Poliakoff. À l'heure où le succès de l'artiste s'affirme de plus en plus à l'international, Rouge et gris témoigne de la maîtrise intuitive de la couleur qui fait toute la singularité de son expression. Sous ses airs paisibles, la composition est comme traversée d'un frisson, d'une tension subtile. Denses, presque palpables, deux nuances légèrement distinctes de carmin remplissent en grande partie la surface peinte. Sur le côté gauche du panneau, les formes grises et noires imbriquées déploient leurs silhouettes vaguement géométriques, la rencontre de leurs ombres et de leurs lumières faisant naître dans l'espace une friction, entre attraction et répulsion. Poliakoff applique ici ses savants mélanges de teintes en variant sa touche, tour à tour duveteuse, fluide ou granuleuse, afin de jouer sur la versatilité des textures et des effets chromatiques. Sa palette rappelle les riches pigments de cinabre et de cochenille si présents dans les icônes des églises orthodoxes de son enfance. Rouge et gris fera en 1958 quelques apparitions dans les musées de Hambourg, de Copenhague et de Düsseldorf ; trente ans plus tard, elle figurera dans une rétrospective de Poliakoff au Seibu Museum of Art de Tokyo et au Tsukashin Hall d'Amagasaki, au Japon.
Né en 1900 dans une famille nombreuse de l'élite moscovite, Poliakoff fuit la Russie après la révolution bolchévique. Il se retrouve bientôt à Constantinople, puis à Sofia, Belgrade, Vienne, Berlin, où il gagne sa vie en accompagnant sa tante, chanteuse professionnelle, à la guitare. Il s'installe par la suite à Paris, où il intègre en 1929 l'académie de la Grande Chaumière à Montparnasse, pour y étudier la peinture. En 1933, les enseignements de l'ancien « fauve » Othon Friesz à l'académie Frochot ont un impact profond sur sa conception de la couleur ; une sensibilité qu'il affine plus encore à la Slade School of Fine Art de Londres, où il se forme entre 1935 et 1937. Il se passionne durant cette période pour les primitifs italiens – Cimabue, Giotto – et les sarcophages égyptiens, dont il admire l'éclat des teintes au British Museum. À son retour à Paris, Poliakoff se lie d'amitié avec Robert et Sonia Delaunay, dont les recherches autour de la couleur pure, comme un moyen d'approfondir l'espace et de faire « vibrer » la peinture, auront sur son art une influence non moins déterminante. En 1952, la découverte au Musée d’Art Moderne de Composition suprématiste : Blanc sur blanc de Kasimir Malevitch est tout aussi décisive, et confirme ce que Poliakoff pressentait déjà : que c'est bien sa « palpitation » qui anime la surface d'un tableau, même en l'absence de couleurs.
Dans les années 1950, les expositions collectives et personnelles (France, Belgique, Italie, Pays-Bas, États-Unis...) se multiplient et prennent une ampleur internationale ; le voilà enfin libre de se consacrer entièrement à la peinture. Si ce succès permet à Poliakoff de renoncer à son activité de guitariste, son sens musical ne cessera d'alimenter son langage visuel. Rouge et gris dégage en ce sens quelque chose de profondément mélodique. L'ensemble est empreint d'une harmonie délicate, suscitée par l'interaction rythmique entre les formes et les tonalités. Un an après la réalisation de ce tableau, il concevra les décors du ballet de Marius Constant, Contrepoint, chorégraphié par Roland Petit. Comme les fresques italiennes, les icônes lumineuses et l'orphisme versicolore dont Poliakoff s'est tant nourri, Rouge et gris touche à quelque chose d'ineffable, à la lisière du spirituel. « Quand un tableau est silencieux, disait-il, cela signifie qu’il est réussi. Certains de mes tableaux commencent par le tumulte. Ils sont explosifs. Mais je ne suis satisfait que lorsqu’ils deviennent silencieux. Une forme doit s’écouter et non pas se voir » (S. Poliakoff in M. Ragon, Le Regard et la mémoire, Paris, 1956, p. 56).
''Many say that there is nothing in abstract painting, but I know that if my life were three times longer it would not be long enough for me to express everything I see in it.'' - Serge Poliakoff
With its dynamic patchwork of vivid reds, velvety blacks and shimmering greys, Rouge et Gris (1957) is an elegant example of Serge Poliakoff’s lyrical abstract practice. It was painted in the decade the artist rose to international prominence, and exemplifies the intuitive mastery of colour that defined his oeuvre. The serene composition vibrates with quiet tensions. Two tactile, subtly different reds fill much of the picture, which is painted on panel. To the left, interlocking shapes in grey and black form softly geometric silhouettes, their light and darkness creating a spatial push and pull. Poliakoff applies carefully-mixed colours with strokes that are by turns feathered, granular and smooth, forming an active interplay of textural and tonal effects. His palette echoes the rich cinnabar and cochineal pigments of the Russian icon paintings he knew well in his youth. Rouge et Gris was exhibited across museums in Hamburg, Copenhagen and Düsseldorf in 1958, and was included in Poliakoff’s solo exhibition at the Seibu Museum of Art, Tokyo and Tsukashin Hall, Amagasaki in Japan in 1988.
Born into a large, wealthy family in Moscow in 1900, Poliakoff fled Russia after the 1917 revolution. He lived in Constantinople, Sofia, Belgrade, Vienna and Berlin, earning his income by accompanying his aunt—who was a singer—on the guitar. He eventually settled in Paris, and in 1929 enrolled at the Académie de la Grande Chaumière in Montparnasse to study painting. In 1933 he was taught at the Académie Frochot by the former Fauvist Othon Friesz, who influenced his awareness of colour. Poliakoff sharpened his eye further at the Slade School of Fine Art in London, where he studied between 1935 and 1937. He developed a growing admiration for early Italian painters such as Cimabue and Giotto, and he was fascinated by the brightly-painted Egyptian sarcophagi in the British Museum. Following his return to Paris, he began an important friendship with Robert and Sonia Delaunay, whose chromatic theories—exploring the purity of colour as a means to create spatial depth and vibration—were another formative influence. So, too, was Kazimir Malevich’s Suprematist Composition: White on White (1918), which he saw in an exhibition at the Musée d’Art Moderne de Paris in 1952. This encounter confirmed for Poliakoff that the ‘vibration’ of a painting was what gave it life, even in the absence of colour.
By the 1950s, Poliakoff was painting full-time. He participated in group shows across the world, and staged solo exhibitions in France, Belgium, Milan, Amsterdam and New York. While this success meant he was able to give up his career as a guitarist, his musical sensibility continued to inform his paintings. The present work’s surface is resolved into melodic resonance, its shapes finely balanced in their rhythm and tone. The following year, Poliakoff would design the sets for Marius Constant’s ballet Contrepoint, choreographed by Roland Petit. Like the ancient frescoes, luminous icons and vibrant Orphism that inspired Poliakoff, Rouge et Gris attains an almost spiritual radiance. ‘When a painting is silent,’ he said, ‘it means that it is successful. Some of my paintings begin with tumult. They are explosive. But I am only satisfied when they become silent. A form must be listened to and not seen’ (S. Poliakoff quoted in M. Ragon, Le regard et la mémoire, Paris 1956, p. 56).