Lot Essay
"Il ne faut en aucun cas considérer le tableau comme un espace de projection de notre propre théâtre mental. Il s'agit plutôt d'un espace de liberté, où l'on peut partir à la découverte de nos images premières." - Piero Manzoni
Conservé depuis plus de quarante ans dans la collection d'Edzard et Helga Reuter, cet Achrome tardif de Piero Manzoni est une œuvre particulièrement saisissante issue de son emblématique série de toiles monochromes. Lorsqu’il se lance à l’automne 1957 dans ses tout premiers Achromes, Manzoni manipule directement la toile, la plissant, la froissant, la pliant pour obtenir des variations infinies de formes, après avoir plongé le tout dans du kaolin liquide, une argile blanche utilisée dans la fabrication de la porcelaine. Par la suite, il se met à glisser dans ces œuvres « achromatiques » des matériaux incolores tels que le coton, la fibre de verre, le feutre ou, en l'occurrence, des billes de polystyrène. Appliquées à la surface du support, ici, les minuscules sphères translucides produisent l'effet d'une patine effervescente ; concentrées au centre de la composition, elles fourmillent de part et d'autre de la toile, telles des bulles d’air se précipitant vers la surface de l'eau. Le kaolin épouse parfaitement les courbes du polystyrène, s’infiltrant et s'accumulant dans les interstices entre les billes. Aux extrémités supérieure et inférieure, la fibre brute de la toile laisse entrevoir sa trame, comme fossilisée dans l'éternité de l'argile. En émane une impression d'énergie contenue, d'ébullition étouffée, comme si ces pelotes figées dans leur élan pouvaient à tout moment se libérer, et bondir hors du cadre qui les retient.
Cet Achrome de 1962 voit le jour quelques mois avant la mort tragique de Manzoni, à l’âge de vingt-neuf ans seulement. L'œuvre est d'abord acquise auprès de la galerie Smith de Bruxelles, qui accueille en 1963 la toute dernière exposition personnelle organisée du vivant de l'artiste. Un an plus tard, la même galerie Smith monte la première exposition posthume de Manzoni en Europe du Nord, où figurent deux Achromes réalisés à partir de billes de polystyrène (dont l'un présente des dimensions identiques à celles de cette œuvre). Depuis, cet Achrome a été exposé dans un grand nombre d'institutions majeures, notamment lors de la rétrospective itinérantsentée de 1969-1970, présentée successivement au Van Abbemuseum d'Eindhoven, au Städtisches Museum de Mönchengladbach, au Kunstverein d'Hanovre et au Stedelijk Museum, d'Amsterdam. Il a également figuré en 2007 dans la rétrospective de Manzoni au Museo d'Arte Contemporanea Donna Regina de Naples, et à celle du Städel Museum de Francfort en 2013, ainsi que dans de nombreuses expositions collectives consacrées à l'art européen des années 1950 et 1960.
Si elle est essentielle à la portée poétique des Achromes, l'absence de couleur s'inscrit dans un contexte plus large : celui d'une génération d'artistes qui, dans une Europe réduite en cendres par la Seconde Guerre mondiale, cherche à faire table-rase du passé en concevant la toile comme une « page blanche ». Germano Celant estime que « l’Achrome ne présente aucune teinte, même pas le souvenir d'une couleur, rien qui puisse évoquer la nature, ni une quelconque passion de l’artiste ; il s’agit plutôt d’une surface désertique, neutre, totalement désincarnée et dépourvue de toute connotation, qui — au-delà de son évidente et prosaïque présence dans l'espace — ne renvoie à aucune histoire, ni personnelle, ni sociale » (G. Celant, ''The Body Infinite'', in Piero Manzoni, Catalogo generale, tome I, Milan, 2004, p. xxxi).
Dans les Achromes tardifs, le cadre (celui d'origine a ici été conservé) devient partie intégrante de l'œuvre : au-delà de sa fonction structurelle, il s'impose comme une sorte de frontière esthétique qui vient à la fois contenir et exalter la matière. En cultivant l'absence absolue de couleur, Manzoni affranchit la toile de toute allusion allégorique, symbolique ou figurative. Il ne la « peint » d'ailleurs pas au sens traditionnel du terme, mais l'« imbibe » de kaolin : son intervention s'arrête là où cette fusion presque sacrée des matières commence. Émancipée de la main de l'artiste, la toile s'achève ensuite par elle-même au gré du processus du séchage. En ce sens, Manzoni fait de l'œuvre d'art un objet totalement autonome : un pur « espace de liberté », sans couleur, ni dieu, ni maître.
"We absolutely cannot consider a painting to be a space in which we project our mental sets, but rather as our area of liberty, where we can go in search of our first images.'' - Piero Manzoni
Held in the collection of Helga and Edzard Reuter for over four decades, Achrome is a striking late example of Piero Manzoni’s iconic monochromatic canvases. The earliest Achromes, begun in the autumn of 1957, involved manipulation of the canvas itself, which the artist pleated and folded in various configurations after saturating it with liquid kaolin, a colourless clay commonly used in the production of porcelain. Later, Manzoni began to incorporate ‘achromatic’ materials such as cotton, fiberglass, felt, or—as in the present example—polystyrene balls. The tiny colourless spheres applied to the surface of the work impart an effervescent patina; they are densely concentrated along the horizontal centre of the work, trailing in delicate configurations towards the edges of the frame, like tiny bubbles of air rising buoyantly through deep water. The kaolin clings to the contours of the polystyrene, filtering through and pooling in the crevices formed at the points of convergence between each. Along the upper and lower extremities of the work, the kaolin fuses with the warp and weft of the raw canvas. The implication is of energy caught in perpetual tension, as though at any moment the frozen, bulbous forms might thaw, and tumble from the frame which contains them.
Achrome was executed in 1962, only the year prior to Manzoni’s tragic and untimely death at the age of just twenty-nine. It was first acquired from the Galerie Smith, Brussels, which in early 1963 held the final solo exhibition of the artist to take place during his lifetime. The following year, the gallery hosted the first posthumous solo exhibition of Manzoni’s work in Northern Europe, featuring two polystyrene dot Achromes, including one matching the dimensions of the present work. Then it has been widely exhibited in the years since, including within a major retrospective which travelled from the Van Abbemuseum, Eindhoven, to the Städtisches Museum, Mönchengladbach, the Kunstverein, Hanover, and the Stedelijk Museum, Amsterdam across 1969-1970. In addition to its inclusion in further solo retrospectives of the artist, at the Museo d'Arte Contemporanea Donna Regina, Naples (2007) and the Städel Museum, Frankfurt (2013), Achrome has been exhibited within several important group surveys of European art in the 1950s and 1960s.
The absence of colour was integral to the poetic function of the Achromes, and is reflective of the ways in which, from the rubble of the Second World War, many artists in Europe conceived of the canvas as a tabula rasa, or ‘blank slate’. Germano Celant writes: ''the Achrome presents no hue, no chromatic memory at all, nothing that might recall nature or the artist’s own passions; rather, it is a desert-like surface with utterly no resonance of fleshliness, and which—but for its own obvious, banal presence—refers to no social or personal drama'' G. Celant, ''The Body Infinite'' in Piero Manzoni, Catalogo generale, Tomo primo, Milan, 2004, p. xxxi). In the later Achromes the frame—the artist’s frame in the present work is original—became an intrinsic part of the work, not only functionally significant, but acting as a kind of aesthetic limit, enclosing and illuminating the materials it enclosed. Through the absence of colour Manzoni sought to free the canvas from any allegorical, symbolic, or illusionary implications. ‘Soaked’ rather than painted in the traditional sense, the canvas—impregnated with the liquid kaolin in a mystical fusion of matter—was left to dry without further artistic intervention. The artist becomes extraneous, and through the drying process the artwork can be seen to complete itself. In this way, Manzoni revealed the artwork to be a self-sufficient, self-signifying ''area of liberty''.
Conservé depuis plus de quarante ans dans la collection d'Edzard et Helga Reuter, cet Achrome tardif de Piero Manzoni est une œuvre particulièrement saisissante issue de son emblématique série de toiles monochromes. Lorsqu’il se lance à l’automne 1957 dans ses tout premiers Achromes, Manzoni manipule directement la toile, la plissant, la froissant, la pliant pour obtenir des variations infinies de formes, après avoir plongé le tout dans du kaolin liquide, une argile blanche utilisée dans la fabrication de la porcelaine. Par la suite, il se met à glisser dans ces œuvres « achromatiques » des matériaux incolores tels que le coton, la fibre de verre, le feutre ou, en l'occurrence, des billes de polystyrène. Appliquées à la surface du support, ici, les minuscules sphères translucides produisent l'effet d'une patine effervescente ; concentrées au centre de la composition, elles fourmillent de part et d'autre de la toile, telles des bulles d’air se précipitant vers la surface de l'eau. Le kaolin épouse parfaitement les courbes du polystyrène, s’infiltrant et s'accumulant dans les interstices entre les billes. Aux extrémités supérieure et inférieure, la fibre brute de la toile laisse entrevoir sa trame, comme fossilisée dans l'éternité de l'argile. En émane une impression d'énergie contenue, d'ébullition étouffée, comme si ces pelotes figées dans leur élan pouvaient à tout moment se libérer, et bondir hors du cadre qui les retient.
Cet Achrome de 1962 voit le jour quelques mois avant la mort tragique de Manzoni, à l’âge de vingt-neuf ans seulement. L'œuvre est d'abord acquise auprès de la galerie Smith de Bruxelles, qui accueille en 1963 la toute dernière exposition personnelle organisée du vivant de l'artiste. Un an plus tard, la même galerie Smith monte la première exposition posthume de Manzoni en Europe du Nord, où figurent deux Achromes réalisés à partir de billes de polystyrène (dont l'un présente des dimensions identiques à celles de cette œuvre). Depuis, cet Achrome a été exposé dans un grand nombre d'institutions majeures, notamment lors de la rétrospective itinérantsentée de 1969-1970, présentée successivement au Van Abbemuseum d'Eindhoven, au Städtisches Museum de Mönchengladbach, au Kunstverein d'Hanovre et au Stedelijk Museum, d'Amsterdam. Il a également figuré en 2007 dans la rétrospective de Manzoni au Museo d'Arte Contemporanea Donna Regina de Naples, et à celle du Städel Museum de Francfort en 2013, ainsi que dans de nombreuses expositions collectives consacrées à l'art européen des années 1950 et 1960.
Si elle est essentielle à la portée poétique des Achromes, l'absence de couleur s'inscrit dans un contexte plus large : celui d'une génération d'artistes qui, dans une Europe réduite en cendres par la Seconde Guerre mondiale, cherche à faire table-rase du passé en concevant la toile comme une « page blanche ». Germano Celant estime que « l’Achrome ne présente aucune teinte, même pas le souvenir d'une couleur, rien qui puisse évoquer la nature, ni une quelconque passion de l’artiste ; il s’agit plutôt d’une surface désertique, neutre, totalement désincarnée et dépourvue de toute connotation, qui — au-delà de son évidente et prosaïque présence dans l'espace — ne renvoie à aucune histoire, ni personnelle, ni sociale » (G. Celant, ''The Body Infinite'', in Piero Manzoni, Catalogo generale, tome I, Milan, 2004, p. xxxi).
Dans les Achromes tardifs, le cadre (celui d'origine a ici été conservé) devient partie intégrante de l'œuvre : au-delà de sa fonction structurelle, il s'impose comme une sorte de frontière esthétique qui vient à la fois contenir et exalter la matière. En cultivant l'absence absolue de couleur, Manzoni affranchit la toile de toute allusion allégorique, symbolique ou figurative. Il ne la « peint » d'ailleurs pas au sens traditionnel du terme, mais l'« imbibe » de kaolin : son intervention s'arrête là où cette fusion presque sacrée des matières commence. Émancipée de la main de l'artiste, la toile s'achève ensuite par elle-même au gré du processus du séchage. En ce sens, Manzoni fait de l'œuvre d'art un objet totalement autonome : un pur « espace de liberté », sans couleur, ni dieu, ni maître.
"We absolutely cannot consider a painting to be a space in which we project our mental sets, but rather as our area of liberty, where we can go in search of our first images.'' - Piero Manzoni
Held in the collection of Helga and Edzard Reuter for over four decades, Achrome is a striking late example of Piero Manzoni’s iconic monochromatic canvases. The earliest Achromes, begun in the autumn of 1957, involved manipulation of the canvas itself, which the artist pleated and folded in various configurations after saturating it with liquid kaolin, a colourless clay commonly used in the production of porcelain. Later, Manzoni began to incorporate ‘achromatic’ materials such as cotton, fiberglass, felt, or—as in the present example—polystyrene balls. The tiny colourless spheres applied to the surface of the work impart an effervescent patina; they are densely concentrated along the horizontal centre of the work, trailing in delicate configurations towards the edges of the frame, like tiny bubbles of air rising buoyantly through deep water. The kaolin clings to the contours of the polystyrene, filtering through and pooling in the crevices formed at the points of convergence between each. Along the upper and lower extremities of the work, the kaolin fuses with the warp and weft of the raw canvas. The implication is of energy caught in perpetual tension, as though at any moment the frozen, bulbous forms might thaw, and tumble from the frame which contains them.
Achrome was executed in 1962, only the year prior to Manzoni’s tragic and untimely death at the age of just twenty-nine. It was first acquired from the Galerie Smith, Brussels, which in early 1963 held the final solo exhibition of the artist to take place during his lifetime. The following year, the gallery hosted the first posthumous solo exhibition of Manzoni’s work in Northern Europe, featuring two polystyrene dot Achromes, including one matching the dimensions of the present work. Then it has been widely exhibited in the years since, including within a major retrospective which travelled from the Van Abbemuseum, Eindhoven, to the Städtisches Museum, Mönchengladbach, the Kunstverein, Hanover, and the Stedelijk Museum, Amsterdam across 1969-1970. In addition to its inclusion in further solo retrospectives of the artist, at the Museo d'Arte Contemporanea Donna Regina, Naples (2007) and the Städel Museum, Frankfurt (2013), Achrome has been exhibited within several important group surveys of European art in the 1950s and 1960s.
The absence of colour was integral to the poetic function of the Achromes, and is reflective of the ways in which, from the rubble of the Second World War, many artists in Europe conceived of the canvas as a tabula rasa, or ‘blank slate’. Germano Celant writes: ''the Achrome presents no hue, no chromatic memory at all, nothing that might recall nature or the artist’s own passions; rather, it is a desert-like surface with utterly no resonance of fleshliness, and which—but for its own obvious, banal presence—refers to no social or personal drama'' G. Celant, ''The Body Infinite'' in Piero Manzoni, Catalogo generale, Tomo primo, Milan, 2004, p. xxxi). In the later Achromes the frame—the artist’s frame in the present work is original—became an intrinsic part of the work, not only functionally significant, but acting as a kind of aesthetic limit, enclosing and illuminating the materials it enclosed. Through the absence of colour Manzoni sought to free the canvas from any allegorical, symbolic, or illusionary implications. ‘Soaked’ rather than painted in the traditional sense, the canvas—impregnated with the liquid kaolin in a mystical fusion of matter—was left to dry without further artistic intervention. The artist becomes extraneous, and through the drying process the artwork can be seen to complete itself. In this way, Manzoni revealed the artwork to be a self-sufficient, self-signifying ''area of liberty''.