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細節
GAUGUIN, Paul. Manuscrit autographe, 5 pages in-4 (275 x 211 mm.) à l'encre de chine sur deux double-feuillets de papier vergé filigranné 'Grumpert's original post'. Il est agrémenté d'un petit dessin original représentant un arbre.
IMPORTANT PROJET DE LETTRE INéDIT (fin octobre-début novembre 1884) très vraisemblablement destiné au critique d'art norvégien Andréas AUBERT (1851-1913).
VéRITABLE PROFESSION DE FOI DE GAUGUIN QUI EXPOSE ICI SA CONCEPTION DE L'ART ET DE LA POéSIE.
Victor Merlhès l'auteur de Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages (Paris: Editions de la Fondation Singer-Polignac, 1984) nous a aimablement remis une étude sur cette lettre inédite, étude que nous reproduisons ici in-extenso.
Il n'est pas sûr que ce projet de lettre ait été mis au propre et expédié mais l'intérêt du document apparaît tel que ce point reste secondaire. Car - dans un style et une ponctuation caractéristiques de cet artiste, c'est à dire parfois assez hétérodoxes - s'y trouve exposée plus longuement que dans aucune lettre antérieure la conception qu'en 1884, déjà, Gauguin se faisait de l'art et de la poésie puisque, selon le mot de Delacroix dont il s'inspire constamment: 'Qui dit un art dit une poésie. Il n'y a pas d'art sans un but poétique'.
On sait qu'en 1873 il avait épousé une jeune danoise de vingt-trois ans, Mette Gad, dont la soeur cadette, Ingeborg, devait l'année suivante devenir la femme du peintre norvégien Fritz Thaulow (1847-1906), une sorte de doux colosse un peu mou qui devint ainsi, pour quelques années, le beau-frère de Paul Gauguin. Quoique assez nomade, Thaulow résida fréquemment à Paris où les deux couples, bien sûr, se fréquentèrent. L'entière disponibilité dont jouissait le peintre norvégien et se premiers succès ne furent pas sans doute étrangers au désir de plus en plus impérieux que Gauguin éprouva de se consacrer tout entier à son art. Lorsqu'en 1883 Fritz et Ingeborg se séparèrent, Gauguin eut à s'entremettre. Thaulow logeait alors près des fortifications, au 136 de cette avenue de Villiers qui devait continuer d'accueillir tant d'artistes de 'L'Ecole du chic et du chèque', selon le mot de Jules Claretie. De fait, Thaulow avait rapidement trouvé sa mesure dans une peinture pleinairiste, sociale, parfois plaisante mais banale, sans vigueur ni hardiesse, qui emprunta beaucoup, indifféremment, à Bastien-Lepage, à Raffaëlli, à Besnard, à Monet..., dans un art que Gauguin qualifiera plus tard de fade, officiel, ignorant1, et que la fin de ce document dénonce comme 'le juste-milieu qui ne heurte personne'. On peut se demander si l'Hercule de 3 mètres qui aurait pour but la légèreté d'une jeune fille avec sa faiblesse', sur lequel ironise Gauguin deux lignes plus tôt, ne désigne pas, sans le nommer, son beau-frère.
En avril 1883, Gauguin écrit à Camille Pissarro: 'l'exposition Renoir a eu un peu moins de monde que celle de Claude Monet; j'ai vu hier chez mon beau-frère un critique d'art norvégien qui trouvait qu'on devrait mettre un tableau de Claude Monet au [musée du] Luxembourg'2. C'est à ce critique, dont le présent document nous apprend qu'il se rendit ensuite chez Gauguin à Vaugirard, que la lettre s'adresse.
Kristiana (Oslo) comptait alors moins de 80 000 habitants. Les critiques y étaient peu nombreux et beaucoup moins encore ceux que pouvait avoir émus l'art des impressionnistes. Certes, Erik Werenskiol lui avait consacré un chaleureux article dans Nyt Tidsskrift en 1882, mais cet ami de Thaulow - chez lequel il avait rencontré Mette la même année - était peintre avant d'être critique et Gauguin ne se fût pas adressé à lui dans les termes de cette lettre. Aussi le nom d'Andreas Aubert paraît-il s'imposer. Ce descendant d'émigrés français installés en Norvège au début du XIXème siècle connaissait bien Fritz Thaulow dont il avait fréquemment évoqué les toiles, dès 1880, dans les journaux de Kristiania et dont il devait longtemps suivre la carrière3. De février à avril 1883, Aubert séjourna à Paris; il y visita longuement les expositions de Boudin puis de Monet et sans doute de Renoir qui, cette année-là, précèdèrent chez Durand-Ruel les expositions individuelles de Pissarro et de Sisley. Quelques mois plus tard il donnait dans Aftenposten (21 décembre), quotidien du soir de Kristiania, son fameux article intitulé 'En impressionist', que l'on considère comme la première critique raisonnée de l'impressionnisme parue en Norvège. Elle était consacrée à Claude Monet et l'auteur y affirmait: 'Est-ce de la folie que cela? Dans ce cas, cette folie contient de la méthode. C'est tout simplement génial'4. Tout concourt donc à suggérer que la présente lettre de Gauguin ait été destinée à Andreas Aubert.
A l'heure où l'artiste prend la plume, il s'apprête à quitter la France. Après avoir perdu son emploi à la fin de l'année 1883 et après avoir onze mois durant tenté sa chance en épuisant ses économies à Rouen, il s'est résolu à l'exil. Vers la mi-novembre, il embarquera pour rejoindre à Copenhague sa famille qui l'y a devancé. Mais auparavant il fera halte en Norvège pour y voir une exposition, afin aussi d'y entrer en relation avec des peintres et avec la famille de son ex-beau-frère. Quelques semaines plus tôt, en effet, à l'instigation de Fritz, il a expédié huit toiles à Kristiania, pour l'Exposition des Beaux-Arts d'automne où seront aussi représentés A. Anker, H. Backer, G. Munthe, Diriks, Krohg, Munch, Taulow, Heyerdahl, Werenslkiold, etc. Trois de ses oeuvres seront retenues: deux natures mortes et un portrait que l'on suppose être celui de Mette en robe de soirée5. On comptera onze mille six cents entrées payantes, un chiffre très respectable. Pour sa peinture, la Scandinavie constitue un marché potentiel. Dans cette période tourmentée de sa vie, l'artiste se trouve au pied du mur, il lui faut à tout prix parvenir à convaincre et à vendre. Ainsi s'explique qu'il ait à coeur d'expliquer les racines, les motivations et les partis pris de son art au seul critique norvégien connu de lui et susceptible de lui faire bon accueil.
'Si je me rappelle exactement votre visite à Vaugirard', lui écrit-il, 'je crois que vous vous intéressez à notre peinture impressioniste; j'envoie cette année en Norvège une petite série de tableaux que Fritz veut bien exposer parmi l'école scandinave.' De la peinture française l'artiste admet ne représenter qu'un courant, 'révolutionnaire chez nous, a fortiori rouge chez vous'. Mais il affirme sa 'conviction profonde de la voie nouvelle et saine' que propose l'impressionnisme, réaction contre l'ambition de ceux qui, 'occupés de plaire aux autres avant de plaire à soi-même', ne voient dans la peinture qu'un moyen de parvenir, 'sans aucun souci de [leur] art pour les temps futurs'.
'j'ai pensé au critique et c'est à lui que je m'adresse pour lui annoncer premièrement mon arrivée [...] et en second lieu lui expliquer un peu quelles sont nos idées, afin qu'il juge notre oeuvre en connaissance de cause'. Et c'est à un exposé à la fois sommaire et ambitieux de sa vision de l'art que l'artiste s'adonne ici sur plus de quatre pages dans son style coutumier, émaillé de raccourcis et de solécismes autant que de formules brillantes et d'aperçus profonds. Le mouvement impressionniste, dit-il 'n'est pas commencé d'hier; depuis les primitifs jusqu'à la Renaissance les peintres ont suivi une voie tracée par des croyances aussi bien religieuses que politiques et le sens explicatif dans un tableau était développé avec acharnement et cela se comprend: l'homme depuis l'enfance poussait comme une plante tirant son essence de son fumier; la passion dominait. [...] Pas de collège où tout jeune on reçoit une éducation uniforme, une instruction réglementée par l'Etat, pas de moule enfin où l'homme sort à 20 ans habitué à penser comme tout le monde. Donc autrefois l'art était explicatif, descriptif et varié par suite des moeurs différentes de chaque pays; personnel parce que la passion était le côté dominant de l'artiste'.
Par la suite, entre les peintres qui se crurent 'obligés de faire des romans, de peindre des extases religieuses qu'il ne connaiss[ai]ent pas' et ceux qui, sous prétexte de naturalisme, sombrèrent dans la trivialité; entre les 'peintres commerçants' que l'aisance de la bourgeoisie fit naître par centaines et l'essor du machinisme 'qui déhabitue des choses faites à la main pour les remplacer par des choses précises, régulières', le bon goût disparut, l'art s'égara dans l'anecdote, le prosaïsme, les mathématiques et le trompe-l'oeil. De là cette spirituelle saillie... qui fait mouche: 'celui qui peint des fruits les fait plus vrais que la nature de façon que les mouches se trompent passe encore pour les mouches mais vraiment c'est honteux pour ceux qui les gobent. [...] Ceci n'est pas un art c'est de la géométrie'. Puis, reprenant la plume - APRèS AVOIR TRACé LE TRèS MODESTE CROQUIS QUI éVOQUE CERTAINS GROUPES D'ARBRES éPARS DANS SES TOILES - l'artiste entreprend de définir l'ambition des impressionnistes. Sa justification débute par le refus des médailles - c'est à dire des jurys - donc par l'affirmation de la liberté de l'artiste comme la primauté de la pensée sur l'habileté manuelle: 'notre groupe a cherché petit à petit à remonter un courant rapide et entraînant; fuir les récompenses ou médailles données comme au collège à un enfant, par celà même être libre de toute entrave - puiser dans le domaine de la fantaisie pour fuir toute idée de la machine avec un dessin qui soit plus dépendant du cerveau que de la main'.
Ainsi Gauguin oppose-t-il l'intelligence de la synthèse qui donne un sens aux choses à la mécanique sans esprit de la machine photographique. Il explique que la division du ton, chère aux impressionnistes, constitue un rejet des recettes éculées: 'une couleur de beurre pour la chair [...] un bleu anodin pour le ciel'. Il énumère et dénonce les stéréotypes en faveur où se trouvent immanquablement associés coucher de soleil et poésie, génie et grands tableaux d'histoire, contour et dessin, imagination et roman peint. 'Peut-être pour aller contre avons-nous exagéré le contraire; qui peut assurer qu'une chose est exagérée, les grands actes humains sont des exagérations'. Puis s'inspirant de Delacroix pour qui 'le but de l'artiste n'est pas de reproduire exactement les objets'6 il exprime ce qu'il cherche dans un tableau: 'on a tellement expliqué ce qu'était une pomme que nous n'avons plus à le faire. Lorsque je la peins je pense plutôt à une forme dans ma pensée, à une couleur qui s'accorde harmonieusement avec les sensations agréables que mon oeil perçoit. Toutefois j'y développe autant que possible un caractère semblable au mien, tel que la force ou la grâce. En somme moi amateur je veux le tableau qui me représente un caractère spécial d'un homme, JE N'AI PAS BESOIN DE L'IMITATION D'UNE POMME (LA NATURE VAUT MIEUX) TANDIS QUE J'AI SOIF D'UNE PARCELLE D'UN CERVEAU'.
Certes la science n'a pas livré les clefs du cerveau: 'nous sommes toujours dans le mystère à cet égard' et nous ne savons pas précisément d'où viennent nos sensations. Mais 'en général la poésie commence où nait le mystère. Chaque peintre a pour moi une langue spéciale et il ne peut faire de la littérature qu'en approfondissant sa langue'. A cet égard, l'artiste se permet de mettre en garde le critique contre ce qui lui paraît être une erreur de ses concitoyens: 'je crois que les Norvégiens ont tort de venir à Paris étudier [...] ils voient chez l'un ou l'autre ce qui leur plaît, se laissent contourner par l'opinion publique au détriment de leur nature personnelle. Chaque enfant a une fleur d'innocence que le monde ternit facilement. [...]...prendre un peu d'une école un peu d'une autre c'est additioner des poires avec des pommes. Un chef-d'oeuvre se compose de grandes qualités et de grands défauts, séparer les uns des autres c'est enlever la caractéristique'.
Le texte s'achève sur deux sentences remarquables par lesquelles s'exprime l'ardente conviction de l'artiste qui, quelques mois plus tard, allait devoir se séparer définitivement de sa famille pour accomplir son destin: 'BIEN PAUVRE EST UN ART QUI EST FONDé SUR LE SOIN, LA PRéCISION DE BONS INSTRUMENTS, la soi-disant beauté du modèle, et la diplomacie c'est-à-dire le juste milieu qui ne heurte personne. BIEN RICHE EST L'ART FORMé DE CONVICTIONS HARDIES MêME ERRONNéES, DES MYSTèRES DE LA PASSION LA NATURE VUE à TRAVERS LE VOILE DE L'âME, dégagée des habitudes d'hier; je me suis levé triste hier je veux avoir le droit de me réveiller gai demain'.
On ignore si Aubert reçut la lettre et s'il revit l'artiste à Kristiana. Ce n'est pas lui qui, en Scandinavie, rendra justice à Paul Gauguin mais le critique Danois Karl Madsen, quelques années trop tard cependant.
Les réminiscences littéraires sont multiples dans cette lettre où Gauguin fait allusion au remarquable chapitre de Notre Dame de Paris dans lequel Victor Hugo soutient que la découverte de l'imprimerie a signé le déclin de l'architecture, que le livre a tué l'édifice7. De façon plus discrète mais non moins fondamentale, Edgar Poe est aussi présent dont l'artiste a lu et relu les Marginalia auxquelles il emprunte tour à tour la dérision des fruits 'plus vrai que nature de façon que les mouches se trompent' et l'exaltation de 'la nature vue à travers le voile de l'âme'. Ces pages doivent aussi largement aux idées de Camille Pissaro ainsi, en maints endroits, qu'aux 'Fragments sur le Beau, l'Idéal et le Réalisme' de Delacroix, publiés par Piron en 1865. EN FAIT, LA PLUPART DES IDéES QUI JUSQU'à SA MORT SERONT CHèRES à GAUGUIN SE TROUVENT DANS CETTE LETTRE, qui préfigure ainsi le message de ses grands textes futurs: Avant et Après et Racontars de Rapin9.
NOTES
1- Paul Gauguin, Exposition de la Libre Esthétique, Essais d'Art Libre, février-avril 1894.
2- Correspondance de Paul Gauguin, Documents, Témoignages, t. 1, éd. établie par VICTOR MERLHES, Editions de la Fondation Singer-Polignac, Paris, 1984, lettre 33.
3- Des articles publiés par A. Aubert dans la prese de Kristiana entre 1878 et 1890 a été composé un recueil en trois volumes conservés à la bibliothèque de l'Université d'Oslo. La BIBSYS recense par ailleurs une trentaine de titres de ce critique et historien bien connu en Norvège. Remerciements à Madame Anita Kongssund de la Nasjonalgalleriet de Norvège et à M. Tove D. Johansen de la Nasjonalgalleriet qui, très complaisamment, ont bien voulu faciliter mes recherches.
4- Voir la fort intéressante thèse de M. Henri Usselmann: Complexité et Importance des contacts des Peintres Nordiques avec l'impressionnisme, Université de Göteborg, 1979, p. 53 à 55 (diffusée par Gotab Kungälv, ISBN 91-772-234-4_.
5- Katalog over Kunstudstillingen, 1884, n°30 à 32.
6- Gauguin reprendra cette phrase à Tahiti dans Diverses Choses. 7- Livre V, chapitre II, 'Ceci tuera cela'.
8- Voir V. MERLHES, Le Cahier pour Aline, Histoire et Signification, in 'A ma fille Aline ce cahier est dédié', Société des Amis de la Bibliothèque d'Art et d'Archéologie- W. Blake & Co, 1989, p. 44 à 48: 'Si j'étais amené à définir très brièvement le mot art, écrivait Poe, je l'appellerais la reproduction de ce que les sens aperçoivent dans la nature à travers le voile de l'âme. L'imitation de la nature, quelque exacte qu'elle soit, n'autorise personne à prendre le titre sacré d'artiste'.
9- Une édition en fac-similé du manuscrit de Racontars de Rapin accompagnée d'une analyse approfondie de ce texte a été publié aux éditions Avant & Après en 1994.
IMPORTANT PROJET DE LETTRE INéDIT (fin octobre-début novembre 1884) très vraisemblablement destiné au critique d'art norvégien Andréas AUBERT (1851-1913).
VéRITABLE PROFESSION DE FOI DE GAUGUIN QUI EXPOSE ICI SA CONCEPTION DE L'ART ET DE LA POéSIE.
Victor Merlhès l'auteur de Correspondance de Paul Gauguin, documents, témoignages (Paris: Editions de la Fondation Singer-Polignac, 1984) nous a aimablement remis une étude sur cette lettre inédite, étude que nous reproduisons ici in-extenso.
Il n'est pas sûr que ce projet de lettre ait été mis au propre et expédié mais l'intérêt du document apparaît tel que ce point reste secondaire. Car - dans un style et une ponctuation caractéristiques de cet artiste, c'est à dire parfois assez hétérodoxes - s'y trouve exposée plus longuement que dans aucune lettre antérieure la conception qu'en 1884, déjà, Gauguin se faisait de l'art et de la poésie puisque, selon le mot de Delacroix dont il s'inspire constamment: 'Qui dit un art dit une poésie. Il n'y a pas d'art sans un but poétique'.
On sait qu'en 1873 il avait épousé une jeune danoise de vingt-trois ans, Mette Gad, dont la soeur cadette, Ingeborg, devait l'année suivante devenir la femme du peintre norvégien Fritz Thaulow (1847-1906), une sorte de doux colosse un peu mou qui devint ainsi, pour quelques années, le beau-frère de Paul Gauguin. Quoique assez nomade, Thaulow résida fréquemment à Paris où les deux couples, bien sûr, se fréquentèrent. L'entière disponibilité dont jouissait le peintre norvégien et se premiers succès ne furent pas sans doute étrangers au désir de plus en plus impérieux que Gauguin éprouva de se consacrer tout entier à son art. Lorsqu'en 1883 Fritz et Ingeborg se séparèrent, Gauguin eut à s'entremettre. Thaulow logeait alors près des fortifications, au 136 de cette avenue de Villiers qui devait continuer d'accueillir tant d'artistes de 'L'Ecole du chic et du chèque', selon le mot de Jules Claretie. De fait, Thaulow avait rapidement trouvé sa mesure dans une peinture pleinairiste, sociale, parfois plaisante mais banale, sans vigueur ni hardiesse, qui emprunta beaucoup, indifféremment, à Bastien-Lepage, à Raffaëlli, à Besnard, à Monet..., dans un art que Gauguin qualifiera plus tard de fade, officiel, ignorant
En avril 1883, Gauguin écrit à Camille Pissarro: 'l'exposition Renoir a eu un peu moins de monde que celle de Claude Monet; j'ai vu hier chez mon beau-frère un critique d'art norvégien qui trouvait qu'on devrait mettre un tableau de Claude Monet au [musée du] Luxembourg'
Kristiana (Oslo) comptait alors moins de 80 000 habitants. Les critiques y étaient peu nombreux et beaucoup moins encore ceux que pouvait avoir émus l'art des impressionnistes. Certes, Erik Werenskiol lui avait consacré un chaleureux article dans Nyt Tidsskrift en 1882, mais cet ami de Thaulow - chez lequel il avait rencontré Mette la même année - était peintre avant d'être critique et Gauguin ne se fût pas adressé à lui dans les termes de cette lettre. Aussi le nom d'Andreas Aubert paraît-il s'imposer. Ce descendant d'émigrés français installés en Norvège au début du XIXème siècle connaissait bien Fritz Thaulow dont il avait fréquemment évoqué les toiles, dès 1880, dans les journaux de Kristiania et dont il devait longtemps suivre la carrière
A l'heure où l'artiste prend la plume, il s'apprête à quitter la France. Après avoir perdu son emploi à la fin de l'année 1883 et après avoir onze mois durant tenté sa chance en épuisant ses économies à Rouen, il s'est résolu à l'exil. Vers la mi-novembre, il embarquera pour rejoindre à Copenhague sa famille qui l'y a devancé. Mais auparavant il fera halte en Norvège pour y voir une exposition, afin aussi d'y entrer en relation avec des peintres et avec la famille de son ex-beau-frère. Quelques semaines plus tôt, en effet, à l'instigation de Fritz, il a expédié huit toiles à Kristiania, pour l'Exposition des Beaux-Arts d'automne où seront aussi représentés A. Anker, H. Backer, G. Munthe, Diriks, Krohg, Munch, Taulow, Heyerdahl, Werenslkiold, etc. Trois de ses oeuvres seront retenues: deux natures mortes et un portrait que l'on suppose être celui de Mette en robe de soirée
'Si je me rappelle exactement votre visite à Vaugirard', lui écrit-il, 'je crois que vous vous intéressez à notre peinture impressioniste; j'envoie cette année en Norvège une petite série de tableaux que Fritz veut bien exposer parmi l'école scandinave.' De la peinture française l'artiste admet ne représenter qu'un courant, 'révolutionnaire chez nous, a fortiori rouge chez vous'. Mais il affirme sa 'conviction profonde de la voie nouvelle et saine' que propose l'impressionnisme, réaction contre l'ambition de ceux qui, 'occupés de plaire aux autres avant de plaire à soi-même', ne voient dans la peinture qu'un moyen de parvenir, 'sans aucun souci de [leur] art pour les temps futurs'.
'j'ai pensé au critique et c'est à lui que je m'adresse pour lui annoncer premièrement mon arrivée [...] et en second lieu lui expliquer un peu quelles sont nos idées, afin qu'il juge notre oeuvre en connaissance de cause'. Et c'est à un exposé à la fois sommaire et ambitieux de sa vision de l'art que l'artiste s'adonne ici sur plus de quatre pages dans son style coutumier, émaillé de raccourcis et de solécismes autant que de formules brillantes et d'aperçus profonds. Le mouvement impressionniste, dit-il 'n'est pas commencé d'hier; depuis les primitifs jusqu'à la Renaissance les peintres ont suivi une voie tracée par des croyances aussi bien religieuses que politiques et le sens explicatif dans un tableau était développé avec acharnement et cela se comprend: l'homme depuis l'enfance poussait comme une plante tirant son essence de son fumier; la passion dominait. [...] Pas de collège où tout jeune on reçoit une éducation uniforme, une instruction réglementée par l'Etat, pas de moule enfin où l'homme sort à 20 ans habitué à penser comme tout le monde. Donc autrefois l'art était explicatif, descriptif et varié par suite des moeurs différentes de chaque pays; personnel parce que la passion était le côté dominant de l'artiste'.
Par la suite, entre les peintres qui se crurent 'obligés de faire des romans, de peindre des extases religieuses qu'il ne connaiss[ai]ent pas' et ceux qui, sous prétexte de naturalisme, sombrèrent dans la trivialité; entre les 'peintres commerçants' que l'aisance de la bourgeoisie fit naître par centaines et l'essor du machinisme 'qui déhabitue des choses faites à la main pour les remplacer par des choses précises, régulières', le bon goût disparut, l'art s'égara dans l'anecdote, le prosaïsme, les mathématiques et le trompe-l'oeil. De là cette spirituelle saillie... qui fait mouche: 'celui qui peint des fruits les fait plus vrais que la nature de façon que les mouches se trompent passe encore pour les mouches mais vraiment c'est honteux pour ceux qui les gobent. [...] Ceci n'est pas un art c'est de la géométrie'. Puis, reprenant la plume - APRèS AVOIR TRACé LE TRèS MODESTE CROQUIS QUI éVOQUE CERTAINS GROUPES D'ARBRES éPARS DANS SES TOILES - l'artiste entreprend de définir l'ambition des impressionnistes. Sa justification débute par le refus des médailles - c'est à dire des jurys - donc par l'affirmation de la liberté de l'artiste comme la primauté de la pensée sur l'habileté manuelle: 'notre groupe a cherché petit à petit à remonter un courant rapide et entraînant; fuir les récompenses ou médailles données comme au collège à un enfant, par celà même être libre de toute entrave - puiser dans le domaine de la fantaisie pour fuir toute idée de la machine avec un dessin qui soit plus dépendant du cerveau que de la main'.
Ainsi Gauguin oppose-t-il l'intelligence de la synthèse qui donne un sens aux choses à la mécanique sans esprit de la machine photographique. Il explique que la division du ton, chère aux impressionnistes, constitue un rejet des recettes éculées: 'une couleur de beurre pour la chair [...] un bleu anodin pour le ciel'. Il énumère et dénonce les stéréotypes en faveur où se trouvent immanquablement associés coucher de soleil et poésie, génie et grands tableaux d'histoire, contour et dessin, imagination et roman peint. 'Peut-être pour aller contre avons-nous exagéré le contraire; qui peut assurer qu'une chose est exagérée, les grands actes humains sont des exagérations'. Puis s'inspirant de Delacroix pour qui 'le but de l'artiste n'est pas de reproduire exactement les objets'
Certes la science n'a pas livré les clefs du cerveau: 'nous sommes toujours dans le mystère à cet égard' et nous ne savons pas précisément d'où viennent nos sensations. Mais 'en général la poésie commence où nait le mystère. Chaque peintre a pour moi une langue spéciale et il ne peut faire de la littérature qu'en approfondissant sa langue'. A cet égard, l'artiste se permet de mettre en garde le critique contre ce qui lui paraît être une erreur de ses concitoyens: 'je crois que les Norvégiens ont tort de venir à Paris étudier [...] ils voient chez l'un ou l'autre ce qui leur plaît, se laissent contourner par l'opinion publique au détriment de leur nature personnelle. Chaque enfant a une fleur d'innocence que le monde ternit facilement. [...]...prendre un peu d'une école un peu d'une autre c'est additioner des poires avec des pommes. Un chef-d'oeuvre se compose de grandes qualités et de grands défauts, séparer les uns des autres c'est enlever la caractéristique'.
Le texte s'achève sur deux sentences remarquables par lesquelles s'exprime l'ardente conviction de l'artiste qui, quelques mois plus tard, allait devoir se séparer définitivement de sa famille pour accomplir son destin: 'BIEN PAUVRE EST UN ART QUI EST FONDé SUR LE SOIN, LA PRéCISION DE BONS INSTRUMENTS, la soi-disant beauté du modèle, et la diplomacie c'est-à-dire le juste milieu qui ne heurte personne. BIEN RICHE EST L'ART FORMé DE CONVICTIONS HARDIES MêME ERRONNéES, DES MYSTèRES DE LA PASSION LA NATURE VUE à TRAVERS LE VOILE DE L'âME, dégagée des habitudes d'hier; je me suis levé triste hier je veux avoir le droit de me réveiller gai demain'.
On ignore si Aubert reçut la lettre et s'il revit l'artiste à Kristiana. Ce n'est pas lui qui, en Scandinavie, rendra justice à Paul Gauguin mais le critique Danois Karl Madsen, quelques années trop tard cependant.
Les réminiscences littéraires sont multiples dans cette lettre où Gauguin fait allusion au remarquable chapitre de Notre Dame de Paris dans lequel Victor Hugo soutient que la découverte de l'imprimerie a signé le déclin de l'architecture, que le livre a tué l'édifice
NOTES
1- Paul Gauguin, Exposition de la Libre Esthétique, Essais d'Art Libre, février-avril 1894.
2- Correspondance de Paul Gauguin, Documents, Témoignages, t. 1, éd. établie par VICTOR MERLHES, Editions de la Fondation Singer-Polignac, Paris, 1984, lettre 33.
3- Des articles publiés par A. Aubert dans la prese de Kristiana entre 1878 et 1890 a été composé un recueil en trois volumes conservés à la bibliothèque de l'Université d'Oslo. La BIBSYS recense par ailleurs une trentaine de titres de ce critique et historien bien connu en Norvège. Remerciements à Madame Anita Kongssund de la Nasjonalgalleriet de Norvège et à M. Tove D. Johansen de la Nasjonalgalleriet qui, très complaisamment, ont bien voulu faciliter mes recherches.
4- Voir la fort intéressante thèse de M. Henri Usselmann: Complexité et Importance des contacts des Peintres Nordiques avec l'impressionnisme, Université de Göteborg, 1979, p. 53 à 55 (diffusée par Gotab Kungälv, ISBN 91-772-234-4_.
5- Katalog over Kunstudstillingen, 1884, n°30 à 32.
6- Gauguin reprendra cette phrase à Tahiti dans Diverses Choses. 7- Livre V, chapitre II, 'Ceci tuera cela'.
8- Voir V. MERLHES, Le Cahier pour Aline, Histoire et Signification, in 'A ma fille Aline ce cahier est dédié', Société des Amis de la Bibliothèque d'Art et d'Archéologie- W. Blake & Co, 1989, p. 44 à 48: 'Si j'étais amené à définir très brièvement le mot art, écrivait Poe, je l'appellerais la reproduction de ce que les sens aperçoivent dans la nature à travers le voile de l'âme. L'imitation de la nature, quelque exacte qu'elle soit, n'autorise personne à prendre le titre sacré d'artiste'.
9- Une édition en fac-similé du manuscrit de Racontars de Rapin accompagnée d'une analyse approfondie de ce texte a été publié aux éditions Avant & Après en 1994.