DEUX HERONS EN PORCELAINE BLANCHE DE MEISSEN, POUR LE PALAIS JAPONAIS DE DRESDE CIRCA 1732R
DEUX HERONS EN PORCELAINE BLANCHE DE MEISSEN, POUR LE PALAIS JAPONAIS DE DRESDE CIRCA 1732R

Details
DEUX HERONS EN PORCELAINE BLANCHE DE MEISSEN, POUR LE PALAIS JAPONAIS DE DRESDE CIRCA 1732R
Modelés par Johann-Joachim Kändler, l'un la tête baissée attrapant une grenouille, l'autre la tête tournée vers la gauche nettoyant son plumage; chacun représenté dans un bosquet formé d'un tronc d'arbre entouré de roseaux, le socle rocailleux avec un coquillage et une grenouille, petites restaurations
Hauteurs: 62 et 75,5 cm. (22 3/8 et 29¾ in.) (2)
Provenance
Frédéric-Auguste I (1694-1733), dit "Le Fort", Electeur de Saxe et roi de Pologne, livrés pour le Palais Japonais de Dresde.

Frédéric-Auguste II (1733-1763), Electeur de Saxe et roi de Pologne.

Frédéric IV (1763-1763), Electeur de Saxe et roi de Pologne.

Frédéric-Auguste III (1763-1806), dit "Le Jeune", Electeur de Saxe et roi de Pologne, puis en 1806, roi de Saxe sous le nom de Frédéric-Auguste I.

Antoine I (1827-1836), roi de Saxe.

Frédéric-Auguste II (1836-1854), roi de Saxe.

Nos deux exemples sont très certainement:
soit la paire vendue le 6 juin 1850 au marchand Moritz Meyer;
soit celle vendue le 7 juillet 1853 au prince Anatole Demidoff.
Further details
TWO 18TH CENTURY MEISSEN WHITE PORCELAIN HERONS FOR THE JAPANESE PALACE, DRESDEN

Lot Essay

AUGUSTE LE FORT ET BOTTGER

Auguste le Fort, Electeur de Saxe et roi de Pologne était l'un des monarques les plus puissants d'Europe, sa capitale fixée à Dresde était la plus grande cité baroque du nord de l'Allemagne et sa Cour rivalisait avec celle de Versailles par son opulence et son extravagance.
Il était aussi un des plus grands collectionneurs de porcelaine asiatique de l'ouest de l'Europe, et va dépenser 100.000 thalers dans les premières années de son règne (1697-1733); ses dépenses que l'on pourrait qualifier de somptuaires, ont valu à la porcelaine le surnom de "bleeding bowl of Saxony" ou littéralement "bol sanglant de la Saxe". Sa passion va le pousser, le 19 avril 1717, jusqu'à échanger un régiment de Dragons de six cents hommes contre une sélection de cent vingt-sept porcelaines de Chine provenant des collections conservées à Charlottenbourg, du roi de Prusse Frédéric I et de son successeur Frédéric-Guillaume. Cette importante sélection, toujours à Dresde de nos jours, comprenait notamment dix-huit grands vases appelés par la suite "vases dragons".
Vers 1701 Johann-Friedrich Böttger (ancien alchimiste de Frédéric I de Prusse) s'installe à Dresde au service de Auguste le Fort. Ses recherches n'avancent pas jusqu'au jour ou essayant de produire des pierres précieuses en faisant cuire des argiles de diverses couleurs à très haute température, il découvre le secret de la porcelaine en utilisant un argile blanc: le kaolin.
Nous sommes en 1709; juste avant il avait réussi à produire un grès à l'aspect rougeoyant. C'est ce que l'on peut appeler un enfantement dans la douleur; en effet, après plusieurs années sans résultat, Auguste le Fort commençait à se lasser et l'Electeur avait si peur de perdre son "investissement" en la personne de Böttger qu'il l'avait fait emprisonner dans le château de l'Albrechtburg de Meissen: il était étroitement surveillé et ne pouvait parler qu'à très peu de personnes. Bien sûr, son calvaire ne s'est pas terminé avec la découverte et la possession de ce formidable et terrible secret, bien au contraire!



LE PALAIS JAPONAIS ET SA GRANDE GALERIE.

Grâce à cette découverte, Auguste le Fort trouve le moyen de créer le pendant de ses collections de porcelaine asiatique, mais cette fois-ci dans "sa" propre porcelaine. On pensait à l'époque que les empereurs japonais ou chinois vivaient dans des palais en porcelaine; il est évident que le but d'Auguste le Fort était de les surpasser.
Ainsi naît l'idée de la création d'un nouveau palais à Dresde, de l'autre côté de l'Elbe, appelé " Palais Japonais ", "Japanisches Palais " ou " Porzellan Schloss ". Ce projet, certainement le plus ambitieux de tous les projets d'Auguste le Fort, débute en 1725; le nouvel édifice englobe un petit palais royal plus ancien, qui présentait déjà une collection de porcelaines.
Cette réalisation était aussi symbolique: autant du point de vue politique, culturel, spirituel que temporel. Le palais comportait trente-deux pièces, disposées suivant l'Etiquette de la Cour. Chaque pièce représentait une qualité ou un état, exprimé par une couleur: le rouge pour le pouvoir, le vert pour l'humilité, le jaune pour la splendeur, le bleu pour la divinité et le pourpre pour l'autorité (la salle du trône ; où se trouvait bien sûr un trône et une pendule en porcelaine). L'édifice lui-même était décoré autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de représentations symbolisant les productions de porcelaines d'autres pays, apportées en hommage à ce nouveau palais de la Saxe.
Les porcelaines orientales devaient être présentées au rez-de-chaussée et les porcelaines de Meissen au premier étage. Quelques 35.798 pièces de porcelaine avaient été commandées à la manufacture de Meissen. Il était prévu de présenter toutes ces porcelaines suivant la manière baroque, du sol jusqu'au plafond, couvrant toutes les surfaces disponibles, et étant disposées sur des consoles ou des appliques, voire même parfois enchâssées dans les motifs de plâtre ou de stucs du décor.

Au premier étage l'enfilade comportait comme première pièce une galerie, dite Grande Galerie des animaux. En 1730, les travaux de la galerie ont déjà débuté. Elle devait contenir des exemples d'animaux locaux et exotiques, mais aussi mythiques. Le choix des animaux était fonction des qualités qui leur étaient attribuées à l'époque; le lion étant bien sûr en haut de la pyramide hiérarchique. A partir de là il était facile de faire un parallèle avec la hiérarchie à la Cour, les animaux en étant des " créatures-reflets ".
Il faut comprendre que l'idée qui prévalait à cette époque était que la société humaine et l'ordre naturel des plantes et des animaux se répondaient et se reflétaient. L'animal supérieur était bien sûr le lion, roi des bêtes; il se trouvait au pinacle de la société animale, tout comme le roi humain pouvait l'être à la Cour et dans son pays. Il était alors logique d'avoir à la Cour et dans les palais royaux des représentations de ces deux mondes sous toutes leurs formes jusqu'à avoir même des ménageries.

Il a été également suggéré que Auguste le Fort se soit inspiré du labyrinthe construit vers 1672-75 dans les jardins de Versailles pour Louis XIV, et qui présentait des animaux de taille réelle en plomb, incorporés dans des fontaines, illustrant les fables d'Esope, et comprenant: le renard et la cigogne, le coq et le dindon, le perroquet et le singe.

Auguste Le Fort meurt en 1733, le Palais Japonais inachevé. Bien que les travaux soient poursuivis par son fils Auguste III, le projet final n'est jamais terminé. Un des sculpteurs de la manufacture, Kirchner, est renvoyé en 1733 et tous les travaux sont définitivement interrompus en 1740. Il semble que le palais n'ait jamais été utilisé selon les plans d'Auguste Le Fort.
Pendant la Guerre de Sept Ans, les porcelaines sont conservées dans les réserves. La guerre terminée, le goût a changé et nous sommes dans la période néoclassique; le palais est réorganisé comme un vrai musée par le nouveau directeur de la manufacture de Meissen, Marcolini.
Durant les XIXème et XXème siècles, de nombreux duplicata ont été échangés avec divers musées européens, directement à des marchands, à des collectionneurs, ou lors de ventes aux enchères, telle la vente de la collection David Falke chez Christie's à Londres en avril 1858; cette vente comprenait de nombreux exemples d'animaux présentés (des lots 1443 à 1457), regroupés sous le titre FINE OLD WHITE DRESDEN FIGURES FROM THE JAPANESE PALACE AT DRESDEN.
C'est aussi à cette époque que nos deux modèles ont été vendus; nous en retrouvons deux traces possibles dans le registre des ventes:
-6.6.1850: an Moritz Meyer 2
-7.7.1853: an Anatol Demidoff 2




TECHNIQUE DE FABRICATION

Pour créer ces modèles, on devait tout d'abord produire un modèle en argile.
Ensuite, une équipe de sculpteurs, le découpait en plusieurs parties afin de fabriquer des moules en plâtre.
De ces moules, des éléments en porcelaine étaient produits, puis assemblés et posés si possible sur une base, avec encore la possibilité de faire un pastillage et une reparure.
Le séchage pouvait prendre trois mois pour les plus grands modèles; s'il était trop rapide, il y avait des risques de formation de fissures (ce qui est le cas des premiers exemples).
Par la suite les pièces étaient cuites deux fois: tout d'abord à 800 degrès (le dégourdi) avec ensuite l'application de l'émail; puis à 1400 degrès (celle qui risquait d'altérer les formes).

Une fois le nombre de modèles désirés produits, les moules étaient habituellement détruits, même si certains ont survécu! Une fois réalisés, les animaux pouvaient être décorés: l'Electeur voulait les animaux "dans leurs plus belles couleurs et les plus naturels possible".
Cela n'était pas un problème pour les petits sujets; mais l'était par contre pour les plus grands. En effet, la seconde cuisson fragilise la structure.
C'est la raison pour laquelle on a demandé à un laqueur du nom de Christian Reinowon d'apposer des "émaux à froid": ces émaux sont en réalité de la peinture à l'huile, couverte d'un vernis pour fixer les coloris et leur donner de la brillance (les coups de feu sont alors comblés avec un ciment).
Tous n'ont pas été décorés: Kändler, également sculpteur à la manufacture, désapprouvait ce décor, considérant qu'il faisait disparaître les qualités de la sculpture.
Finalement, probablement dès le XIXème siècle, ce décor très fragile et souvent très usé a été tout simplement enlevé.



LES SCULPTEURS ET LES HERONS

L'inventaire de 1733 recense au Palais Japonais 296 animaux et 297 oiseaux de grandes tailles (de plus de 40 cm. de hauteur).
La réalisation de ces animaux a été confiée à Gottlieb Kirchner, seule personne expérimentée et disponible pour ce travail à l'époque. Face à l'ampleur de cette tâche, on lui attribue en juin 1731, un assistant du nom de Johann-Joachim Kändler. Tout comme Kirchner, il n'avait jamais travaillé ce matériau auparavant, et s'avère très rapidement être le meilleur sculpteur de la manufacture.
L'approche de Kirchner est généralement plus idéalisée que naturaliste. Etait-il trop assujetti à l'utilisation de gravures? Kändler, collabore rapidement à l'exécution d'animaux. Son style est beaucoup plus naturaliste; il transparaît une grande liberté d'exécution dans ses modèles. Son style, développé probablement à partir d'observations faites d'après nature dans la ménagerie royale, présente des modèles très dynamiques, d'une grande précision morphologique qui s'accorde parfaitement au style baroque.

Il ne fait aucun doute que nos deux modèles de hérons (du nom latin Ardea cinerea ou Fisc-Reyher en allemand), conçus vers 1731-32, sont de Johann-Joachim Kändler. Outre le style très fluide du dessin si typique de Kändler, on retrouve ce modèle mentionné en 1732 dans les archives de la manufacture avec la mention du travail de l'artiste: "Der Modellirer Kentler aber hat einen grossen Fisch-Reyher poussiret"

Sur la liste des livraisons pour 1731-32, et sous le numéro d'inventaire du Palais Japonais N=163-W, on trouve la mention de quatorze modèles, dont trois défectueux:
"eilf Stück weisse und graue Fisch-Reyher, auf Postamenten mit allerhand Schilff, 3 Stück defect"

Mais seulement onze modèles de hérons en porcelaine blanche sont répertoriés tout au long du XVIIIème siècle dans les collections du Palais Japonais : 17 décembre 1732; 18 février 1735; 9 mars 1736; inventaire de 1770 et celui de 1779. La confusion vient probablement du fait que les trois modèles défectueux mentionnés ci-dessus correspondent très probablement à un autre modèle d'oiseau appelé outarde (trappe en allemand) et conçu par Kirchner ou par Sulkowski.

De ces onze modèles de hérons, seuls six sont connus à l'heure actuelle:
-trois conservés au Zwinger de Dresde
-un dans la collection Pflueger, New York
-nos deux exemples, qui avaient disparus depuis près de 150 ans.

Il est intéressant de noter que la "structure de base" commune à tous ces modèles (du socle au sommet du corps) est très achevée; en effet on s'aperçoit que les éléments que l'on peut considérer comme des détails et habituellement appliqués lors du pastillage, font ici partie intégrale du moule: le coquillage, les feuillages, les excroissances du bois, les deux roseaux sur la face, et la grenouille de gauche. Les seules variantes sont dues à l'adaptation qui est faite du cou et de la tête de l'oiseau; bien sûr certains motifs décoratifs comme la deuxième grenouille et la fleur ont été appliqués séparément. Pour ce qui est de la reparure, Kändler y a apporté un soin particulier et les détails très variables dans le traitement du plumage notamment en sont une bonne illustration.
Cette représentation de la grenouille a également été utilisée par Kändler pour le tombeau en grès d'un marchand et membre du conseil de la ville de Meissen, Gottfried Keil (décédé en 1732). Ce tombeau, d'une forte iconographie protestante présente Saturne près d'un obélisque qui se brise; il se trouvait dans le cimetière de Meissen le Johanniskirchhof avant d'être tranférer dans le musée de la ville.

Chaque modèle, dont le prix était de 93 thaler, avait un numéro de forme:
-Numéro 52: pour le modèle avec la tête relevée
-Numéro 51: pour le modèle avec la tête baissée
Du numéro 52, seuls quatre modèles sont à l'heure actuelle répertoriés:
-deux conservés dans les collections du Zwinger de Dresde
-celui de la collection Pflueger
-notre lot
Du numéro 51, seuls deux exemples sont répertoriés:
-celui des collections du Zwinger tenant une carpe
-notre exemple attrapant une grenouille



Il est certain que ces deux modèles de hérons au-delà de leur aspect historique et de la prouesse technique qu'ils représentent, sont surtout de véritables oeœuvres d'Art dans leur aboutissement le plus achevé et raffiné. Ils restent le manifeste du grand sculpteur qu'était Johann-Joachim Kändler, et illustrent aussi par leur naturalisme et le programme iconographique dont ils sont issus, un grand moment de la période baroque, transcrit dans un matériau nouveau et vibrant: la porcelaine dure.


Pour une étude très complète de cet ensemble animalier, voir par Samule Wittwer, Die galerie der Meissener Tiere, München, 2004.

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