Lot Essay
La collection Kahane : Oeuvres d'art du Gabon
par Louis Perrois
Ces trois sculptures du Gabon peuvent à l'évidence figurer dans le "top 50" des arts du Gabon, la majestueuse statue Fang, 57 cm, étant quant à elle, une des uvres majeures d'un des styles les plus emblématiques des arts africains. On a là, regroupés dans l'exceptionnelle collection Kahane depuis les années 60, des exemples de ce que les sculpteurs du bassin de l'Ogooué ont su faire de mieux, en termes d'imaginaire, de composition et de qualité de finition. Ces trois uvres ont été faonnées par des artistes chevronnés, des " maîtres " du bois et du métal (appelés au Gabon les " nganga "), en pleine possession de leurs moyens techniques mais aussi puissamment inspirés. Issus, chacune dans sa région et son milieu socio-culturel particulier, de longues traditions plastiques qui au fil du temps se sont organisées en " styles " et en " écoles ", ces trois objets résument à eux-seuls la quintessence des représentations d'ancêtre en Afrique équatoriale.
La statue Fang, 57 cm, est un " eyema-byeri " de la plus belle facture, provenant de l'ancienne collection André Lefèvre (1893-1963) qui, commencée vers 1920, comprenait notamment, en un remarquable contrepoint, le grand masque " ngil ", 70 cm, aujourd'hui au Louvre. De proportions équilibrées, avec une tête volumineuse et arrondie, un buste au cou épais et au ventre en " tonneau ", appuyés sur des cuisses massives, cette statue masculine relève du style des Fang du sud. Sa patine noirâtre, plus ou moins épaisse, est exceptionnelle d'ancienneté. Par certains détails, comme par exemple la coiffe à trois crêtes, le nez à bout acéré, les yeux en " grain de café ", la figuration des pectoraux arrondis en continuité des épaules, la zone ventrale de volume bi-tronconique et le nombril proéminent, on peut classer l'uvre dans la variante des Mvaï du Nord-Gabon (vallée du Ntem).
On remarquera que l'artiste, dans son travail sculptural, a privilégié la vision frontale de l'oeuvre, laissant la partie dorsale invisible en aplat, de la coiffe aux cuisses, ainsi que la partie arrière des mollets. En revanche, il a apporté un soin tout particulier à la tête et surtout au visage, aussi bien de face qu'au revers, en signe de respect. Le front bombé dont l'arrondi est un quart de sphère parfait (agrémenté d'un motif scarifié linéaire en triangles opposés, en " ailes de papillon " - cf. Tessmann, "Die Pangwe ", vol. 1, Abb. 218 ), détermine des orbites creuses où sont mises en valeur les paupières arquées et globuleuses des yeux fermés, ainsi qu'un nez fin et pointu dont les narines sont traversées d'un ornement en bâtonnet. D'aucuns s'étonneront un peu de ce décor nasal mais cet accessoire était pourtant courant chez les anciens Fang, comme l'attestent les photographies du début du 20ème siècle. La fameuse effigie Fang, 100 cm, aux bras articulés que G. Tessmann avait rapportées du Rio Muni au musée de Lübeck en 1909, comportait initialement un tel décor (cf. Perrois, " Arts du Gabon ", 1979, ill. 41). Le bas du visage, aux joues curvilignes, est d'une finesse remarquable avec une large bouche stylisée s'étirant selon la " moue " fang habituelle. On peut le comparer au visage de la statue Fang de l'ancienne collection Alberto Magnelli, 67 cm (Inv. MAM 1984-322), choisie par J. Kerchache pour figurer au Pavillon des Sessions du musée du Louvre. De profil, l'équilibre entre le visage au front légèrement positionné en oblique vers l'avant et la coiffe, résolument placée dans un plan vertical, induit l'attitude grave et solennelle d'un ancêtre intemporel.
Les deux effigies Kota illustrent deux variantes opposées de ce style du Gabon oriental, à la fois si divers et si constant, où les artistes-officiants ont multiplié les expressions et les effets décoratifs, jouant avec brio des arabesques stylisées des formes et du contraste chromatique des placages de laiton et de cuivre. A première vue, toutes les figures Kota semblent être plus ou moins identiques alors que pourtant aucune n'est semblable aux autres. Les " mbulu-ngulu " ornaient les paniers-reliquaires que les lignages gardaient précieusement afin de célébrer les ancêtres par l'intermédiaire de leurs reliques (crânes et ossements). Chaque village en comportait plusieurs séries, rassemblées un peu à l'écart dans des abris-sanctuaires.
En bref, les variantes du nord de la zone " Kota ", vers l'Ivindo sur la rive droite de l'Ogooué, ont plutôt utilisé les lamelles de laiton comme décor de fond du visage, celui-ci étant traité en aplat ou léger creux, quasiment en deux dimensions. Au sud, dans la haute vallée de l'Ogooué et au Congo, c'est l'usage des plaques de laiton et de cuivre qui s'est imposé, avec des visages très expressifs traités en haut-relief. Pour toutes les variantes, la coiffe sommitale est en forme de croissant transverse, celui-ci étant plus ou moins large et arqué, augmentée de coques latérales arrondies ou en quart de cercle.
Dans la collection Kahane, le " mbulu-ngulu " à visage concave, 57 cm, relève d'un style intermédiaire d'une grande élégance et puissamment stylisé, celui des Kota-Obamba de la région du Haut-Ogooué au Gabon, où se conjugue l'emploi de fines lamelles finement accolées (plutôt attestées au nord de l'Ogooué) et de plaques décorées (dans la région sud du pays " Kota "). La face ovale est ornée de lamelles martelées et habilement jointoyées, disposées en oblique par " quartiers " de faon rayonnante, de part et d'autre d'une large plaque axiale formant le front. Celle-ci est plissée en relief en son milieu formant ainsi une nervure axiale ainsi que le nez dans le même prolongement. Les grands yeux en amande sont cloutés sur une autre plaque, horizontale celle-là, abondamment décorée de lignes de points traités au " repoussé ". La zone frontale ainsi que la partie inférieure sont également décorées selon un motif en losange rappelant le symbole récurrent des Kota, associé aussi bien à la vie qu'à la mort. La coiffe sommitale en croissant s'étire des deux côtés vers les coques latérales (décorées d'un motif gravé en croisillon), les extrémités du croissant y étant raccordées par de petites plaques gravées de stries horizontales figurant des lamelles. Un double motif linéaire strié s'enroule élégamment sur une grande partie du croissant, celui-ci étant surmonté d'une rare série de sept tortillons de métal. On peut penser que ces tortillons figuraient des tresses (les notable " kani " de l'ancien temps portaient de telles coiffures tressées). Au revers, sans placage de métal (ce qui permet de constater d'une part, une magnifique patine d'usage et d'autre part, des réparations locales de la partie droite de l'effigie), un grand losange en relief reprend la forme du piétement.
L'autre figure de reliquaire Kota, au visage impressionnant traité en haut-relief, 65.5 cm, relève d'un style plus méridional, celui des Kota-Ndasa du Congo-Brazzaville (régions de Zanaga, Sibiti, Mossendjo). Elle rappelle, par sa morphologie typée et sa facture remarquablement aboutie, le célèbre " mbulu-ngulu " de l'ancienne collection René Rasmussen (Frum Collection, Toronto, in " Eternal Ancestors ", Met, New York, 2007, p. 265). Le visage à l'ample front bombé est marqué par la double arcade des sourcils, figurés par un motif strié en relief plissé de forme étirée et décalée vers les tempes, traité au repoussé. Au fond des orbites en plan oblique, de gros yeux en grain de café, finement fendus, sont cloutés. Le nez, caractéristique de la manière Ndasa, est fin et busqué, agrémenté d'ailes bien marquées remontant jusqu'au coin des yeux et de narines. Il surmonte une bouche entrouverte montrant les dents. Sur les joues carénées, des " larmes " de métal descendent des yeux : il est probable que ce décor rapporté figuraient des scarifications ou peintures faciales. La coiffe est constituée d'un large croissant transverse aplati décoré d'une frise de losanges figurant des cauris et des coques latérales à base tronquée, au pourtour souligné d'un léger bourrelet, d'où pendent de petits cylindres figurant des pendeloques ou boucles d'oreilles. Au revers, dépourvu de placage de métal, un motif en relief monoxyle en forme de pirogue évoque un des symboles de l'initiation. Quant au piétement en losange évidé, l'altération de sa partie inférieure indique un usage ancien.
par Louis Perrois
Ces trois sculptures du Gabon peuvent à l'évidence figurer dans le "top 50" des arts du Gabon, la majestueuse statue Fang, 57 cm, étant quant à elle, une des uvres majeures d'un des styles les plus emblématiques des arts africains. On a là, regroupés dans l'exceptionnelle collection Kahane depuis les années 60, des exemples de ce que les sculpteurs du bassin de l'Ogooué ont su faire de mieux, en termes d'imaginaire, de composition et de qualité de finition. Ces trois uvres ont été faonnées par des artistes chevronnés, des " maîtres " du bois et du métal (appelés au Gabon les " nganga "), en pleine possession de leurs moyens techniques mais aussi puissamment inspirés. Issus, chacune dans sa région et son milieu socio-culturel particulier, de longues traditions plastiques qui au fil du temps se sont organisées en " styles " et en " écoles ", ces trois objets résument à eux-seuls la quintessence des représentations d'ancêtre en Afrique équatoriale.
La statue Fang, 57 cm, est un " eyema-byeri " de la plus belle facture, provenant de l'ancienne collection André Lefèvre (1893-1963) qui, commencée vers 1920, comprenait notamment, en un remarquable contrepoint, le grand masque " ngil ", 70 cm, aujourd'hui au Louvre. De proportions équilibrées, avec une tête volumineuse et arrondie, un buste au cou épais et au ventre en " tonneau ", appuyés sur des cuisses massives, cette statue masculine relève du style des Fang du sud. Sa patine noirâtre, plus ou moins épaisse, est exceptionnelle d'ancienneté. Par certains détails, comme par exemple la coiffe à trois crêtes, le nez à bout acéré, les yeux en " grain de café ", la figuration des pectoraux arrondis en continuité des épaules, la zone ventrale de volume bi-tronconique et le nombril proéminent, on peut classer l'uvre dans la variante des Mvaï du Nord-Gabon (vallée du Ntem).
On remarquera que l'artiste, dans son travail sculptural, a privilégié la vision frontale de l'oeuvre, laissant la partie dorsale invisible en aplat, de la coiffe aux cuisses, ainsi que la partie arrière des mollets. En revanche, il a apporté un soin tout particulier à la tête et surtout au visage, aussi bien de face qu'au revers, en signe de respect. Le front bombé dont l'arrondi est un quart de sphère parfait (agrémenté d'un motif scarifié linéaire en triangles opposés, en " ailes de papillon " - cf. Tessmann, "Die Pangwe ", vol. 1, Abb. 218 ), détermine des orbites creuses où sont mises en valeur les paupières arquées et globuleuses des yeux fermés, ainsi qu'un nez fin et pointu dont les narines sont traversées d'un ornement en bâtonnet. D'aucuns s'étonneront un peu de ce décor nasal mais cet accessoire était pourtant courant chez les anciens Fang, comme l'attestent les photographies du début du 20ème siècle. La fameuse effigie Fang, 100 cm, aux bras articulés que G. Tessmann avait rapportées du Rio Muni au musée de Lübeck en 1909, comportait initialement un tel décor (cf. Perrois, " Arts du Gabon ", 1979, ill. 41). Le bas du visage, aux joues curvilignes, est d'une finesse remarquable avec une large bouche stylisée s'étirant selon la " moue " fang habituelle. On peut le comparer au visage de la statue Fang de l'ancienne collection Alberto Magnelli, 67 cm (Inv. MAM 1984-322), choisie par J. Kerchache pour figurer au Pavillon des Sessions du musée du Louvre. De profil, l'équilibre entre le visage au front légèrement positionné en oblique vers l'avant et la coiffe, résolument placée dans un plan vertical, induit l'attitude grave et solennelle d'un ancêtre intemporel.
Les deux effigies Kota illustrent deux variantes opposées de ce style du Gabon oriental, à la fois si divers et si constant, où les artistes-officiants ont multiplié les expressions et les effets décoratifs, jouant avec brio des arabesques stylisées des formes et du contraste chromatique des placages de laiton et de cuivre. A première vue, toutes les figures Kota semblent être plus ou moins identiques alors que pourtant aucune n'est semblable aux autres. Les " mbulu-ngulu " ornaient les paniers-reliquaires que les lignages gardaient précieusement afin de célébrer les ancêtres par l'intermédiaire de leurs reliques (crânes et ossements). Chaque village en comportait plusieurs séries, rassemblées un peu à l'écart dans des abris-sanctuaires.
En bref, les variantes du nord de la zone " Kota ", vers l'Ivindo sur la rive droite de l'Ogooué, ont plutôt utilisé les lamelles de laiton comme décor de fond du visage, celui-ci étant traité en aplat ou léger creux, quasiment en deux dimensions. Au sud, dans la haute vallée de l'Ogooué et au Congo, c'est l'usage des plaques de laiton et de cuivre qui s'est imposé, avec des visages très expressifs traités en haut-relief. Pour toutes les variantes, la coiffe sommitale est en forme de croissant transverse, celui-ci étant plus ou moins large et arqué, augmentée de coques latérales arrondies ou en quart de cercle.
Dans la collection Kahane, le " mbulu-ngulu " à visage concave, 57 cm, relève d'un style intermédiaire d'une grande élégance et puissamment stylisé, celui des Kota-Obamba de la région du Haut-Ogooué au Gabon, où se conjugue l'emploi de fines lamelles finement accolées (plutôt attestées au nord de l'Ogooué) et de plaques décorées (dans la région sud du pays " Kota "). La face ovale est ornée de lamelles martelées et habilement jointoyées, disposées en oblique par " quartiers " de faon rayonnante, de part et d'autre d'une large plaque axiale formant le front. Celle-ci est plissée en relief en son milieu formant ainsi une nervure axiale ainsi que le nez dans le même prolongement. Les grands yeux en amande sont cloutés sur une autre plaque, horizontale celle-là, abondamment décorée de lignes de points traités au " repoussé ". La zone frontale ainsi que la partie inférieure sont également décorées selon un motif en losange rappelant le symbole récurrent des Kota, associé aussi bien à la vie qu'à la mort. La coiffe sommitale en croissant s'étire des deux côtés vers les coques latérales (décorées d'un motif gravé en croisillon), les extrémités du croissant y étant raccordées par de petites plaques gravées de stries horizontales figurant des lamelles. Un double motif linéaire strié s'enroule élégamment sur une grande partie du croissant, celui-ci étant surmonté d'une rare série de sept tortillons de métal. On peut penser que ces tortillons figuraient des tresses (les notable " kani " de l'ancien temps portaient de telles coiffures tressées). Au revers, sans placage de métal (ce qui permet de constater d'une part, une magnifique patine d'usage et d'autre part, des réparations locales de la partie droite de l'effigie), un grand losange en relief reprend la forme du piétement.
L'autre figure de reliquaire Kota, au visage impressionnant traité en haut-relief, 65.5 cm, relève d'un style plus méridional, celui des Kota-Ndasa du Congo-Brazzaville (régions de Zanaga, Sibiti, Mossendjo). Elle rappelle, par sa morphologie typée et sa facture remarquablement aboutie, le célèbre " mbulu-ngulu " de l'ancienne collection René Rasmussen (Frum Collection, Toronto, in " Eternal Ancestors ", Met, New York, 2007, p. 265). Le visage à l'ample front bombé est marqué par la double arcade des sourcils, figurés par un motif strié en relief plissé de forme étirée et décalée vers les tempes, traité au repoussé. Au fond des orbites en plan oblique, de gros yeux en grain de café, finement fendus, sont cloutés. Le nez, caractéristique de la manière Ndasa, est fin et busqué, agrémenté d'ailes bien marquées remontant jusqu'au coin des yeux et de narines. Il surmonte une bouche entrouverte montrant les dents. Sur les joues carénées, des " larmes " de métal descendent des yeux : il est probable que ce décor rapporté figuraient des scarifications ou peintures faciales. La coiffe est constituée d'un large croissant transverse aplati décoré d'une frise de losanges figurant des cauris et des coques latérales à base tronquée, au pourtour souligné d'un léger bourrelet, d'où pendent de petits cylindres figurant des pendeloques ou boucles d'oreilles. Au revers, dépourvu de placage de métal, un motif en relief monoxyle en forme de pirogue évoque un des symboles de l'initiation. Quant au piétement en losange évidé, l'altération de sa partie inférieure indique un usage ancien.