拍品專文
Commentaire à propos d’une figure de reliquaire Kota, anc. collection de Madame Loudmer
Par Louis Perrois
Le mbulu ngulu (dénomination locale de ce type de sculpture du Gabon oriental, soit « paquet-reliquaire avec une figure ») de l’ancienne collection de Madame Loumer combine, au plan stylistique, le schéma classique des Kota Obamba/Ndumu à coiffe en cimier (ici décliné en coiffe à deux coques) avec un visage très stylisé de forme « foliacée » en amande, de relief curviligne en « cupule », dont les seuls détails anatomiques sont un bourrelet longitudinal figurant le nez et des yeux en cabochons cloutés, de facture Kota Shamaye.
Cette figure de reliquaire peut être comparée à un ngulu de référence, collecté par Attilio Pecile et Giacomo di Brazza dans le cadre de la « Mission de l’Ouest Africain » dans les années 1880 (Musée du Quai Branly, Paris, ref. Inv. 71.1884.37.22, H = 40 cm). On y retrouve notamment un visage étroit de forme « foliacée » à bourrelet axial, seulement agrémenté d’yeux en relief, traités à même la plaque du visage. D’après les carnets de notes et les croquis d’itinéraires de G. di Brazza, cet objet aurait été trouvé dans un village des Kota Ndumu (alors appelés « Ondumbo » par les explorateurs, un groupe proche des Kota Obamba) mais situé non loin de la région des Kota Shamaye de la rive droite du fleuve (cf. ci-dessous Oeuvres de comparaison)
Panoplie des objets Kota du Musée d’ethnographie du Trocadéro, Paris, 1884. Le Kota à face foliacée est placé à gauche, en oblique, partiellement caché par une sonnaille en vannerie.
D’autres figures Kota assez semblables d’aspect à visage « foliacé », en amande plus ou moins ovalisée, et de tailles diverses (de 35 à 65 cm), ayant appartenu à diverses collections connues (H. Rubinstein, P. Guerre, H. Kamer, A. Fourquet, C. Valluet, M. Oliver, etc.), constituent en fait une variante stylistique remarquable (cf. Perrois 1979 « Arts du Gabon », pp. 174-175) avec des coiffes plus ou moins larges - certaines en simple tenon vertical et d’autres en croissant transverse à bords rabattus (comme celle d’une figure Kota de l’ancienne collection Pierre Vérité, catalogue juin 2006, n° 198, sans piétement, 43 cm) voire à cimier à deux coques (ancienne collection Willy Mestach, 61 cm, pendentifs horizontaux brisés).
On peut considérer que ce schéma étonnamment stylisé et quasiment abstrait, se situe à la limite des Kota du nord (région des Shamaye) et des Kota du sud (Obamba, Wumbu, Ndumu), empruntant aussi bien aux premiers un graphisme épuré à l’extrême quasi « cubiste » (avec un visage en amande), qu’aux seconds, une structure classique, avec la coiffe en croissant et le piétement en losange évidé. Un autre détail, commun à toutes ces effigies, est celui des appendices (souvent en oblique) situés à la base de la face, qu’on peut interpréter comme étant des boucles d’oreilles.
Au revers, sans placage de métal (montrant de ce fait une épaisse patine d’usage), un motif en bas-relief de forme oblongue marque l’effigie, en rappel de l’ouverture losangique du piétement.
Le mbulu-ngulu de l’ancienne collection Madame Loudmer, par son harmonieuse stature et la facture si étonnamment abstraite de son visage en amande, témoigne de l’imaginaire sans limite des initiés Kota, en rappel de la spiritualité complexe de ces peuples de l’Afrique équatoriale, exprimée ici avec une parfaite maîtrise sculpturale.
Au plan de l’ancienneté, on peut estimer que cette figure de reliquaire, dotée d’une magnifique et épaisse patine d’usage, date de la fin du 19ème siècle.
Œuvres de comparaison
Figure de reliquaire à visage foliacé, 40 cm, collectée par la Mission de l’Ouest Africain (Brazza), années 1880 (don au Musée du Trocadéro, Paris, en 1884 ; Musée de l’Homme puis Musée du Quai Branly, Paris). ©MQB
Figure de reliquaire des Kota du sud, 65 cm, exposée au MOMA NY 1935, Vente Helena Rubinstein April 1966 New York, num. 192 ; ancienne collection William Rubin. ©Catalogue Vente Rubinstein 1966 et catalogue Christie’s Paris, juin 2015.
Figures de reliquaire Kota de l’ancienne collection Willy Mestach, Bruxelles. © Catalogue Bruneaf, Bruxelles. La grande figure mesure 61 cm.
Figure de reliquaire des Kota du sud, 48,3 cm, coll. particulière, anc. coll. Buru France, exposée à New York, MET, « Eternal Ancestors », 2006, n° 74 p. 246. ©MET NY Catalogue « Eternal Ancestors, 2007. Visage foliacé, cimier à deux coques et yeux en cabochons.
Figure de reliquaire des Kota du Haut-Ogooué, Vente Drouot octobre 1983, expert Guy Montbarbon, in magazine « Arts d’Afrique Noire », Arnouville, n° 48, 1983 (© AAN 1983). Cimier à deux coques, visage à lamelles.
Répartition des variantes des figures de reliquaire Kota au Gabon oriental au 19ème s.
Repères bibliographiques
ANDERSSON, Efraïm, 1953 et 1974, Contribution à l’Ethnographie des Kuta, I & II, Uppsala.
BRAZZA, Pierre Savorgnan de, 1887 et 1888, Voyages dans l’Ouest Africain, in revue "Le Tour du Monde", t. LIV et LVI, Paris.
CHAFFIN, Alain et Françoise, 1979, Art Kota, ed. Chaffin, Meudon.
DELORME, Gérard, 2002, L'art funéraire Kota, in revue "Arts d'Afrique Noire", n° 122 et 123, Paris
LA GAMMA, A. (sous la dir. de), 2007, Eternals Ancestors, The Art of the Central African Reliquary Metropolitan Museum of Art, New York.
PERROIS, Louis,
1970, Chronique du pays Kota,Gabon, in "Cah. des Sc. Humaines", Orstom, Paris.
1979, Arts du Gabon, ed.AAN, Arnouville.
1985, Art ancestral du Gabon, musée Barbier-Mueller, Genève
2002, L'art des Ambété et la tradition "kota", in revue "Art Tribal", n° 01, Paris
2003, Kota, catalogue de la galerie Ph. Ratton - D. Hourdé, Paris.
2011, Ancêtres Kota, catalogue de la galerie Bernard Dulon, Paris.
2012, Kota, 5 Continents Editions, Milan.
Abstraction et Symboles plastiques
La Figure de reliquaire Kota de la Collection Jacqueline Loudmer
Par Charles-Wesley Hourdé
Le Kota de la collection Jacqueline Loudmer est un des rares exemplaires d’un corpus dont l’étalon est la figure de reliquaire de la collection William Rubin (anciennes collections George de Miré et Helena Rubinstein, voir Christie’s, 23 juin 2015). Le hasard des calendriers fait que ces œuvres de typologie comparable apparaissent toutes deux en vente publique en 1966, l’une à New York en avril, l’autre en novembre à Paris, pour ensuite réapparaitre, quasi-simultanément, un demi-siècle plus tard.
En revanche, ce n’est pas un hasard si la figure de William Rubin a établit en 2015 le record du monde pour une œuvre kota. Loué depuis près de cent ans, elle incarne ce que l’art africain a de plus désirable. Convoité par les plus grands collectionneurs du XXème siècle, le Kota Rubin a participé à tous les évènements, a figuré dans toutes les publications ayant contribués à la reconnaissance puis à l’avènement des arts d’Afrique et d’Océanie.
La forte stylisation de la face humaine que l’on retrouve habituellement dans l’art kota a depuis longtemps fasciné les amateurs occidentaux. On retrouve des pièces kota dans presque toutes les collections du début du XXème siècle, notamment celles des artistes d’avant-garde, l’œuvre de ces derniers s’en trouvant fortement inspirée. Citons, Picasso pour ses Demoiselles d’Avignon (1907, voir Rubin, 1987, vol.I, p.266), Paul Klee pour ses Idoles (1913), Brancusi pour son Portrait de Madame L.R. (1914-1918) ou encore Fernand Léger pour La création du monde (1923). Sans parler de Juan Gris qui, désireux de s’offrir une pièce kota mais n’en ayant pas les moyens, en réalisa une lui-même !
L’art kota est également omniprésent dans les expositions visant à promouvoir l’art africain. L’une des pièces maîtresse de la première exposition aux Etats-Unis affirmant les affinités qu’entretenaient art moderne et art primitifs (Statuary in Wood by African Savages : The Root of Modern Art, 1914, à la Galerie 291), n’était autre qu’une figure de reliquaire kota présentée aux côtés d’un Picasso et d’un Picabia. Plus tard en 1930 l’exposition à la Galerie du Théâtre Pigalle organisée par les cercles avant-gardistes de Paris comptait 9 figures kota, tandis que 11 exemplaires furent sélectionnés pour l’exposition de 1935 au MoMA (African Negro Art).
A l’opposé de son célébrissime grand frère, le Kota Loudmer a préféré rester discret. Il n’apparaît au grand jour qu’à deux reprises lors de la vente de 1966, puis dans l’ouvrage de référence sur l’art kota d’Alain et Françoise Chaffin. Jalousement conservé à l’abri des regards, le Kota Loudmer n’en est pas moins une œuvre de premier ordre, tant pour la qualité de sa facture que pour la singularité de son style.
Le corpus cité précédemment (comprenant cinq œuvres : celles des collections Rubin, Loudmer, Mestach, privée américaine, et du musée du Quai Branly – inv.71.1884.37.22, collectée dans les années 1880) se distingue par la simplification jusqu’au-boutiste de ses formes, allant bien au-delà des canons habituels de la sculpture kota. Ici, la géométrisation du visage est poussée à son paroxysme : une forme ovale, légèrement en pointe, barrée par un élément vertical figurant les détails anatomiques en relief de la face : arête du nez, nez, bouche, menton. Cet élément longitudinal étant encadré de deux pastilles rondes symbolisant les yeux. Notons cependant que le Kota Loudmer est le seul de son corpus à présenter un motif en croix, réalisé à l’aide d’une plaque de métal horizontale permettant de rehausser le regard de la figure.
Mis à part la forme du croissant supérieur et son visage, le Kota Loudmer présente une stylisation traditionnelle, propre à l’art de cette ethnie. Pour reprendre les mots de Frédéric Cloth à propos de l’esthétique kota, « de tout temps les artistes ont été confrontés au problème de traduire un monde tridimensionnel sur un support plan. Les artistes kota comme les cubistes ont exploré la solution qui consiste à déplier les volumes, et tous deux ont observés les mêmes conséquences : la géométrisation (…), la suppression (…), et la cohabitation de différentes perspectives (…). Dans la sculpture kota en général, (…), nous voyons ces mécanismes en action : le panneau supérieur en forme de croissant représente probablement une crête de cheveux à l’iroquoise. Les panneaux latéraux sont des joues, c’est en tout cas ainsi que les nomment les Ndassa (…) – on peut donc les imaginer comme des vues de profil directement attachées au visage de face ». Pour le chercheur, les projections latérales en forme de pointe représentent les oreilles, normalement invisibles vue de face, et le losange évoque des bras repliés enserrant le panier reliquaire (Cloth, F., in Christie’s, 23 juin 2015).
Comme l’écrivait déjà Markov (V., 1919, chap.IV), l’un des tout premiers occidentaux à porter un jugement artistique et non ethnographique sur l’art africain, le symbole plastique prévaut sur la forme réaliste : « les Africains n’ont pas besoin de connaître les lois du corps, ses proportions, l’anatomie, le modelé, le mouvement : ils imaginent à la place un moyen plus original d’exprimer leurs propres motivations spirituelles. (…) Ils ont jusqu’à présent préservé ce don de la pensée plastique et possèdent un talent et une inventivité admirables pour ce qui est de concevoir sans cesse de nouveaux symboles plastiques étonnantes absolument magnifiques ».
L’exceptionnelle figure de reliquaire de la collection Jacqueline Loudmer est à considérer à travers le prisme de la sculpture kota, tant par sa facture que son style, et de la sculpture moderne par son esthétique. De nombreuses pages restent à écrire sur cette œuvre d’une remarquable fraîcheur, susceptible d’accéder sans rougir au panthéon des œuvres d’art universel.
Par Louis Perrois
Le mbulu ngulu (dénomination locale de ce type de sculpture du Gabon oriental, soit « paquet-reliquaire avec une figure ») de l’ancienne collection de Madame Loumer combine, au plan stylistique, le schéma classique des Kota Obamba/Ndumu à coiffe en cimier (ici décliné en coiffe à deux coques) avec un visage très stylisé de forme « foliacée » en amande, de relief curviligne en « cupule », dont les seuls détails anatomiques sont un bourrelet longitudinal figurant le nez et des yeux en cabochons cloutés, de facture Kota Shamaye.
Cette figure de reliquaire peut être comparée à un ngulu de référence, collecté par Attilio Pecile et Giacomo di Brazza dans le cadre de la « Mission de l’Ouest Africain » dans les années 1880 (Musée du Quai Branly, Paris, ref. Inv. 71.1884.37.22, H = 40 cm). On y retrouve notamment un visage étroit de forme « foliacée » à bourrelet axial, seulement agrémenté d’yeux en relief, traités à même la plaque du visage. D’après les carnets de notes et les croquis d’itinéraires de G. di Brazza, cet objet aurait été trouvé dans un village des Kota Ndumu (alors appelés « Ondumbo » par les explorateurs, un groupe proche des Kota Obamba) mais situé non loin de la région des Kota Shamaye de la rive droite du fleuve (cf. ci-dessous Oeuvres de comparaison)
Panoplie des objets Kota du Musée d’ethnographie du Trocadéro, Paris, 1884. Le Kota à face foliacée est placé à gauche, en oblique, partiellement caché par une sonnaille en vannerie.
D’autres figures Kota assez semblables d’aspect à visage « foliacé », en amande plus ou moins ovalisée, et de tailles diverses (de 35 à 65 cm), ayant appartenu à diverses collections connues (H. Rubinstein, P. Guerre, H. Kamer, A. Fourquet, C. Valluet, M. Oliver, etc.), constituent en fait une variante stylistique remarquable (cf. Perrois 1979 « Arts du Gabon », pp. 174-175) avec des coiffes plus ou moins larges - certaines en simple tenon vertical et d’autres en croissant transverse à bords rabattus (comme celle d’une figure Kota de l’ancienne collection Pierre Vérité, catalogue juin 2006, n° 198, sans piétement, 43 cm) voire à cimier à deux coques (ancienne collection Willy Mestach, 61 cm, pendentifs horizontaux brisés).
On peut considérer que ce schéma étonnamment stylisé et quasiment abstrait, se situe à la limite des Kota du nord (région des Shamaye) et des Kota du sud (Obamba, Wumbu, Ndumu), empruntant aussi bien aux premiers un graphisme épuré à l’extrême quasi « cubiste » (avec un visage en amande), qu’aux seconds, une structure classique, avec la coiffe en croissant et le piétement en losange évidé. Un autre détail, commun à toutes ces effigies, est celui des appendices (souvent en oblique) situés à la base de la face, qu’on peut interpréter comme étant des boucles d’oreilles.
Au revers, sans placage de métal (montrant de ce fait une épaisse patine d’usage), un motif en bas-relief de forme oblongue marque l’effigie, en rappel de l’ouverture losangique du piétement.
Le mbulu-ngulu de l’ancienne collection Madame Loudmer, par son harmonieuse stature et la facture si étonnamment abstraite de son visage en amande, témoigne de l’imaginaire sans limite des initiés Kota, en rappel de la spiritualité complexe de ces peuples de l’Afrique équatoriale, exprimée ici avec une parfaite maîtrise sculpturale.
Au plan de l’ancienneté, on peut estimer que cette figure de reliquaire, dotée d’une magnifique et épaisse patine d’usage, date de la fin du 19ème siècle.
Œuvres de comparaison
Figure de reliquaire à visage foliacé, 40 cm, collectée par la Mission de l’Ouest Africain (Brazza), années 1880 (don au Musée du Trocadéro, Paris, en 1884 ; Musée de l’Homme puis Musée du Quai Branly, Paris). ©MQB
Figure de reliquaire des Kota du sud, 65 cm, exposée au MOMA NY 1935, Vente Helena Rubinstein April 1966 New York, num. 192 ; ancienne collection William Rubin. ©Catalogue Vente Rubinstein 1966 et catalogue Christie’s Paris, juin 2015.
Figures de reliquaire Kota de l’ancienne collection Willy Mestach, Bruxelles. © Catalogue Bruneaf, Bruxelles. La grande figure mesure 61 cm.
Figure de reliquaire des Kota du sud, 48,3 cm, coll. particulière, anc. coll. Buru France, exposée à New York, MET, « Eternal Ancestors », 2006, n° 74 p. 246. ©MET NY Catalogue « Eternal Ancestors, 2007. Visage foliacé, cimier à deux coques et yeux en cabochons.
Figure de reliquaire des Kota du Haut-Ogooué, Vente Drouot octobre 1983, expert Guy Montbarbon, in magazine « Arts d’Afrique Noire », Arnouville, n° 48, 1983 (© AAN 1983). Cimier à deux coques, visage à lamelles.
Répartition des variantes des figures de reliquaire Kota au Gabon oriental au 19ème s.
Repères bibliographiques
ANDERSSON, Efraïm, 1953 et 1974, Contribution à l’Ethnographie des Kuta, I & II, Uppsala.
BRAZZA, Pierre Savorgnan de, 1887 et 1888, Voyages dans l’Ouest Africain, in revue "Le Tour du Monde", t. LIV et LVI, Paris.
CHAFFIN, Alain et Françoise, 1979, Art Kota, ed. Chaffin, Meudon.
DELORME, Gérard, 2002, L'art funéraire Kota, in revue "Arts d'Afrique Noire", n° 122 et 123, Paris
LA GAMMA, A. (sous la dir. de), 2007, Eternals Ancestors, The Art of the Central African Reliquary Metropolitan Museum of Art, New York.
PERROIS, Louis,
1970, Chronique du pays Kota,Gabon, in "Cah. des Sc. Humaines", Orstom, Paris.
1979, Arts du Gabon, ed.AAN, Arnouville.
1985, Art ancestral du Gabon, musée Barbier-Mueller, Genève
2002, L'art des Ambété et la tradition "kota", in revue "Art Tribal", n° 01, Paris
2003, Kota, catalogue de la galerie Ph. Ratton - D. Hourdé, Paris.
2011, Ancêtres Kota, catalogue de la galerie Bernard Dulon, Paris.
2012, Kota, 5 Continents Editions, Milan.
Abstraction et Symboles plastiques
La Figure de reliquaire Kota de la Collection Jacqueline Loudmer
Par Charles-Wesley Hourdé
Le Kota de la collection Jacqueline Loudmer est un des rares exemplaires d’un corpus dont l’étalon est la figure de reliquaire de la collection William Rubin (anciennes collections George de Miré et Helena Rubinstein, voir Christie’s, 23 juin 2015). Le hasard des calendriers fait que ces œuvres de typologie comparable apparaissent toutes deux en vente publique en 1966, l’une à New York en avril, l’autre en novembre à Paris, pour ensuite réapparaitre, quasi-simultanément, un demi-siècle plus tard.
En revanche, ce n’est pas un hasard si la figure de William Rubin a établit en 2015 le record du monde pour une œuvre kota. Loué depuis près de cent ans, elle incarne ce que l’art africain a de plus désirable. Convoité par les plus grands collectionneurs du XXème siècle, le Kota Rubin a participé à tous les évènements, a figuré dans toutes les publications ayant contribués à la reconnaissance puis à l’avènement des arts d’Afrique et d’Océanie.
La forte stylisation de la face humaine que l’on retrouve habituellement dans l’art kota a depuis longtemps fasciné les amateurs occidentaux. On retrouve des pièces kota dans presque toutes les collections du début du XXème siècle, notamment celles des artistes d’avant-garde, l’œuvre de ces derniers s’en trouvant fortement inspirée. Citons, Picasso pour ses Demoiselles d’Avignon (1907, voir Rubin, 1987, vol.I, p.266), Paul Klee pour ses Idoles (1913), Brancusi pour son Portrait de Madame L.R. (1914-1918) ou encore Fernand Léger pour La création du monde (1923). Sans parler de Juan Gris qui, désireux de s’offrir une pièce kota mais n’en ayant pas les moyens, en réalisa une lui-même !
L’art kota est également omniprésent dans les expositions visant à promouvoir l’art africain. L’une des pièces maîtresse de la première exposition aux Etats-Unis affirmant les affinités qu’entretenaient art moderne et art primitifs (Statuary in Wood by African Savages : The Root of Modern Art, 1914, à la Galerie 291), n’était autre qu’une figure de reliquaire kota présentée aux côtés d’un Picasso et d’un Picabia. Plus tard en 1930 l’exposition à la Galerie du Théâtre Pigalle organisée par les cercles avant-gardistes de Paris comptait 9 figures kota, tandis que 11 exemplaires furent sélectionnés pour l’exposition de 1935 au MoMA (African Negro Art).
A l’opposé de son célébrissime grand frère, le Kota Loudmer a préféré rester discret. Il n’apparaît au grand jour qu’à deux reprises lors de la vente de 1966, puis dans l’ouvrage de référence sur l’art kota d’Alain et Françoise Chaffin. Jalousement conservé à l’abri des regards, le Kota Loudmer n’en est pas moins une œuvre de premier ordre, tant pour la qualité de sa facture que pour la singularité de son style.
Le corpus cité précédemment (comprenant cinq œuvres : celles des collections Rubin, Loudmer, Mestach, privée américaine, et du musée du Quai Branly – inv.71.1884.37.22, collectée dans les années 1880) se distingue par la simplification jusqu’au-boutiste de ses formes, allant bien au-delà des canons habituels de la sculpture kota. Ici, la géométrisation du visage est poussée à son paroxysme : une forme ovale, légèrement en pointe, barrée par un élément vertical figurant les détails anatomiques en relief de la face : arête du nez, nez, bouche, menton. Cet élément longitudinal étant encadré de deux pastilles rondes symbolisant les yeux. Notons cependant que le Kota Loudmer est le seul de son corpus à présenter un motif en croix, réalisé à l’aide d’une plaque de métal horizontale permettant de rehausser le regard de la figure.
Mis à part la forme du croissant supérieur et son visage, le Kota Loudmer présente une stylisation traditionnelle, propre à l’art de cette ethnie. Pour reprendre les mots de Frédéric Cloth à propos de l’esthétique kota, « de tout temps les artistes ont été confrontés au problème de traduire un monde tridimensionnel sur un support plan. Les artistes kota comme les cubistes ont exploré la solution qui consiste à déplier les volumes, et tous deux ont observés les mêmes conséquences : la géométrisation (…), la suppression (…), et la cohabitation de différentes perspectives (…). Dans la sculpture kota en général, (…), nous voyons ces mécanismes en action : le panneau supérieur en forme de croissant représente probablement une crête de cheveux à l’iroquoise. Les panneaux latéraux sont des joues, c’est en tout cas ainsi que les nomment les Ndassa (…) – on peut donc les imaginer comme des vues de profil directement attachées au visage de face ». Pour le chercheur, les projections latérales en forme de pointe représentent les oreilles, normalement invisibles vue de face, et le losange évoque des bras repliés enserrant le panier reliquaire (Cloth, F., in Christie’s, 23 juin 2015).
Comme l’écrivait déjà Markov (V., 1919, chap.IV), l’un des tout premiers occidentaux à porter un jugement artistique et non ethnographique sur l’art africain, le symbole plastique prévaut sur la forme réaliste : « les Africains n’ont pas besoin de connaître les lois du corps, ses proportions, l’anatomie, le modelé, le mouvement : ils imaginent à la place un moyen plus original d’exprimer leurs propres motivations spirituelles. (…) Ils ont jusqu’à présent préservé ce don de la pensée plastique et possèdent un talent et une inventivité admirables pour ce qui est de concevoir sans cesse de nouveaux symboles plastiques étonnantes absolument magnifiques ».
L’exceptionnelle figure de reliquaire de la collection Jacqueline Loudmer est à considérer à travers le prisme de la sculpture kota, tant par sa facture que son style, et de la sculpture moderne par son esthétique. De nombreuses pages restent à écrire sur cette œuvre d’une remarquable fraîcheur, susceptible d’accéder sans rougir au panthéon des œuvres d’art universel.