拍品專文
Commentaire à propos d’une statue Fang de l’ancienne collection Paul Guillaume
Par Louis Perrois, janvier 2018
Cette exceptionnelle effigie du byeri Fang, 50 cm, issue de la collection de référence de Paul Guillaume (1891-1934) des années 1920-30, vendue à l’Hôtel Drouot le 9 novembre 1965 (n° 153), est relativement peu connue. Ses formes sont nappées, de la tête aux pieds, par une épaisse patine noirâtre, très huileuse et suintante. D’un classicisme quasi archétypal de la statuaire des Fang du sud du Nord Gabon (des rives de l’Ogooué au Woleu-Ntem), avec une stature robuste et un visage à face en « cœur », elle présente des proportions où les volumes robustes de la tête et des membres inférieurs sont identiques, reliés par un cou cylindrique épais et un tronc évasé en « tonneau », les bras réduits étant collés au torse avec les mains ramenées sur le haut du ventre. Elle représente un ancêtre masculin, un chef de lignage.
Sur le visage, le front ample est d’un volume en quart de sphère parfait, avec une face qui se creuse délicatement en « cœur », d’un modelé très doux, marqué d’une paire de sourcils arqués, de part et d’autre du nez court et aplati. Les lignes de fuite des joues qui affinent le bas du visage, aboutissent à une petite bouche stylisée, aux lèvres épaisses et un menton galbé. A noter la présence des oreilles, placées à la hauteur des yeux, en arrière des tempes, complètement rasées, avec le pavillon bien marqué en relief, de forme enroulée. La coiffure est constituée de trois grosses tresses ekôma (une centrale et deux plus minces) s’étirant du haut du front à la nuque. Ce type de coiffe, très courant chez les Betsi, Mekè et Nzaman du Gabon pouvait parfois être décoré de boutons de nacre ou de clous de laiton (nlô-ô-ñgo). Les yeux sont faits de rondelles de laiton fixées par des clous. L’œil gauche est plutôt de forme carrée à coins arrondis.
Sur le torse, les pectoraux sont bien marqués par un modelé à double arrondi en relief. Les épaules galbées sont de petit volume, de même que les bras, très courts et épais, et les avant-bras revenant sur le plexus. Les mains sont tout juste ébauchées, très stylisées avec des doigts épais, placés face à face, comme pour maintenir un récipient à offrandes. Au niveau de l’abdomen de volume arrondi, le nombril proéminent est spécialement volumineux. Le sexe est discrètement mais bien figuré entre les cuisses, court et épais.
Au revers, le dos présente des épaules galbées, la partie arrière des bras, collés au tronc, étant bien séparée de l’aplomb dorsal marqué d’un décor vertébral longitudinal. La masse du fessier aux cuisses arrondies et charnues, en position quasi assise, sous laquelle un pédoncule (brisé) permettait de maintenir l’effigie sur le coffre-reliquaire, est en partie absente. On remarque des trous percés au niveau des biceps et dans la masse des cuisses, ayant probablement servis à la fixation de l’effigie sur le dispositif du reliquaire nsekh byeri.
La question des proportions dans les représentations fang
Comme on le sait, j’ai mené une recherche approfondie à propos de la statuaire des Fang dont les résultats ont été publiés en 1972 « La statuaire des Fañ, Gabon ». Un des éléments déterminants de l’analyse, appelée « analyse ethno-morphologique », a été l’étude des proportions relatives des principaux éléments du corps représenté (la tête, le tronc, les jambes) comme caractéristique différentielle des styles et variantes identifiés. Dès les années 60, plusieurs auteurs avaient réfléchi à la question des « proportions africaines » des représentations sculptées, tels que Hans Himmelheber (« Negerkunst und Negerkunstler », Braunschweig, 1960), Margaret Plass ou William Fagg (« African Sculpture.An Anthology », London, 1964). Plus tard, on trouvera un long développement sur ce même thème dans l’ouvrage « L’art africain » de Jacques Kerchache, Lucien Stéphan et Jean-Louis Paudrat (Mazenod, Paris 1988). L. Stéphan en effet y discute (p. 111-113) des « représentations des proportions et proportions de la représentation », en évoquant ce qui différencie la sculpture africaine, aux forme souvent étonnantes voire choquantes, de la sculpture classique occidentale, vouée au naturalisme. A propos de la statuaire fang notamment, l’auteur revient longuement sur le concept de « païdomorphisme », à savoir le caractère « infantile » des proportions des effigies, qui doit être disjoint des présupposés naturalistes. La statue de Paul Guillaume, 50 cm, avec sa tête spécialement importante et prégnante d’un ancêtre du byeri, incite à revenir sur cette notion.
Contrairement à l’opinion de J. W. Fernandez qui ne considérait pas que des styles et variantes spécifiques aient pu exister chez les Beti-Fang, autre qu’un paléo-style unique, celui des Ntumu (chaque artiste ayant pu s’exprimer selon son inspiration propre), et que les proportions aient pu avoir une « valeur iconographique différentielle » (J.W. Fernandez, « Fang Reliquary Art : Its Quantities and Qualities », 1975), j’ai établi un classement de ce corpus qui, sans exclure le talent particulier de certains artistes plus doués que d’autres, a permis d’en comprendre l’arborescence, dans une perspective d’histoire de l’art de cette vaste région de l’Afrique équatoriale atlantique. C’est cet « ordre » qui a sous-tendu la scénographie de l’exposition récente du musée du Quai Branly-Jacques Chirac « Forêts natales. Arts de l’Afrique équatoriale atlantique » (octobre 2017). Même si l’aspect de certaines œuvres à tête importante peut, d’une certaine façon, nous faire penser à la représentation d’un jeune enfant (ôyôm ô mon), aucun de mes informateurs fang n’a jamais évoqué spontanément cette interprétation naturaliste de premier degré. En revanche, que des effigies aient des traits particuliers de vieillard (homme au visage ridé ou femme aux seins tombants, c’est-à-dire des ancêtres puissants et expérimentés), de guerrier viril (à la musculature soigneusement représentée) ou de femme jeune (aux seins pointus, gage de fécondité à venir), est reconnu in situ. Il me semble, quant à moi, que l’importance donnée à la tête sculptée est plus liée au rôle central des crânes (ekokwe nlô) dans les rites du byeri qu’à toute autre considération iconographique. Toutefois, le débat continue.
Conclusion
Cette rare et exceptionnelle statue Fang, 50 cm, de pur style Betsi-Nzaman du Nord Gabon, présente beaucoup de similitudes morphologiques avec plusieurs autres œuvres majeures des fonds Guillaume, Graham, Carré, Crowninshield ou Guerre des années 1920. Mis à part un tel cousinage d’origine, elle s’impose comme une œuvre d’un parfait classicisme Fang, dans une attitude de force et de sérénité de l’ancêtre en charge de sa lignée, avec sa tête très imposante à l’ample front et son visage à la petite bouche boudeuse, dont la patine, très suintante par endroit, accroche la lumière sur l’ensemble de ses volumes charnus. Voilà un chef-d’œuvre « historique », à la composition sculpturale caractéristique des Fang du sud, tout en force et en majesté contenue, d’une patine épaisse noire nappée de mystère et d’une ancienneté certaine, qui illustre à merveille le génie des artistes de l’Afrique équatoriale de jadis.
Quelques repères bibliographiques:
Dapper musée, 1991, Fang, textes de Ph. Laburthe-Tolra, Ch. Falgayrette-Leveau, extraits traduits de G.Tessmann, Die Pangwe, 1913.
Dapper musée, 2006, « Gabon, présence des esprits », Paris.
Fernandez, J. W., 1971, 1973, 1975, «Principles of Opposition and Vitality in Fang Aesthetics », « Imposition of Order : Artistic Expression in Fang Culture », « Fang Reliquary Art : Its Quantities and Qualities », in Cah. Etudes Africaines, 60, 15(4).
Grunne, B. de (sous la dir. de), 2001, « Mains de maîtres », catalogue, Bruxelles [Perrois, « Les maîtres du Ntem : les sculpteurs fang mvaï du Nord-Gabon », pp. 120-139].
Himmelheber, H., 1960, « Negerkunst und Negerkunstler », Braunschweig.
Kerchache, J., Stéphan, L., Paudrat, J-L., 1988, « L’Art Africain », Mazenod, Paris.
La Gamma, A. (sous la dir. de), 2007, Eternal Ancestors, Metropolitan Museum of Art, New York.
Le Fur, Y. (sous la dir. de), 2017, Forêts natales. Arts de l’Afrique équatoriale atlantique, catalogue de l’exposition éponyme, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac et Actes Sud (texte sur l’art Fang de L. Perrois, pp. 64-77).
Perrois L., 1972, La statuaire fañ, Gabon, éd. Orstom, Paris (thèse Paris Sorbonne 1971)
1979, Arts du Gabon, éd. AAN, Arnouville.
1985, Ancestral Art of Gabon, Barbier-Mueller Museum, Geneva.
1992, Byeri fang, Sculptures d'ancêtres en Afrique, RMN, musée de Marseille.
2006, Fang , série « Visions d’Afrique », Editions 5 Continents, Milan.
Plass, M. & Fagg, W., 1964, « African Sculpture. An Anthology », London.
Tessmann, G., 1913, Die Pangwe, Berlin.
Par Louis Perrois, janvier 2018
Cette exceptionnelle effigie du byeri Fang, 50 cm, issue de la collection de référence de Paul Guillaume (1891-1934) des années 1920-30, vendue à l’Hôtel Drouot le 9 novembre 1965 (n° 153), est relativement peu connue. Ses formes sont nappées, de la tête aux pieds, par une épaisse patine noirâtre, très huileuse et suintante. D’un classicisme quasi archétypal de la statuaire des Fang du sud du Nord Gabon (des rives de l’Ogooué au Woleu-Ntem), avec une stature robuste et un visage à face en « cœur », elle présente des proportions où les volumes robustes de la tête et des membres inférieurs sont identiques, reliés par un cou cylindrique épais et un tronc évasé en « tonneau », les bras réduits étant collés au torse avec les mains ramenées sur le haut du ventre. Elle représente un ancêtre masculin, un chef de lignage.
Sur le visage, le front ample est d’un volume en quart de sphère parfait, avec une face qui se creuse délicatement en « cœur », d’un modelé très doux, marqué d’une paire de sourcils arqués, de part et d’autre du nez court et aplati. Les lignes de fuite des joues qui affinent le bas du visage, aboutissent à une petite bouche stylisée, aux lèvres épaisses et un menton galbé. A noter la présence des oreilles, placées à la hauteur des yeux, en arrière des tempes, complètement rasées, avec le pavillon bien marqué en relief, de forme enroulée. La coiffure est constituée de trois grosses tresses ekôma (une centrale et deux plus minces) s’étirant du haut du front à la nuque. Ce type de coiffe, très courant chez les Betsi, Mekè et Nzaman du Gabon pouvait parfois être décoré de boutons de nacre ou de clous de laiton (nlô-ô-ñgo). Les yeux sont faits de rondelles de laiton fixées par des clous. L’œil gauche est plutôt de forme carrée à coins arrondis.
Sur le torse, les pectoraux sont bien marqués par un modelé à double arrondi en relief. Les épaules galbées sont de petit volume, de même que les bras, très courts et épais, et les avant-bras revenant sur le plexus. Les mains sont tout juste ébauchées, très stylisées avec des doigts épais, placés face à face, comme pour maintenir un récipient à offrandes. Au niveau de l’abdomen de volume arrondi, le nombril proéminent est spécialement volumineux. Le sexe est discrètement mais bien figuré entre les cuisses, court et épais.
Au revers, le dos présente des épaules galbées, la partie arrière des bras, collés au tronc, étant bien séparée de l’aplomb dorsal marqué d’un décor vertébral longitudinal. La masse du fessier aux cuisses arrondies et charnues, en position quasi assise, sous laquelle un pédoncule (brisé) permettait de maintenir l’effigie sur le coffre-reliquaire, est en partie absente. On remarque des trous percés au niveau des biceps et dans la masse des cuisses, ayant probablement servis à la fixation de l’effigie sur le dispositif du reliquaire nsekh byeri.
La question des proportions dans les représentations fang
Comme on le sait, j’ai mené une recherche approfondie à propos de la statuaire des Fang dont les résultats ont été publiés en 1972 « La statuaire des Fañ, Gabon ». Un des éléments déterminants de l’analyse, appelée « analyse ethno-morphologique », a été l’étude des proportions relatives des principaux éléments du corps représenté (la tête, le tronc, les jambes) comme caractéristique différentielle des styles et variantes identifiés. Dès les années 60, plusieurs auteurs avaient réfléchi à la question des « proportions africaines » des représentations sculptées, tels que Hans Himmelheber (« Negerkunst und Negerkunstler », Braunschweig, 1960), Margaret Plass ou William Fagg (« African Sculpture.An Anthology », London, 1964). Plus tard, on trouvera un long développement sur ce même thème dans l’ouvrage « L’art africain » de Jacques Kerchache, Lucien Stéphan et Jean-Louis Paudrat (Mazenod, Paris 1988). L. Stéphan en effet y discute (p. 111-113) des « représentations des proportions et proportions de la représentation », en évoquant ce qui différencie la sculpture africaine, aux forme souvent étonnantes voire choquantes, de la sculpture classique occidentale, vouée au naturalisme. A propos de la statuaire fang notamment, l’auteur revient longuement sur le concept de « païdomorphisme », à savoir le caractère « infantile » des proportions des effigies, qui doit être disjoint des présupposés naturalistes. La statue de Paul Guillaume, 50 cm, avec sa tête spécialement importante et prégnante d’un ancêtre du byeri, incite à revenir sur cette notion.
Contrairement à l’opinion de J. W. Fernandez qui ne considérait pas que des styles et variantes spécifiques aient pu exister chez les Beti-Fang, autre qu’un paléo-style unique, celui des Ntumu (chaque artiste ayant pu s’exprimer selon son inspiration propre), et que les proportions aient pu avoir une « valeur iconographique différentielle » (J.W. Fernandez, « Fang Reliquary Art : Its Quantities and Qualities », 1975), j’ai établi un classement de ce corpus qui, sans exclure le talent particulier de certains artistes plus doués que d’autres, a permis d’en comprendre l’arborescence, dans une perspective d’histoire de l’art de cette vaste région de l’Afrique équatoriale atlantique. C’est cet « ordre » qui a sous-tendu la scénographie de l’exposition récente du musée du Quai Branly-Jacques Chirac « Forêts natales. Arts de l’Afrique équatoriale atlantique » (octobre 2017). Même si l’aspect de certaines œuvres à tête importante peut, d’une certaine façon, nous faire penser à la représentation d’un jeune enfant (ôyôm ô mon), aucun de mes informateurs fang n’a jamais évoqué spontanément cette interprétation naturaliste de premier degré. En revanche, que des effigies aient des traits particuliers de vieillard (homme au visage ridé ou femme aux seins tombants, c’est-à-dire des ancêtres puissants et expérimentés), de guerrier viril (à la musculature soigneusement représentée) ou de femme jeune (aux seins pointus, gage de fécondité à venir), est reconnu in situ. Il me semble, quant à moi, que l’importance donnée à la tête sculptée est plus liée au rôle central des crânes (ekokwe nlô) dans les rites du byeri qu’à toute autre considération iconographique. Toutefois, le débat continue.
Conclusion
Cette rare et exceptionnelle statue Fang, 50 cm, de pur style Betsi-Nzaman du Nord Gabon, présente beaucoup de similitudes morphologiques avec plusieurs autres œuvres majeures des fonds Guillaume, Graham, Carré, Crowninshield ou Guerre des années 1920. Mis à part un tel cousinage d’origine, elle s’impose comme une œuvre d’un parfait classicisme Fang, dans une attitude de force et de sérénité de l’ancêtre en charge de sa lignée, avec sa tête très imposante à l’ample front et son visage à la petite bouche boudeuse, dont la patine, très suintante par endroit, accroche la lumière sur l’ensemble de ses volumes charnus. Voilà un chef-d’œuvre « historique », à la composition sculpturale caractéristique des Fang du sud, tout en force et en majesté contenue, d’une patine épaisse noire nappée de mystère et d’une ancienneté certaine, qui illustre à merveille le génie des artistes de l’Afrique équatoriale de jadis.
Quelques repères bibliographiques:
Dapper musée, 1991, Fang, textes de Ph. Laburthe-Tolra, Ch. Falgayrette-Leveau, extraits traduits de G.Tessmann, Die Pangwe, 1913.
Dapper musée, 2006, « Gabon, présence des esprits », Paris.
Fernandez, J. W., 1971, 1973, 1975, «Principles of Opposition and Vitality in Fang Aesthetics », « Imposition of Order : Artistic Expression in Fang Culture », « Fang Reliquary Art : Its Quantities and Qualities », in Cah. Etudes Africaines, 60, 15(4).
Grunne, B. de (sous la dir. de), 2001, « Mains de maîtres », catalogue, Bruxelles [Perrois, « Les maîtres du Ntem : les sculpteurs fang mvaï du Nord-Gabon », pp. 120-139].
Himmelheber, H., 1960, « Negerkunst und Negerkunstler », Braunschweig.
Kerchache, J., Stéphan, L., Paudrat, J-L., 1988, « L’Art Africain », Mazenod, Paris.
La Gamma, A. (sous la dir. de), 2007, Eternal Ancestors, Metropolitan Museum of Art, New York.
Le Fur, Y. (sous la dir. de), 2017, Forêts natales. Arts de l’Afrique équatoriale atlantique, catalogue de l’exposition éponyme, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac et Actes Sud (texte sur l’art Fang de L. Perrois, pp. 64-77).
Perrois L., 1972, La statuaire fañ, Gabon, éd. Orstom, Paris (thèse Paris Sorbonne 1971)
1979, Arts du Gabon, éd. AAN, Arnouville.
1985, Ancestral Art of Gabon, Barbier-Mueller Museum, Geneva.
1992, Byeri fang, Sculptures d'ancêtres en Afrique, RMN, musée de Marseille.
2006, Fang , série « Visions d’Afrique », Editions 5 Continents, Milan.
Plass, M. & Fagg, W., 1964, « African Sculpture. An Anthology », London.
Tessmann, G., 1913, Die Pangwe, Berlin.