拍品專文
Le 22 février 1926, le Baron Eduard von der Heydt, banquier et collectionneur, acquiert du musée Umlauff, 1088 objets des mers du sud.1 La faillite de la firme à la mort de Heinrich Umlauff en 1925 obligea l’entreprise familiale à vendre une partie de ses biens afin de rembourser ses créanciers. La transaction profita de l’expertise de Georg Thilenius, directeur du musée de Hambourg, qui soutient, dès avant la guerre, le musée Umlauff dont la collection d’objets « exotiques » et de spécimens naturels était probablement l’une des plus importantes alors en mains privées en Allemagne. Pour von der Heydt, collectionneur passionné d’art indien et oriental autant que d’art moderne, cette opération restera exceptionnelle. Souhaitait-il alors aider la famille Umlauff à disperser une collection pléthorique ? Espérait-il réaliser grâce à cette transaction des bénéfices conséquents ? Effectivement, la même année, une sélection d’objets susceptible d’intéresser les amateurs d’art moderne est exposée en mars à la Galerie Flechtheim de Berlin avant d’être présentée à la Zürcher Kunsthaus en juin puis à la galerie Flechtheim de Düsseldorf en août et enfin à Chemnitz et Wiesbaden. La galerie Flechtheim est alors l’une des plus importantes d’Allemagne. Elle défend les artistes surtout français et allemands liés aux avant-gardes et édite une étonnante revue, Der Querschnitt, qui publie tout ce qui compte dans la littérature européenne à cette époque. Flechtheim et von der Heydt sont intimes. Cependant, lors de l’exposition, le nom du véritable propriétaire de la « collection » n’apparaît pas.2 Pendant de nombreuses années les objets exposés seront considérés comme formant la collection privée du galeriste, bien que celui-ci n’ait probablement jamais eu un goût particulier pour les objets des Mers du Sud. Les deux protagonistes virent probablement dans cette opération l’opportunité de réaliser une lucrative opération financière. En 1928, dans une lettre écrite à von der Heydt, Flechtheim annonce son intention de liquider la collection. Il précise que la récente dispersion de la collection Walter Bondy en vente publique à Paris a permis d’établir une côte pour les objets du Pacifique.3
C’est à cette époque de dispersion que Tristan Tzara a dû acheter cette figure féminine. Tzara connait de longue date Flechtheim et ses textes sont régulièrement publiés dans Der Querschnitt. Il est probable que Tzara connaissait l’origine exacte de la pièce. Elle était en tout cas la garantie de son authenticité puisque qu’elle fut acquise avant la Première Guerre mondiale, époque de la découverte du Sepik dont l’art ne cessera par la suite d’étonner l’Europe pour son inventivité formelle.
Un petit catalogue accompagne l’exposition. L’introduction et les notices des 184 objets exposés sont rédigées par Carl Einstein. Il y résume les rares données ethnographiques connues sur la Nouvelle-Guinée, défendant l’idée que les objets trouvent leur origine dans le culte des ancêtres et sont liés à des pratiques magiques. Suivant son analyse, le culte des ancêtres apparié à celui des crânes se traduit dans les sculptures par l’importance accordée à la tête, toujours traitée en volume, alors que le corps reste le plus souvent plat.
Cette remarque est synthétisée dans la notice qu’Einstein écrit sur cette figure qui apparaît sous le n° 11 du catalogue : « La forte accentuation du visage, l'accentuation plastique du crâne pointent clairement vers un culte dédié aux crânes […] l’on imagine peut-être aussi les ancêtres porter un masque devant leur crâne ».4 La figure est l’un des rares objets choisis pour être reproduite dans le catalogue et qui est donc considérée comme une pièce majeure. Elle porte alors un collier, un bracelet et les restes d’une jupe en fibres disparus depuis.
Paris, Tristan Tzara et la Galerie Pigalle
Quatre ans plus tard, en 1930, Tzara prête cette sculpture à l’exposition du Théâtre Pigalle à Paris dont il est, avec Pierre Loeb et Charles Ratton, l’un des organisateurs. Cette exposition est notable tout à la fois pour sa présentation - une lumière tamisée met en valeur les objets présentés isolés sur de hauts socles en bois - et par son choix d’objets : nombre d’entre eux deviendront des icônes de l’art « primitif ». L’exposition Pigalle fixe un goût et contribue à la mise en place de canons esthétiques qui serviront de référence pour les années à venir.5 Pour l’Océanie, Pigalle marque aussi la découverte d’un ensemble conséquent d’objets exceptionnels de Nouvelle-Guinée. Une région qui, dans ces années, est méconnue en France. L’un des rares écrits sur ce vaste univers est le numéro consacré à l’Océanie par les Cahiers d’art de Christian Zervos publié l’année précédente. Dans son introduction, Zervos remarque à propos des artistes papous que « Le souffle insolite de poésie, dont leur esprit a reçu une impression profonde, les porte vers l'inusité. » Et Tzara, dans sa propre contribution au même numéro, d’insister : « Ce n'est qu'à la lumière de la poésie qu'on peut toucher le mystère créateur de l'art océanien ». La vallée du Sepik est alors entrevue comme une exceptionnelle oasis de l’art qui recèle encore de multiples découvertes.
L’article sur le Sepik est rédigé par Eichhorn, conservateur du musée d’ethnographie de Berlin. Il note que dans le cours moyen du fleuve, lieu d’où provient la figure de Tzara, « l'aplatissement dorso-ventral des statues humaines est caractéristique » et que les formes peuvent être « renforcées par des frottis de couleurs claires » qui en accentuent le relief. Il ajoute que « l'essai [que] fait l'artiste, d'insuffler la vie à sa création, se trahit dans l'attitude des jambes et des bras, la figure semble danser » avant de conclure : « cette espèce de sculpture en bois appartient à ces formes rares qui montrent la diminution des justes proportions des différentes parties du corps ; la grosseur exagérée de la tête exprime encore une conception religieuse ». Ainsi les sculptures du Sepik « ne respectent pas la réalité mais la réinvente et par cette réinvention vous met face à une vie sortie du fond des âges ».6 Eichhorn aurait pu ajouter, sans fausser sa démonstration, que ces sculptures de figures féminines sont rares. Celle-ci appartient à une petite série de figures d’ancêtres de taille moyenne déjà notée par Otto Reche dans son livre sur le Sepik.7 Peu d’exemplaires sont connus pour le moyen Sepik - elles sont plus courantes dans le bas Sepik. Reche ne précise pas grand-chose à leur sujet mais l’on peut penser que ces figures, qu’elles soient féminines ou masculines, étaient probablement conservées dans les maisons familiales où elles recevaient de temps en temps des offrandes et pouvaient jouer un rôle protecteur.
C’est cette rareté, liée au fait que cette figure présente tous les traits caractéristiques du moyen Sepik tels qu’ils sont énoncés par Eichhorn, qui pousse les organisateurs à lui donner une place importante dans l’exposition. Sur une photographie de l’époque, elle se dresse, isolée, à hauteur de regard. Cette photographie confirme qu’elle possédait déjà un superbe socle en bois laqué de noir dû à Kichizô Inagaki (son cachet, frappé en creux apparait sur une des faces du socle).
Tristan Tzara conservera toute sa vie cet objet remarquable et remarqué - lors de l’exposition Pigalle, il illustrera de nombreux articles consacrés à l’exposition. La figure se fera ensuite plus discrète bien qu’elle soit une icône historique de l’art océanien.
par Philippe Peltier
1Dascher, O., « Es ist was Wahnsinniges mit der Kunst ». Alfred Flechtheim, Sammler, Kunsthändler, Verleger, Wädenswil, 2011. Les détails de cette histoire sont donnés dans le passage intitulé Südsee-Plastiken, pp. 201-207.
2Une lettre écrite le 19 avril 1949 à Leonhard Adam et conservée dans les archives du Museum Rietberg de Zurich revient sur ce choix sans toutefois expliciter les intentions du baron. Cf. Wilde, M., Eduard von der Heydt. Kunstsammler, Bankier, Mäzen, Munich, 2013, p. 155.
3Cette aventure commerciale trouvera sa conclusion en 1933. Von der Heydt gardera quelques objets (cet ensemble forme de nos jours le cœur de la collection Océanie du Museum Rietberg de Zurich). Il en offrira quelques-uns à Flechtheim qui les exposera dans son bureau ou chez lui, et dépose l’ensemble le plus important (quelques 400 pièces) au Musée de l’Homme de Paris ainsi que dans les musées d’ethnographie de Zurich, de Bâle et de Saint-Gall. Voir à ce sujet l’étude de Zurich, p. 155.
4Le texte complet de cette notice est le suivant : « Das Gesicht entspricht dem Typus des Schreckmasken. Das starke Betonen des Antlitzes oder wie bei Nr 1 das plastiche Akzentuiren des Schädels weist deutlich auf des Schädelkulte bzw. Man stellt sich vielleicht gleichzeitig den Ahnen eine Maske vor dem Schädel tragend vor ».
5Voir Hourdé, C.-W. et Rolland, N., Galerie Pigalle. Afrique, Océanie, Paris, 2018.
6Eichhorn, A., « L’art chez les habitants du fleuve Sépik (Nouvelle-Guinée) » in Cahiers d’art, n°2-3, Paris, 1929, p. 75.
7Reche, O., Der Kaiserin-Augusta-Fluss, Hambourg, 1913, et plus particulièrement les pages 373-392.
On 22 February 1926, the banker and art collector Baron Eduard von der Heydt acquired 1088 South Sea objects1 from the Umlauff Museum. After the death of Heinrich Umlauff in 1925, the bankruptcy of the firm forced the family business to sell part of its assets in order to pay off its creditors. The transaction benefited from the expertise of Georg Thilenius, director of the Hamburg Museum, who had been supporting the Umlauff Museum since before the war. Its collection of “exotic” objects and natural specimens was probably one of the most important ones in private hands in Germany at the time. For von der Heydt, a collector with a passion for Indian and Oriental art as much as for modern art, this operation was exceptional. Did he actually want to help the Umlauff family to disperse their extensive collection? Did he hope to make a substantial profit from this transaction? Indeed, in the same year, a selection of objects likely to be of interest to modern art lovers, was exhibited in March at the Flechtheim Gallery in Berlin before being shown at the Zürcher Kunsthaus in June, then at the Flechtheim Gallery in Düsseldorf in August and finally in Chemnitz and Wiesbaden. The Flechtheim Gallery was one of the most important galleries in Germany at the time. It promoted mainly French and German artists linked to the avant-garde and published an astonishing journal, Der Querschnitt, which showcased everything that mattered in European literature at the time. Flechtheim and von der Heydt were close friends. However, at the time of the exhibition, the name of the real owner of the “collection” did not appear.2 For many years the objects on display were considered to be the private collection of the gallery owner, although he probably never had a particular taste for South Sea objects. It is possible that the two protagonists saw in this transaction an opportunity to undertake a lucrative financial operation. In 1928, in a letter to von der Heydt, Flechtheim announced his intention to liquidate the collection. He stated that the recent sale of the Walter Bondy collection at public auction in Paris had established a market price for the Pacific objects.3
It was at this time of dispersal that Tristan Tzara must have bought this female figure. Tzara had known Flechtheim for a long time and his texts were regularly published in Der Querschnitt. It is probable that Tzara knew the exact origin of the piece. In any case, it was a guarantee of its authenticity, since it was acquired before World War I, the time of the discovery of the Sepik, whose art would not cease to amaze Europe for its formal inventiveness.
A small catalogue accompanied the exhibition. The introduction and the notices on the 184 objects on display were written by Carl Einstein. In it he summarised the scarce ethnographic data regarding New Guinea, defending the idea that the objects originated in the cult of ancestors and were linked to magical practices. According to his analysis, the cult of the ancestors and the cult of the skulls are reflected in the sculptures by the importance given to the head, which is always treated in volume, while the body remains mostly flat.
This remark is summarised in the notice that Einstein writes on this figure, which appears under n° 11 in the catalogue: “The strong accentuation of the face and the plastic emphasis of the skull clearly point to a cult dedicated to skulls [...] one can also imagine the ancestors wearing a mask in front of their skull.”4 This figure is one of the few objects chosen to be reproduced in the catalogue and is therefore considered a major piece. It was initially wearing a necklace, a bracelet and the remains of a fibre skirt which have since disappeared.
Paris, Tristan Tzara and the Galerie Pigalle
Four years later, in 1930, Tzara lent this sculpture to the exhibition at the Pigalle Theatre in Paris, of which he was one of the organisers along with Pierre Loeb and Charles Ratton. This exhibition was notable both for its presentation - a subdued lighting enhanced the objects presented in isolation on high wooden pedestals - and for its choice of objects: many of them were to become icons of “primitive” art. The Pigalle exhibition established a style and contributed to the establishment of aesthetic principles that would serve as a reference for the years to come.5 For Oceania, Pigalle also marked the discovery of a substantial group of exceptional objects from New Guinea. A region which, in those years, was little known in France. One of the rare writings on this vast universe is the issue devoted to Oceania in Christian Zervos' Cahiers d'art published the previous year. In his introduction, Zervos remarks about Papuan artists that: “The unusual breath of poetry, which has left a deep impression on their minds, carries them towards the unusual.” And Tzara, in his own contribution to the same issue, insists: “It is only in the light of poetry that one can touch the creative mystery of Oceanian art.” The Sepik Valley is thus seen as an exceptional hotbed of art that still conceals many discoveries.
The article on the Sepik is written by Eichhorn, curator of the Berlin Museum of Ethnography. He notes that in the middle reaches of the river, where the Tzara figure comes from, “the dorsoventral flattening of the human statues is characteristic” and that the forms can be “reinforced by smears of light colours” which accentuate their embossing. He adds that “the artist's attempt to breathe life into his creation can be seen in the attitude of the legs and arms - the figure seems to be dancing” - before concluding: “this type of wooden sculpture belongs to those rare forms that show the reduction of the correct proportions of the different parts of the body; the exaggerated size of the head also expresses a religious conception.” Thus, the sculptures of the Sepik “do not respect reality but reinvent it and by this reinvention bring you face to face with a life from the depths of the ages”.6 Without distorting his demonstration, Eichhorn could have added that these sculptures of female figures are quite rare. This one belongs to a small series of medium-sized ancestor figures already referred to by Otto Reche in his book on the Sepik.7 Few examples are known from the Middle Sepik - they are more common in the Lower Sepik. Reche does not specify much about them, but one can think that these figures, whether female or male, were probably kept in family homes where they were occasionally presented with offerings and could play a protective role.
It is this rarity, together with the fact that this figure displays all the characteristic features of the Middle Sepik, as outlined by Eichhorn, that led the organisers to give it a prominent place in the exhibition. In a photograph from the period, it stands alone at eye level. This photograph confirms that it already had a superb black-lacquered wooden base by Kichizô Inagaki (the embossed stamp appears on one side of the base).
Tristan Tzara kept this remarkable object throughout his life - during the Pigalle exhibition, it illustrated numerous articles devoted to the exhibition. The figure then became more discreet, although it is a historical icon of oceanian art.
by Philippe Peltier
1Dascher, O., « Es ist was Wahnsinniges mit der Kunst ». Alfred Flechtheim, Sammler, Kunsthändler, Verleger, Wädenswil, 2011. The details of this story are given in the passage entitled Südsee-Plastiken, pp. 201-207.
2A letter written 19 April 1949 to Leonhard Adam and preserved in the archives of the Museum Rietberg in Zurich points out this choice without however clearly explaining the intentions of the Baron. Cf. Wilde, M., Eduard von der Heydt. Kunstsammler, Bankier, Mäzen, Munich, 2013, p. 155.
3This commercial aventure was concluded in 1933. Von der Heydt kept a few objects (today, this ensemble comprises the heart of the Oceania collection at the Museum Rietberg in Zurich). He offered some of them to Flechtheim who displayed them in his office or at his home, and deposited the most important ensemble (around 400 pieces) at the Musée de l’Homme in Paris, as well as the museums of ethnography in Zurich, Basel and Saint-Gall. On this subject, refer to the Zurich study, p. 155.
4The complete text of this notice is as follows: « Das Gesicht entspricht dem Typus des Schreckmasken. Das starke Betonen des Antlitzes oder wie bei Nr 1 das plastiche Akzentuiren des Schädels weist deutlich auf des Schädelkulte bzw. Man stellt sich vielleicht gleichzeitig den Ahnen eine Maske vor dem Schädel tragend vor ».
5See Hourdé, C.-W. et Rolland, N., Galerie Pigalle. Afrique, Océanie, Paris, 2018.
6Eichhorn, A., « L’art chez les habitants du fleuve Sépik (Nouvelle-Guinée) » in Cahiers d’art, n°2-3, Paris, 1929, p. 75.
7Reche, O., Der Kaiserin-Augusta-Fluss, Hambourg, 1913, and more particularly pages 373-392.
C’est à cette époque de dispersion que Tristan Tzara a dû acheter cette figure féminine. Tzara connait de longue date Flechtheim et ses textes sont régulièrement publiés dans Der Querschnitt. Il est probable que Tzara connaissait l’origine exacte de la pièce. Elle était en tout cas la garantie de son authenticité puisque qu’elle fut acquise avant la Première Guerre mondiale, époque de la découverte du Sepik dont l’art ne cessera par la suite d’étonner l’Europe pour son inventivité formelle.
Un petit catalogue accompagne l’exposition. L’introduction et les notices des 184 objets exposés sont rédigées par Carl Einstein. Il y résume les rares données ethnographiques connues sur la Nouvelle-Guinée, défendant l’idée que les objets trouvent leur origine dans le culte des ancêtres et sont liés à des pratiques magiques. Suivant son analyse, le culte des ancêtres apparié à celui des crânes se traduit dans les sculptures par l’importance accordée à la tête, toujours traitée en volume, alors que le corps reste le plus souvent plat.
Cette remarque est synthétisée dans la notice qu’Einstein écrit sur cette figure qui apparaît sous le n° 11 du catalogue : « La forte accentuation du visage, l'accentuation plastique du crâne pointent clairement vers un culte dédié aux crânes […] l’on imagine peut-être aussi les ancêtres porter un masque devant leur crâne ».4 La figure est l’un des rares objets choisis pour être reproduite dans le catalogue et qui est donc considérée comme une pièce majeure. Elle porte alors un collier, un bracelet et les restes d’une jupe en fibres disparus depuis.
Paris, Tristan Tzara et la Galerie Pigalle
Quatre ans plus tard, en 1930, Tzara prête cette sculpture à l’exposition du Théâtre Pigalle à Paris dont il est, avec Pierre Loeb et Charles Ratton, l’un des organisateurs. Cette exposition est notable tout à la fois pour sa présentation - une lumière tamisée met en valeur les objets présentés isolés sur de hauts socles en bois - et par son choix d’objets : nombre d’entre eux deviendront des icônes de l’art « primitif ». L’exposition Pigalle fixe un goût et contribue à la mise en place de canons esthétiques qui serviront de référence pour les années à venir.5 Pour l’Océanie, Pigalle marque aussi la découverte d’un ensemble conséquent d’objets exceptionnels de Nouvelle-Guinée. Une région qui, dans ces années, est méconnue en France. L’un des rares écrits sur ce vaste univers est le numéro consacré à l’Océanie par les Cahiers d’art de Christian Zervos publié l’année précédente. Dans son introduction, Zervos remarque à propos des artistes papous que « Le souffle insolite de poésie, dont leur esprit a reçu une impression profonde, les porte vers l'inusité. » Et Tzara, dans sa propre contribution au même numéro, d’insister : « Ce n'est qu'à la lumière de la poésie qu'on peut toucher le mystère créateur de l'art océanien ». La vallée du Sepik est alors entrevue comme une exceptionnelle oasis de l’art qui recèle encore de multiples découvertes.
L’article sur le Sepik est rédigé par Eichhorn, conservateur du musée d’ethnographie de Berlin. Il note que dans le cours moyen du fleuve, lieu d’où provient la figure de Tzara, « l'aplatissement dorso-ventral des statues humaines est caractéristique » et que les formes peuvent être « renforcées par des frottis de couleurs claires » qui en accentuent le relief. Il ajoute que « l'essai [que] fait l'artiste, d'insuffler la vie à sa création, se trahit dans l'attitude des jambes et des bras, la figure semble danser » avant de conclure : « cette espèce de sculpture en bois appartient à ces formes rares qui montrent la diminution des justes proportions des différentes parties du corps ; la grosseur exagérée de la tête exprime encore une conception religieuse ». Ainsi les sculptures du Sepik « ne respectent pas la réalité mais la réinvente et par cette réinvention vous met face à une vie sortie du fond des âges ».6 Eichhorn aurait pu ajouter, sans fausser sa démonstration, que ces sculptures de figures féminines sont rares. Celle-ci appartient à une petite série de figures d’ancêtres de taille moyenne déjà notée par Otto Reche dans son livre sur le Sepik.7 Peu d’exemplaires sont connus pour le moyen Sepik - elles sont plus courantes dans le bas Sepik. Reche ne précise pas grand-chose à leur sujet mais l’on peut penser que ces figures, qu’elles soient féminines ou masculines, étaient probablement conservées dans les maisons familiales où elles recevaient de temps en temps des offrandes et pouvaient jouer un rôle protecteur.
C’est cette rareté, liée au fait que cette figure présente tous les traits caractéristiques du moyen Sepik tels qu’ils sont énoncés par Eichhorn, qui pousse les organisateurs à lui donner une place importante dans l’exposition. Sur une photographie de l’époque, elle se dresse, isolée, à hauteur de regard. Cette photographie confirme qu’elle possédait déjà un superbe socle en bois laqué de noir dû à Kichizô Inagaki (son cachet, frappé en creux apparait sur une des faces du socle).
Tristan Tzara conservera toute sa vie cet objet remarquable et remarqué - lors de l’exposition Pigalle, il illustrera de nombreux articles consacrés à l’exposition. La figure se fera ensuite plus discrète bien qu’elle soit une icône historique de l’art océanien.
par Philippe Peltier
1Dascher, O., « Es ist was Wahnsinniges mit der Kunst ». Alfred Flechtheim, Sammler, Kunsthändler, Verleger, Wädenswil, 2011. Les détails de cette histoire sont donnés dans le passage intitulé Südsee-Plastiken, pp. 201-207.
2Une lettre écrite le 19 avril 1949 à Leonhard Adam et conservée dans les archives du Museum Rietberg de Zurich revient sur ce choix sans toutefois expliciter les intentions du baron. Cf. Wilde, M., Eduard von der Heydt. Kunstsammler, Bankier, Mäzen, Munich, 2013, p. 155.
3Cette aventure commerciale trouvera sa conclusion en 1933. Von der Heydt gardera quelques objets (cet ensemble forme de nos jours le cœur de la collection Océanie du Museum Rietberg de Zurich). Il en offrira quelques-uns à Flechtheim qui les exposera dans son bureau ou chez lui, et dépose l’ensemble le plus important (quelques 400 pièces) au Musée de l’Homme de Paris ainsi que dans les musées d’ethnographie de Zurich, de Bâle et de Saint-Gall. Voir à ce sujet l’étude de Zurich, p. 155.
4Le texte complet de cette notice est le suivant : « Das Gesicht entspricht dem Typus des Schreckmasken. Das starke Betonen des Antlitzes oder wie bei Nr 1 das plastiche Akzentuiren des Schädels weist deutlich auf des Schädelkulte bzw. Man stellt sich vielleicht gleichzeitig den Ahnen eine Maske vor dem Schädel tragend vor ».
5Voir Hourdé, C.-W. et Rolland, N., Galerie Pigalle. Afrique, Océanie, Paris, 2018.
6Eichhorn, A., « L’art chez les habitants du fleuve Sépik (Nouvelle-Guinée) » in Cahiers d’art, n°2-3, Paris, 1929, p. 75.
7Reche, O., Der Kaiserin-Augusta-Fluss, Hambourg, 1913, et plus particulièrement les pages 373-392.
On 22 February 1926, the banker and art collector Baron Eduard von der Heydt acquired 1088 South Sea objects1 from the Umlauff Museum. After the death of Heinrich Umlauff in 1925, the bankruptcy of the firm forced the family business to sell part of its assets in order to pay off its creditors. The transaction benefited from the expertise of Georg Thilenius, director of the Hamburg Museum, who had been supporting the Umlauff Museum since before the war. Its collection of “exotic” objects and natural specimens was probably one of the most important ones in private hands in Germany at the time. For von der Heydt, a collector with a passion for Indian and Oriental art as much as for modern art, this operation was exceptional. Did he actually want to help the Umlauff family to disperse their extensive collection? Did he hope to make a substantial profit from this transaction? Indeed, in the same year, a selection of objects likely to be of interest to modern art lovers, was exhibited in March at the Flechtheim Gallery in Berlin before being shown at the Zürcher Kunsthaus in June, then at the Flechtheim Gallery in Düsseldorf in August and finally in Chemnitz and Wiesbaden. The Flechtheim Gallery was one of the most important galleries in Germany at the time. It promoted mainly French and German artists linked to the avant-garde and published an astonishing journal, Der Querschnitt, which showcased everything that mattered in European literature at the time. Flechtheim and von der Heydt were close friends. However, at the time of the exhibition, the name of the real owner of the “collection” did not appear.2 For many years the objects on display were considered to be the private collection of the gallery owner, although he probably never had a particular taste for South Sea objects. It is possible that the two protagonists saw in this transaction an opportunity to undertake a lucrative financial operation. In 1928, in a letter to von der Heydt, Flechtheim announced his intention to liquidate the collection. He stated that the recent sale of the Walter Bondy collection at public auction in Paris had established a market price for the Pacific objects.3
It was at this time of dispersal that Tristan Tzara must have bought this female figure. Tzara had known Flechtheim for a long time and his texts were regularly published in Der Querschnitt. It is probable that Tzara knew the exact origin of the piece. In any case, it was a guarantee of its authenticity, since it was acquired before World War I, the time of the discovery of the Sepik, whose art would not cease to amaze Europe for its formal inventiveness.
A small catalogue accompanied the exhibition. The introduction and the notices on the 184 objects on display were written by Carl Einstein. In it he summarised the scarce ethnographic data regarding New Guinea, defending the idea that the objects originated in the cult of ancestors and were linked to magical practices. According to his analysis, the cult of the ancestors and the cult of the skulls are reflected in the sculptures by the importance given to the head, which is always treated in volume, while the body remains mostly flat.
This remark is summarised in the notice that Einstein writes on this figure, which appears under n° 11 in the catalogue: “The strong accentuation of the face and the plastic emphasis of the skull clearly point to a cult dedicated to skulls [...] one can also imagine the ancestors wearing a mask in front of their skull.”4 This figure is one of the few objects chosen to be reproduced in the catalogue and is therefore considered a major piece. It was initially wearing a necklace, a bracelet and the remains of a fibre skirt which have since disappeared.
Paris, Tristan Tzara and the Galerie Pigalle
Four years later, in 1930, Tzara lent this sculpture to the exhibition at the Pigalle Theatre in Paris, of which he was one of the organisers along with Pierre Loeb and Charles Ratton. This exhibition was notable both for its presentation - a subdued lighting enhanced the objects presented in isolation on high wooden pedestals - and for its choice of objects: many of them were to become icons of “primitive” art. The Pigalle exhibition established a style and contributed to the establishment of aesthetic principles that would serve as a reference for the years to come.5 For Oceania, Pigalle also marked the discovery of a substantial group of exceptional objects from New Guinea. A region which, in those years, was little known in France. One of the rare writings on this vast universe is the issue devoted to Oceania in Christian Zervos' Cahiers d'art published the previous year. In his introduction, Zervos remarks about Papuan artists that: “The unusual breath of poetry, which has left a deep impression on their minds, carries them towards the unusual.” And Tzara, in his own contribution to the same issue, insists: “It is only in the light of poetry that one can touch the creative mystery of Oceanian art.” The Sepik Valley is thus seen as an exceptional hotbed of art that still conceals many discoveries.
The article on the Sepik is written by Eichhorn, curator of the Berlin Museum of Ethnography. He notes that in the middle reaches of the river, where the Tzara figure comes from, “the dorsoventral flattening of the human statues is characteristic” and that the forms can be “reinforced by smears of light colours” which accentuate their embossing. He adds that “the artist's attempt to breathe life into his creation can be seen in the attitude of the legs and arms - the figure seems to be dancing” - before concluding: “this type of wooden sculpture belongs to those rare forms that show the reduction of the correct proportions of the different parts of the body; the exaggerated size of the head also expresses a religious conception.” Thus, the sculptures of the Sepik “do not respect reality but reinvent it and by this reinvention bring you face to face with a life from the depths of the ages”.6 Without distorting his demonstration, Eichhorn could have added that these sculptures of female figures are quite rare. This one belongs to a small series of medium-sized ancestor figures already referred to by Otto Reche in his book on the Sepik.7 Few examples are known from the Middle Sepik - they are more common in the Lower Sepik. Reche does not specify much about them, but one can think that these figures, whether female or male, were probably kept in family homes where they were occasionally presented with offerings and could play a protective role.
It is this rarity, together with the fact that this figure displays all the characteristic features of the Middle Sepik, as outlined by Eichhorn, that led the organisers to give it a prominent place in the exhibition. In a photograph from the period, it stands alone at eye level. This photograph confirms that it already had a superb black-lacquered wooden base by Kichizô Inagaki (the embossed stamp appears on one side of the base).
Tristan Tzara kept this remarkable object throughout his life - during the Pigalle exhibition, it illustrated numerous articles devoted to the exhibition. The figure then became more discreet, although it is a historical icon of oceanian art.
by Philippe Peltier
1Dascher, O., « Es ist was Wahnsinniges mit der Kunst ». Alfred Flechtheim, Sammler, Kunsthändler, Verleger, Wädenswil, 2011. The details of this story are given in the passage entitled Südsee-Plastiken, pp. 201-207.
2A letter written 19 April 1949 to Leonhard Adam and preserved in the archives of the Museum Rietberg in Zurich points out this choice without however clearly explaining the intentions of the Baron. Cf. Wilde, M., Eduard von der Heydt. Kunstsammler, Bankier, Mäzen, Munich, 2013, p. 155.
3This commercial aventure was concluded in 1933. Von der Heydt kept a few objects (today, this ensemble comprises the heart of the Oceania collection at the Museum Rietberg in Zurich). He offered some of them to Flechtheim who displayed them in his office or at his home, and deposited the most important ensemble (around 400 pieces) at the Musée de l’Homme in Paris, as well as the museums of ethnography in Zurich, Basel and Saint-Gall. On this subject, refer to the Zurich study, p. 155.
4The complete text of this notice is as follows: « Das Gesicht entspricht dem Typus des Schreckmasken. Das starke Betonen des Antlitzes oder wie bei Nr 1 das plastiche Akzentuiren des Schädels weist deutlich auf des Schädelkulte bzw. Man stellt sich vielleicht gleichzeitig den Ahnen eine Maske vor dem Schädel tragend vor ».
5See Hourdé, C.-W. et Rolland, N., Galerie Pigalle. Afrique, Océanie, Paris, 2018.
6Eichhorn, A., « L’art chez les habitants du fleuve Sépik (Nouvelle-Guinée) » in Cahiers d’art, n°2-3, Paris, 1929, p. 75.
7Reche, O., Der Kaiserin-Augusta-Fluss, Hambourg, 1913, and more particularly pages 373-392.