Lot Essay
"Qu’est-il arrivé au « Buste de la prêtresse » ? Pourquoi ces fers implantés le long du nez, ces orifices de part et d’autre de la bouche ? Elle a reçu un coup de machette sur le front ; c’est également un instrument métallique qui lui a tranché la bouche, comme le montre la patine lisse du bois à cet endroit. C’est peut-être même ce coup, venu d’en bas, qui, en arrachant la fibre du bois l’a privée de son nez : à la racine de ce dernier, il y a entre les deux yeux une petite incision fine et délicate qui n’a pas été faite de façon violente. Est-ce l’effigie d’une reine punie, hypothèse qu’a envisagée Christian Merlo en 1966, une prêtresse du culte de Yéwé, comme le pensait Carl Einstein en 1930, ou un botchio, comme le considère Suzanne Preston Blier en 1995 ?"
"C’est une joie et un privilège que de pouvoir tenir sa petite tête dans la main et de la faire tourner à loisir. Christian Merlo dit ainsi : « Pour qui a pu la manier, la pièce apparaît suffisamment lourde, galbeuse, patinée, s’insérant bien dans la paume de la main et que les doigts peuvent retenir par l’échancrure gracile du cou. Sous l’ongle, le bois se révèle extrêmement dur ; les fibres en sont serrées, l’érosion ayant éliminé les parties tendres. » Ce bois très dur laisse apparaître ses pores, qui figurent à s’y méprendre un grain de peau d’une subtile finesse, d’autant que le mouvement des fibres suit le modelé du visage, du front, des pommettes et du menton, de la nuque, de la chevelure, des épaules, de la poitrine, et rendent cette effigie vibrante d’une vie naturelle et surnaturelle tout à la fois. Christian Merlo écrit encore : « On dira – nous avons entendu exprimer cet avis – que ce buste n’est plus qu’un débris, beau, certes, mais débris tout de même, reliquat de ce qui fut une œuvre d’art. Telle n’est pas l’opinion des critiques que nous avons cités, et telle n’est pas la nôtre. Nous dirons même davantage : les mutilations, l’érosion, les fers ajoutent peut-être plus qu’ils ne retirent à une œuvre qui, demeurée intacte, eût pu paraître plus lourde par l’épatement du nez et l’avancée des lèvres, et trop étroite d’épaules par rapport à la tête. » Il ajoute même : « Détail remarquable : les deux clous fichés dans la face sont rabattus suivant les axes majeurs de l’arête du nez et de la narine. Ils les évoquent comme auraient pu faire deux fibres plus épaisses du bois dont ils ont pris la patine. Ils sont, malgré l’intrusion qu’ils constituent, les moins étranges possible. Il y aurait eu risque grave à les extraire, la mutilation pouvant en paraître plus manifeste et plus choquante, par l’absence complète de relief qui en aurait résulté. » Et de conclure : « C’est par son style, qui est l’esprit de la forme, qu’elle est humaine, et si totalement humaine que tous les hommes qui pensent et qui sentent peuvent reconnaître en elle la femme, gracieuse et grave, attentive et attentionnée, génitrice et sacerdotale, modèle éternel de toutes les civilisations, de toutes les religions, de l’Homme et de l’Esprit. C’est en produisant de pareils chefs-d’œuvre que la civilisation nègre peut exposer au festival de l’art universel. » Avec ses yeux mi-clos, totalement repliée sur elle-même, proche et pourtant si lointaine, présente et absente, elle est un bloc compact de vie intérieure à l’état pur ; elle EST, et ce qui s’exprime à travers elle, c’est le sentiment de l’existence à l’état originel comme il peut frémir au cœur de tout être vivant, même le plus démuni : c’est de l’ordre de ce « Je suis celui qui suis », par lequel, Y.HE.V.HE se définit à Moïse sur le Sinaï. La parenté phonétique avec ce Yéwé dahoméen au culte, duquel la jeune nonne serait dévouée, serait-elle une simple coïncidence ? Cette œuvre qui cristallise tous les éléments les plus caractéristiques des objets que nous aimons est [...] une icône de notre collection ; c’est pourtant, mais n’est-ce pas logique, l’une des dernières venues : totalement humaine, elle est d’un classicisme absolu."
Liliane et Michel Durand-Dessert
LA PRÊTRESSE FON : UN CHEF-D'ŒUVRE UNIVERSEL
Peu d’objets auront fait autant rêver les amateurs et les spécialistes de l’art africain que ce buste Fon sur lequel le temps et les hommes ont tour à tour laissé leurs marques, aléatoires pour l’un, volontaires ou accidentelles pour les autres. Abandon après désuétude, mutilation fétichiste ou encore simple accident que maladroitement on aura voulu réparer ? On ne le saura jamais.
En revanche il est clair que, en pays Fon, pour qu’un objet soit mutilé il fallait un motif grave, une faute commise par celui ou celle dont il était en quelque sorte le portrait ou le totem ; alors que pour des raisons religieuses, changement de culte ou conversion à une nouvelle religion, ou fonctionnelles : cassé et donc hors d’usage, l’objet soit abandonné, jeté dans la brousse et livré aux prédateurs ou aux flammes. En soi l’objet n’est rien, ce qui est valorisé et respecté est ce qu’il représente.
Le texte superbe de Christian Merlo relate tout ce qu’il savait sur le buste, proposant toutes sortes d’hypothèses sur sa fonction et son vécu précédent sa découverte. En revanche il ne nous donne pas l’identité de son découvreur et c’est dommage, mais le récit indique qu’il s’agissait probablement d’Européens puisqu’ils se promenaient en couple à Abomey et que par la suite ils l’avaient fait socler et présenter dans leur salon, décoré de tissus d’Abomey, dans leur maison de Porto-Novo ; une démarche fort peu africaine. Nul Africain ne mettrait chez lui un objet dont il ne connait ni la fonction ni l’histoire, surtout en 1928. D’autre part ces mystérieux découvreurs vont par la suite vendre le buste à Charles Ratton, ils étaient donc initiés, pas seulement aux cultes Fon, mais aux arcanes du marché de « l’art nègre ».
Contre les explications romanesques on peut affirmer que cet objet ressemble avant tout et de façon classique aux botchio Fon si communs devant les demeures et dans les champs au Bénin. Utilisés pour repousser les maléfices « bo », ils agissent comme des leurres, ou comme des paratonnerres, faisant croire que l’être visé par le mauvais sort est déjà mort « cio ». En 1996 à Eymoutiers à l’Espace Paul Rebeyrolle, Jacques Kerchache a consacré une importante exposition aux bocio intitulée : « Botchio, sculptures Fon, Bénin ». Le Buste de la Prêtresse y est reproduit et commenté. Kerchache et Georges Vidal ont effectué de nombreux voyages dans le pays Fon dans les années 60, ils y collectèrent un nombre considérable d’objets et d’informations précises.
"C’est une joie et un privilège que de pouvoir tenir sa petite tête dans la main et de la faire tourner à loisir. Christian Merlo dit ainsi : « Pour qui a pu la manier, la pièce apparaît suffisamment lourde, galbeuse, patinée, s’insérant bien dans la paume de la main et que les doigts peuvent retenir par l’échancrure gracile du cou. Sous l’ongle, le bois se révèle extrêmement dur ; les fibres en sont serrées, l’érosion ayant éliminé les parties tendres. » Ce bois très dur laisse apparaître ses pores, qui figurent à s’y méprendre un grain de peau d’une subtile finesse, d’autant que le mouvement des fibres suit le modelé du visage, du front, des pommettes et du menton, de la nuque, de la chevelure, des épaules, de la poitrine, et rendent cette effigie vibrante d’une vie naturelle et surnaturelle tout à la fois. Christian Merlo écrit encore : « On dira – nous avons entendu exprimer cet avis – que ce buste n’est plus qu’un débris, beau, certes, mais débris tout de même, reliquat de ce qui fut une œuvre d’art. Telle n’est pas l’opinion des critiques que nous avons cités, et telle n’est pas la nôtre. Nous dirons même davantage : les mutilations, l’érosion, les fers ajoutent peut-être plus qu’ils ne retirent à une œuvre qui, demeurée intacte, eût pu paraître plus lourde par l’épatement du nez et l’avancée des lèvres, et trop étroite d’épaules par rapport à la tête. » Il ajoute même : « Détail remarquable : les deux clous fichés dans la face sont rabattus suivant les axes majeurs de l’arête du nez et de la narine. Ils les évoquent comme auraient pu faire deux fibres plus épaisses du bois dont ils ont pris la patine. Ils sont, malgré l’intrusion qu’ils constituent, les moins étranges possible. Il y aurait eu risque grave à les extraire, la mutilation pouvant en paraître plus manifeste et plus choquante, par l’absence complète de relief qui en aurait résulté. » Et de conclure : « C’est par son style, qui est l’esprit de la forme, qu’elle est humaine, et si totalement humaine que tous les hommes qui pensent et qui sentent peuvent reconnaître en elle la femme, gracieuse et grave, attentive et attentionnée, génitrice et sacerdotale, modèle éternel de toutes les civilisations, de toutes les religions, de l’Homme et de l’Esprit. C’est en produisant de pareils chefs-d’œuvre que la civilisation nègre peut exposer au festival de l’art universel. » Avec ses yeux mi-clos, totalement repliée sur elle-même, proche et pourtant si lointaine, présente et absente, elle est un bloc compact de vie intérieure à l’état pur ; elle EST, et ce qui s’exprime à travers elle, c’est le sentiment de l’existence à l’état originel comme il peut frémir au cœur de tout être vivant, même le plus démuni : c’est de l’ordre de ce « Je suis celui qui suis », par lequel, Y.HE.V.HE se définit à Moïse sur le Sinaï. La parenté phonétique avec ce Yéwé dahoméen au culte, duquel la jeune nonne serait dévouée, serait-elle une simple coïncidence ? Cette œuvre qui cristallise tous les éléments les plus caractéristiques des objets que nous aimons est [...] une icône de notre collection ; c’est pourtant, mais n’est-ce pas logique, l’une des dernières venues : totalement humaine, elle est d’un classicisme absolu."
Liliane et Michel Durand-Dessert
LA PRÊTRESSE FON : UN CHEF-D'ŒUVRE UNIVERSEL
Peu d’objets auront fait autant rêver les amateurs et les spécialistes de l’art africain que ce buste Fon sur lequel le temps et les hommes ont tour à tour laissé leurs marques, aléatoires pour l’un, volontaires ou accidentelles pour les autres. Abandon après désuétude, mutilation fétichiste ou encore simple accident que maladroitement on aura voulu réparer ? On ne le saura jamais.
En revanche il est clair que, en pays Fon, pour qu’un objet soit mutilé il fallait un motif grave, une faute commise par celui ou celle dont il était en quelque sorte le portrait ou le totem ; alors que pour des raisons religieuses, changement de culte ou conversion à une nouvelle religion, ou fonctionnelles : cassé et donc hors d’usage, l’objet soit abandonné, jeté dans la brousse et livré aux prédateurs ou aux flammes. En soi l’objet n’est rien, ce qui est valorisé et respecté est ce qu’il représente.
Le texte superbe de Christian Merlo relate tout ce qu’il savait sur le buste, proposant toutes sortes d’hypothèses sur sa fonction et son vécu précédent sa découverte. En revanche il ne nous donne pas l’identité de son découvreur et c’est dommage, mais le récit indique qu’il s’agissait probablement d’Européens puisqu’ils se promenaient en couple à Abomey et que par la suite ils l’avaient fait socler et présenter dans leur salon, décoré de tissus d’Abomey, dans leur maison de Porto-Novo ; une démarche fort peu africaine. Nul Africain ne mettrait chez lui un objet dont il ne connait ni la fonction ni l’histoire, surtout en 1928. D’autre part ces mystérieux découvreurs vont par la suite vendre le buste à Charles Ratton, ils étaient donc initiés, pas seulement aux cultes Fon, mais aux arcanes du marché de « l’art nègre ».
Contre les explications romanesques on peut affirmer que cet objet ressemble avant tout et de façon classique aux botchio Fon si communs devant les demeures et dans les champs au Bénin. Utilisés pour repousser les maléfices « bo », ils agissent comme des leurres, ou comme des paratonnerres, faisant croire que l’être visé par le mauvais sort est déjà mort « cio ». En 1996 à Eymoutiers à l’Espace Paul Rebeyrolle, Jacques Kerchache a consacré une importante exposition aux bocio intitulée : « Botchio, sculptures Fon, Bénin ». Le Buste de la Prêtresse y est reproduit et commenté. Kerchache et Georges Vidal ont effectué de nombreux voyages dans le pays Fon dans les années 60, ils y collectèrent un nombre considérable d’objets et d’informations précises.