拍品专文
Entre influences persanes et inspirations ornementales hollandaises et françaises, ce majestueux tapis, réalisé à la manufacture de la Savonnerie dans les années 1650, incarne l’avènement du Grand Siècle en France.
En effet, dès 1604, Henri IV, souhaitant limiter l’importation des tapis de Perse et du Levant et encourager la production française, installe dans la Grande Galerie du Louvre le tapissier Pierre Dupont, qui met au point une technique imitant les tapis « façon de Turquie et du Levant ». Quelques années plus tard, en 1627, son meilleur élève Simon Lourdet crée, avec le soutien de Marie de Médicis, un atelier dans une ancienne fabrique de savons sur la colline de Chaillot. Un an plus tard, Dupont et Lourdet s’associent pour bénéficier des privilèges accordés par le Roi. Ils obtiennent alors l’exclusivité de la fabrication de « toutes sortes de tapis, autres emmeublements et ouvrages du Levant, tant en or, argent, soye, fleuret, que laine », pour une période de dix-huit ans. Nait ainsi la manufacture de la Savonnerie, comprenant deux ateliers distincts : celui du Louvre, et celui de Chaillot, qui a probablement réalisé ce tapis monumental.
Les premiers tapis de la Savonnerie s’inspirent d’ouvrages persans et présentent plutôt des fonds colorés, comme celui vendu à Drouot à Paris le 23 juin 2000, n°161 (illustré dans Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 179). Son fond jaune et rouge est orné de grandes fleurs stylisées, d’influence persane.
Progressivement, les fonds s’assombrissent et les fleurs se naturalisent. Des correspondances de 1652 entre Christine de France, duchesse de Savoie, dite Madame Royale, et un membre de son ambassade à Paris, un dénommé Forestier, mentionnent alors « de grands fleurages fort naturelz ». Pendant cette période, est réalisé un tapis acheté à Simon Lourdet par la Reine Marie-Thérèse en 1661, dont un tissage presque identique est conservé dans les collections du Mobilier National (Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 180). En 1684, il est inventorié comme tel par le Garde-Meuble Royal : « Un autre tapis de la Savonnerie fonds brun (…), au milieu duquel est un gros bouquet de fleurs dans une bordure ovale de fleurs, liée de quatre rubans bleus, avec deux vases à godrons jaunes remplis de fleurs, et d’où il sort des rinceaux qui remplissent le hault et le bas dudit tapis, dans une grande bordure aussy fonds brun…. » (J. Guiffrey, Inventaire général du mobilier de la Couronne sous Louis XIV (1663-1715), 1886, I, p.410, n°237). Deux tapis similaires au nôtre, réalisés par l’atelier de Chaillot, correspondent en tout point à cette description : l’un datant vers 1650-1660, conservé aujourd’hui au Château de Vaux-le Vicomte, et l’autre, réalisé vers 1640-1650, vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2019, lot 216.
Les tapis de cette période partagent en commun plusieurs caractéristiques, tels que les fonds, noirs, bleu marine ou bruns, abondamment couverts de fleurs naturalistes et identifiables, et ceints d’une large bordure ornée des mêmes motifs fleuris, créant un effet « millefleurs ». Notre tapis correspond ainsi certainement à cette production des années 1650, probablement avant celui commandé par la Reine Marie-Thérèse, qui présente déjà de nouveaux motifs de rinceaux et de chiffres. Si le peintre-cartonnier de ce tapis n’est pas connu, ses sources d’inspirations sont assez claires, associant le modèle des tapis orientaux, à la fois perses, indiens et turques, au goût européen pour les fleurs et natures mortes. Il pourrait par exemple s’agir de l’artiste Georges Baussonet, dont la bibliothèque municipale de Reims conserve plusieurs dessins préparatoires de sa main vers 1610-1620. Son nom a d’ailleurs été avancé pour certains tapis comparables, tels que celui conservé au Louvre (OA 6256), réalisé par l’atelier de Chaillot vers 1640-1650, celui conservé au Waddesdon Manor (illustré dans Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 181, fig. 1) ainsi que celui vendu chez Christie’s à New York le 26 octobre 2001, lot 48. Ces tapis ainsi que le nôtre s’inspirent aussi très probablement de gravures de fleurs d’ornemanistes français, tels que Gédéon Légaré, auteur d’eaux-fortes d’ornements floraux conservées au Louvre (ill. p. 34), François Lefebvre, dont certaines gravures sont exposées au Victorian & Albert Museum, ou encore l’aquafortiste Balthazar Moncornet, auteur de modèles d’ornements pour l’orfèvrerie, aux fleurs très naturalistes, prolongeant le style « cosse de pois ».
Mais ces trois tapis, ainsi que probablement le nôtre, pourraient également s’inspirer de la peinture de nature morte française et flamande de l’époque. Sarah B. Sherill compare le dessin du panier de fleurs central de ces trois tapis à la Corbeille de fleurs de l’école de Jacques Linard, datée vers 1627, conservée au Louvre (S. Sherrill, Tapis d’Occident, New York, 1996, p. 65).
Certains motifs de ce tapis sont également probablement influencés par le goût de l’exotisme au XVIIe siècle : parmi eux figurent la tulipe, dont les bulbes, importés des Pays-Bas à des prix très élevés, ont fait l’objet de bulles spéculatives dans les années 1630. Un tapis comparable, réalisé par l’atelier de Chaillot et conservé au Metropolitan Museum de New York (1976.155.111), présente des tulipes similaires, mais également des vases de porcelaine bleue et blanche, révélant l’attrait pour la porcelaine Chinoise importée en Europe à cette époque par les bateaux de la Compagnie des Indes Orientales. Les pivoines, symboles d’éternité en Chine, font peut-être aussi partie de ces sources d’inspiration.
Un peu plus tard, apparaissent dans les années 1660 le développement des entrelacs, cartouches, larges rinceaux et motifs baroques, s’éloignant progressivement des mille fleurs naturalistes de notre tapis. Parmi ces créations, comparables au nôtre, mais postérieures par l’apparition de ces nouveaux motifs, figure un autre tapis conservé au Metropolitan Museum de New York (1983.268), daté de 1660-1665, un tapis réalisé dans l’atelier de Chaillot, daté de 1665-1667, conservé au Paul Getty Museum (no. 70.DC.63) et un autre, daté vers 1664-1665 et vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2018, lot 507.
Un tapis comme le nôtre vaut au XVIIe siècle entre 2.100 et 2.600 livres, et le délai de commande nécessaire à son exécution est d’environ un an, indique la correspondance de Catherine de France, dite Madame Royale avec sa fille la duchesse de Bavière en 1652 (Turin, Archivio di Stato, Lettere Ministri Francia, 58, doss. 3). Ces tapis sont ainsi l’objet de commandes extrêmement luxueuses, réservées aux membres de la Cour ou de rares privilégiés : aux « persones de condition ». Le Roi, la Reine, le cardinal Mazarin, la princesse de Condé, de rares aristocrates amateurs comme le marquis d’Effiat ou le duc de Nemours ont seuls eu accès à ces tapis prestigieux. L’inventaire après-décès de Pierre Dupont en 1640 mentionne d’ailleurs dans son atelier du Louvre quatre tapis appartenant au Roi, dont un semble similaire au nôtre, centré « d’ung panier de différentes fleurs ». D’après l’inventaire des collections du cardinal Mazarin en 1653, ce dernier possédait également « un grand tapis de Savonnerie à fonds noir, (…) le dit tapis ayant une grande frize remplie de fleurs, de pots et de panniers plains de fleurs entre deux petites bordures, l’une ornée de coquilles blanches, et l’autre de rozettes bleües et feuilles vertes… » (H. d’Orléans, duc d’Aumale, Inventaire de tous les meubles du Cardinal Mazarin : dressé en 1653, et publié d'après l'original, conservé dans les archives de Condé, 1861, p.170). Deux tapis comparables au nôtre précités, conservés au Louvre et au Château de Vaux-le-Vicomte, pourraient correspondre à cette description. Enfin, la reine Marie-Thérèse d’Autriche est une autre commanditaire de ce type de pièces, dont la description établie par le Garde-Meuble Royal en 1684 évoque certains tapis précités comparables au nôtre, comme celui de Vaux-le-Vicomte et celui vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2019, lot 216.
Objets de commandes prestigieuses, ces tapis continuent d’intégrer, des siècles plus tard, des collections renommées. Les deux tapis comparables au nôtre conservés au Metropolitan Museum de New York faisaient partie de la collection de Mr. and Mrs. Charles Wrightsman, tandis que celui du Waddesdon Manor vient de la collection de James A. de Rothschild. Enfin, un autre tapis similaire au nôtre, vendu chez Christie’s à Londres le 4 juillet 2018, lot 8, faisait partie de la collection de Léon Fould (1839-1924), héritier d’une dynastie de banquiers parisiens.
Ce type de tapis connait une telle fascination au cours des siècles qu’il est encore reproduit aujourd’hui, à la manière de la manufacture de Chaillot. Ainsi, un tapis au décor comparable et imitant le nôtre, réalisé dans le goût de la Savonnerie au siècle dernier, a été vendu chez Christie’s à Paris du 10 au 23 novembre 2022, lot 149.
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This majestic carpet, crafted at the Savonnerie manufactory in the 1650s, combines Persian influences with Dutch and French ornamental motifs, embodying the dawn of the Great Century in France.
As early as 1604, Henri IV, seeking to limit imports of carpets from Persia and the Levant while encouraging French manufacturing, introduced Pierre Dupont, a tapestry maker, into the Grand Gallery of the Louvre, where he perfected a technique emulating carpets in the façon de Turquie et du Levant’ (in the manner of Turkey and the Levant). A few years later, in 1627, Simon Lourdet, his most skilled pupil, founded a workshop in a former soap factory on the hill of Chaillot, with the support of Marie de’ Medici. A year on, Dupont and Lourdet formed a partnership to secure the privileges granted by the King. They obtained exclusive rights to manufacture ‘all kinds of carpets, other furnishings and items from the Levant, be they in gold, silver, silk, foil or wool’, under a patent of eighteen years. This led to the establishment of the Savonnerie manufactory, comprising two separate workshops: one housed in the Louvre, and the other in Chaillot, which likely produced this monumental carpet.
Inspired by Persian designs, the earliest carpets produced by the Savonnerie typically showcased vibrant backgrounds, similar to the one sold at Drouot in Paris on 23 June 2000, no. 161 (illustrated in Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 179). Its yellow and red background is embellished with large, stylised flowers influenced by Persian designs.
Gradually, the backgrounds became darker and the flowers more natural. Letters dated 1652 exchanged between Christine of France, Duchess of Savoy, known as Madame Royale, and a fellow member of her embassy in Paris named Forestier, actually mention ‘great and extremely natural array of floral motifs’. During the period, Queen Maria Theresa acquired a carpet designed by Simon Lourdet in 1661, of which a virtually identical weave is preserved in the collections of the Mobilier National (Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 180). In 1684, it was inventoried as follows by the Garde-Meuble Royal: ’ Another brown carpet designed by the Savonnerie featuring a large central flower bouquet set within an oval floral border, tied with four blue ribbons. Two vases adorned with yellow gadroons overflowing with flowers, from which scrolls emerge, filling the top and bottom of the carpet, all enclosed within a broad brown border…’ (J. Guiffrey, Inventory general of the furniture of the Crown under Louis XIV (1663–1715), 1886, vol. I, p. 410, no. 237. Two carpets similar to ours, produced by the Chaillot workshop, precisely match this description: one dating approximately 1650–1660, currently housed in the Château de Vaux-le Vicomte, and the other, from around 1640–1650, sold at Christie’s in Paris on 27 November 2019, lot 216.
Carpets from this period share a number of common features, such as black, navy blue or brown backgrounds, a profusion of naturalistic and identifiable flowers surrounded by wide borders embellished with the same floral motifs, creating a millefleur (thousand flowers) effect. Our carpet most certainly belongs to this collection from the 1650s, and possibly predates the one commissioned by Queen Maria Theresa, which already featured new foliage and number motifs. While the cartoon painter of this carpet is not known, the sources of inspiration are quite clear, blending the designs of oriental carpets – Persian, Indian and Turkish – with the European taste for flowers and still lifes. This could be the work of artist Georges Baussonet, for example, several of whose preparatory drawings dating from around 1610–1620 are preserved in the Reims municipal library. His name has also been suggested for similar carpets, such as the one housed in the Louvre (OA 6256), produced by the Chaillot workshop around 1640–1650 as well as another in Waddesdon Manor (illustrated in Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 181, fig. 1) as well as the one sold at Christie’s in New York on 26 October 2001, lot 48. These carpets, like our own, were most certainly inspired by flower engravings by French ornamentalists such as Gédéon Légaré, who produced etchings of floral ornaments preserved in the Louvre (ill. p. 34), François Lefebvre, some of whose engravings are exhibited at the Victoria and Albert Museum, and the etcher Balthazar Moncornet, known for his highly naturalistic floral designs for goldsmiths, prolonging the ‘pea pod’ style.
However, these three carpets, and possibly ours, may also have been inspired by French and Flemish still life paintings of that period. Sarah B. Sherill compares the design of the central basket of flowers on these three carpets with the Corbeille de fleurs (Basket of flowers) by the school of Jacques Linard, dated c. 1627, preserved in the Louvre (S. Sherrill, Tapis d’Occident, New York, 1996, p. 65).
The 17th-century fascination with exoticism likely influenced some of the motifs on this carpet; among them is the tulip, whose bulbs were imported from the Netherlands at exorbitant prices and became the subject of speculative bubbles in the 1630s. A similar carpet, created by the Chaillot workshop and housed at the Metropolitan Museum in New York (1976.155.111), showcases similar tulip motifs alongside blue and white porcelain vases, reflecting the period’s fascination with Chinese porcelain, which was imported to Europe by ships of the East India Company. Peonies, symbolising eternity in China, may also have been a source of inspiration.
A little later, in the 1660s, interlacing patterns, cartouches, wide scrolls, and Baroque motifs began to emerge, gradually moving away from the naturalistic thousand flowers design of our carpet. Among these creations, similar to ours but posterior given the new motifs featured, are another carpet preserved at the Metropolitan Museum in New York (1983.268), dated 1660–1665, a carpet produced in the Chaillot workshop, dated 1665–1667, kept at the Paul Getty Museum (no. 70.DC.63) and another, dated around 1664–1665, which was sold at Christie’s in Paris on 27 November 2018, lot 507.
A carpet similar to ours was valued between 2,100 and 2,600 pounds in the 17th century, with the commissioning process taking approximately a year, according to a letter between Catherine of France, known as Madame Royale, and her daughter, the Duchess of Bavaria, in 1652 (Turin, Archivio di Stato, Lettere Ministri Francia, 58, file. 3). These carpets were thus the focus of extremely luxurious orders, reserved for members of the Court or the privileged elite: ‘people of status’. Access to these prestigious carpets was exclusively afforded to the King, the Queen, Cardinal Mazarin, the Princess of Condé and a select few aristocratic connoisseurs such as the Marquess of Effiat and the Duc of Nemours. The inventory compiled following Pierre Dupont’s death in 1640 lists four carpets belonging to the King in his Louvre workshop, one of which resembles ours, featuring a central design of ‘a basket of various flowers’. According to the inventory of Cardinal Mazarin’s collections from 1653, he owned ‘a large black-backed Savonnerie carpet (…) featuring a prominent frieze filled with flowers, pots, and baskets of flowers, flanked by two small borders – one adorned with white shells and the other with blue rosettes and green leaves…’ (H. d’Orléans, Duc of Aumale, Inventory of the furniture owned by Cardinal Mazarin: drawn up in 1653, and published according to the original, preserved in the Condé archives, 1861, p. 170). Two carpets comparable to ours aforementioned, housed in the Louvre and the Château de Vaux-le-Vicomte, might fit this description. Lastly, Queen Marie-Thérèse of Austria was another patron of this kind of piece, and the description drawn up by the Garde-Meuble Royal in 1684 mentions some aforesaid carpets similar to ours, such as the one found at Vaux-le-Vicomte and the one sold at Christie’s in Paris on 27 November 2019, lot 216.
These carpets, originally the object of prestigious commissions, continue to find their way into renowned collections centuries later. The two carpets comparable to ours which are housed in the Metropolitan Museum in New York were part of the collection owned by Mr. and Mrs. Charles Wrightsman, while the one located at Waddesdon Manor comes from the collection belonging to James A. de Rothschild. Lastly, another carpet similar to ours, sold at Christie’s in London on 4 July 2019, lot 8, came from the collection of Léon Fould (1839–1924), heir to a dynasty of Parisian bankers.
This style of carpet has been the object of such fascination over the centuries that it is still reproduced today, in the manner of the Chaillot manufacture. A carpet with a similar design and imitating ours, produced in the Savonnerie style last century, was sold at Christie’s in Paris from 10 to 23 November 2022, lot 149.
En effet, dès 1604, Henri IV, souhaitant limiter l’importation des tapis de Perse et du Levant et encourager la production française, installe dans la Grande Galerie du Louvre le tapissier Pierre Dupont, qui met au point une technique imitant les tapis « façon de Turquie et du Levant ». Quelques années plus tard, en 1627, son meilleur élève Simon Lourdet crée, avec le soutien de Marie de Médicis, un atelier dans une ancienne fabrique de savons sur la colline de Chaillot. Un an plus tard, Dupont et Lourdet s’associent pour bénéficier des privilèges accordés par le Roi. Ils obtiennent alors l’exclusivité de la fabrication de « toutes sortes de tapis, autres emmeublements et ouvrages du Levant, tant en or, argent, soye, fleuret, que laine », pour une période de dix-huit ans. Nait ainsi la manufacture de la Savonnerie, comprenant deux ateliers distincts : celui du Louvre, et celui de Chaillot, qui a probablement réalisé ce tapis monumental.
Les premiers tapis de la Savonnerie s’inspirent d’ouvrages persans et présentent plutôt des fonds colorés, comme celui vendu à Drouot à Paris le 23 juin 2000, n°161 (illustré dans Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 179). Son fond jaune et rouge est orné de grandes fleurs stylisées, d’influence persane.
Progressivement, les fonds s’assombrissent et les fleurs se naturalisent. Des correspondances de 1652 entre Christine de France, duchesse de Savoie, dite Madame Royale, et un membre de son ambassade à Paris, un dénommé Forestier, mentionnent alors « de grands fleurages fort naturelz ». Pendant cette période, est réalisé un tapis acheté à Simon Lourdet par la Reine Marie-Thérèse en 1661, dont un tissage presque identique est conservé dans les collections du Mobilier National (Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 180). En 1684, il est inventorié comme tel par le Garde-Meuble Royal : « Un autre tapis de la Savonnerie fonds brun (…), au milieu duquel est un gros bouquet de fleurs dans une bordure ovale de fleurs, liée de quatre rubans bleus, avec deux vases à godrons jaunes remplis de fleurs, et d’où il sort des rinceaux qui remplissent le hault et le bas dudit tapis, dans une grande bordure aussy fonds brun…. » (J. Guiffrey, Inventaire général du mobilier de la Couronne sous Louis XIV (1663-1715), 1886, I, p.410, n°237). Deux tapis similaires au nôtre, réalisés par l’atelier de Chaillot, correspondent en tout point à cette description : l’un datant vers 1650-1660, conservé aujourd’hui au Château de Vaux-le Vicomte, et l’autre, réalisé vers 1640-1650, vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2019, lot 216.
Les tapis de cette période partagent en commun plusieurs caractéristiques, tels que les fonds, noirs, bleu marine ou bruns, abondamment couverts de fleurs naturalistes et identifiables, et ceints d’une large bordure ornée des mêmes motifs fleuris, créant un effet « millefleurs ». Notre tapis correspond ainsi certainement à cette production des années 1650, probablement avant celui commandé par la Reine Marie-Thérèse, qui présente déjà de nouveaux motifs de rinceaux et de chiffres. Si le peintre-cartonnier de ce tapis n’est pas connu, ses sources d’inspirations sont assez claires, associant le modèle des tapis orientaux, à la fois perses, indiens et turques, au goût européen pour les fleurs et natures mortes. Il pourrait par exemple s’agir de l’artiste Georges Baussonet, dont la bibliothèque municipale de Reims conserve plusieurs dessins préparatoires de sa main vers 1610-1620. Son nom a d’ailleurs été avancé pour certains tapis comparables, tels que celui conservé au Louvre (OA 6256), réalisé par l’atelier de Chaillot vers 1640-1650, celui conservé au Waddesdon Manor (illustré dans Cat. Exp. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 181, fig. 1) ainsi que celui vendu chez Christie’s à New York le 26 octobre 2001, lot 48. Ces tapis ainsi que le nôtre s’inspirent aussi très probablement de gravures de fleurs d’ornemanistes français, tels que Gédéon Légaré, auteur d’eaux-fortes d’ornements floraux conservées au Louvre (ill. p. 34), François Lefebvre, dont certaines gravures sont exposées au Victorian & Albert Museum, ou encore l’aquafortiste Balthazar Moncornet, auteur de modèles d’ornements pour l’orfèvrerie, aux fleurs très naturalistes, prolongeant le style « cosse de pois ».
Mais ces trois tapis, ainsi que probablement le nôtre, pourraient également s’inspirer de la peinture de nature morte française et flamande de l’époque. Sarah B. Sherill compare le dessin du panier de fleurs central de ces trois tapis à la Corbeille de fleurs de l’école de Jacques Linard, datée vers 1627, conservée au Louvre (S. Sherrill, Tapis d’Occident, New York, 1996, p. 65).
Certains motifs de ce tapis sont également probablement influencés par le goût de l’exotisme au XVIIe siècle : parmi eux figurent la tulipe, dont les bulbes, importés des Pays-Bas à des prix très élevés, ont fait l’objet de bulles spéculatives dans les années 1630. Un tapis comparable, réalisé par l’atelier de Chaillot et conservé au Metropolitan Museum de New York (1976.155.111), présente des tulipes similaires, mais également des vases de porcelaine bleue et blanche, révélant l’attrait pour la porcelaine Chinoise importée en Europe à cette époque par les bateaux de la Compagnie des Indes Orientales. Les pivoines, symboles d’éternité en Chine, font peut-être aussi partie de ces sources d’inspiration.
Un peu plus tard, apparaissent dans les années 1660 le développement des entrelacs, cartouches, larges rinceaux et motifs baroques, s’éloignant progressivement des mille fleurs naturalistes de notre tapis. Parmi ces créations, comparables au nôtre, mais postérieures par l’apparition de ces nouveaux motifs, figure un autre tapis conservé au Metropolitan Museum de New York (1983.268), daté de 1660-1665, un tapis réalisé dans l’atelier de Chaillot, daté de 1665-1667, conservé au Paul Getty Museum (no. 70.DC.63) et un autre, daté vers 1664-1665 et vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2018, lot 507.
Un tapis comme le nôtre vaut au XVIIe siècle entre 2.100 et 2.600 livres, et le délai de commande nécessaire à son exécution est d’environ un an, indique la correspondance de Catherine de France, dite Madame Royale avec sa fille la duchesse de Bavière en 1652 (Turin, Archivio di Stato, Lettere Ministri Francia, 58, doss. 3). Ces tapis sont ainsi l’objet de commandes extrêmement luxueuses, réservées aux membres de la Cour ou de rares privilégiés : aux « persones de condition ». Le Roi, la Reine, le cardinal Mazarin, la princesse de Condé, de rares aristocrates amateurs comme le marquis d’Effiat ou le duc de Nemours ont seuls eu accès à ces tapis prestigieux. L’inventaire après-décès de Pierre Dupont en 1640 mentionne d’ailleurs dans son atelier du Louvre quatre tapis appartenant au Roi, dont un semble similaire au nôtre, centré « d’ung panier de différentes fleurs ». D’après l’inventaire des collections du cardinal Mazarin en 1653, ce dernier possédait également « un grand tapis de Savonnerie à fonds noir, (…) le dit tapis ayant une grande frize remplie de fleurs, de pots et de panniers plains de fleurs entre deux petites bordures, l’une ornée de coquilles blanches, et l’autre de rozettes bleües et feuilles vertes… » (H. d’Orléans, duc d’Aumale, Inventaire de tous les meubles du Cardinal Mazarin : dressé en 1653, et publié d'après l'original, conservé dans les archives de Condé, 1861, p.170). Deux tapis comparables au nôtre précités, conservés au Louvre et au Château de Vaux-le-Vicomte, pourraient correspondre à cette description. Enfin, la reine Marie-Thérèse d’Autriche est une autre commanditaire de ce type de pièces, dont la description établie par le Garde-Meuble Royal en 1684 évoque certains tapis précités comparables au nôtre, comme celui de Vaux-le-Vicomte et celui vendu chez Christie’s à Paris le 27 novembre 2019, lot 216.
Objets de commandes prestigieuses, ces tapis continuent d’intégrer, des siècles plus tard, des collections renommées. Les deux tapis comparables au nôtre conservés au Metropolitan Museum de New York faisaient partie de la collection de Mr. and Mrs. Charles Wrightsman, tandis que celui du Waddesdon Manor vient de la collection de James A. de Rothschild. Enfin, un autre tapis similaire au nôtre, vendu chez Christie’s à Londres le 4 juillet 2018, lot 8, faisait partie de la collection de Léon Fould (1839-1924), héritier d’une dynastie de banquiers parisiens.
Ce type de tapis connait une telle fascination au cours des siècles qu’il est encore reproduit aujourd’hui, à la manière de la manufacture de Chaillot. Ainsi, un tapis au décor comparable et imitant le nôtre, réalisé dans le goût de la Savonnerie au siècle dernier, a été vendu chez Christie’s à Paris du 10 au 23 novembre 2022, lot 149.
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This majestic carpet, crafted at the Savonnerie manufactory in the 1650s, combines Persian influences with Dutch and French ornamental motifs, embodying the dawn of the Great Century in France.
As early as 1604, Henri IV, seeking to limit imports of carpets from Persia and the Levant while encouraging French manufacturing, introduced Pierre Dupont, a tapestry maker, into the Grand Gallery of the Louvre, where he perfected a technique emulating carpets in the façon de Turquie et du Levant’ (in the manner of Turkey and the Levant). A few years later, in 1627, Simon Lourdet, his most skilled pupil, founded a workshop in a former soap factory on the hill of Chaillot, with the support of Marie de’ Medici. A year on, Dupont and Lourdet formed a partnership to secure the privileges granted by the King. They obtained exclusive rights to manufacture ‘all kinds of carpets, other furnishings and items from the Levant, be they in gold, silver, silk, foil or wool’, under a patent of eighteen years. This led to the establishment of the Savonnerie manufactory, comprising two separate workshops: one housed in the Louvre, and the other in Chaillot, which likely produced this monumental carpet.
Inspired by Persian designs, the earliest carpets produced by the Savonnerie typically showcased vibrant backgrounds, similar to the one sold at Drouot in Paris on 23 June 2000, no. 161 (illustrated in Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 179). Its yellow and red background is embellished with large, stylised flowers influenced by Persian designs.
Gradually, the backgrounds became darker and the flowers more natural. Letters dated 1652 exchanged between Christine of France, Duchess of Savoy, known as Madame Royale, and a fellow member of her embassy in Paris named Forestier, actually mention ‘great and extremely natural array of floral motifs’. During the period, Queen Maria Theresa acquired a carpet designed by Simon Lourdet in 1661, of which a virtually identical weave is preserved in the collections of the Mobilier National (Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 180). In 1684, it was inventoried as follows by the Garde-Meuble Royal: ’ Another brown carpet designed by the Savonnerie featuring a large central flower bouquet set within an oval floral border, tied with four blue ribbons. Two vases adorned with yellow gadroons overflowing with flowers, from which scrolls emerge, filling the top and bottom of the carpet, all enclosed within a broad brown border…’ (J. Guiffrey, Inventory general of the furniture of the Crown under Louis XIV (1663–1715), 1886, vol. I, p. 410, no. 237. Two carpets similar to ours, produced by the Chaillot workshop, precisely match this description: one dating approximately 1650–1660, currently housed in the Château de Vaux-le Vicomte, and the other, from around 1640–1650, sold at Christie’s in Paris on 27 November 2019, lot 216.
Carpets from this period share a number of common features, such as black, navy blue or brown backgrounds, a profusion of naturalistic and identifiable flowers surrounded by wide borders embellished with the same floral motifs, creating a millefleur (thousand flowers) effect. Our carpet most certainly belongs to this collection from the 1650s, and possibly predates the one commissioned by Queen Maria Theresa, which already featured new foliage and number motifs. While the cartoon painter of this carpet is not known, the sources of inspiration are quite clear, blending the designs of oriental carpets – Persian, Indian and Turkish – with the European taste for flowers and still lifes. This could be the work of artist Georges Baussonet, for example, several of whose preparatory drawings dating from around 1610–1620 are preserved in the Reims municipal library. His name has also been suggested for similar carpets, such as the one housed in the Louvre (OA 6256), produced by the Chaillot workshop around 1640–1650 as well as another in Waddesdon Manor (illustrated in Cat. Exhib. D. Alcouffe, Un temps d’exubérance, Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, p. 181, fig. 1) as well as the one sold at Christie’s in New York on 26 October 2001, lot 48. These carpets, like our own, were most certainly inspired by flower engravings by French ornamentalists such as Gédéon Légaré, who produced etchings of floral ornaments preserved in the Louvre (ill. p. 34), François Lefebvre, some of whose engravings are exhibited at the Victoria and Albert Museum, and the etcher Balthazar Moncornet, known for his highly naturalistic floral designs for goldsmiths, prolonging the ‘pea pod’ style.
However, these three carpets, and possibly ours, may also have been inspired by French and Flemish still life paintings of that period. Sarah B. Sherill compares the design of the central basket of flowers on these three carpets with the Corbeille de fleurs (Basket of flowers) by the school of Jacques Linard, dated c. 1627, preserved in the Louvre (S. Sherrill, Tapis d’Occident, New York, 1996, p. 65).
The 17th-century fascination with exoticism likely influenced some of the motifs on this carpet; among them is the tulip, whose bulbs were imported from the Netherlands at exorbitant prices and became the subject of speculative bubbles in the 1630s. A similar carpet, created by the Chaillot workshop and housed at the Metropolitan Museum in New York (1976.155.111), showcases similar tulip motifs alongside blue and white porcelain vases, reflecting the period’s fascination with Chinese porcelain, which was imported to Europe by ships of the East India Company. Peonies, symbolising eternity in China, may also have been a source of inspiration.
A little later, in the 1660s, interlacing patterns, cartouches, wide scrolls, and Baroque motifs began to emerge, gradually moving away from the naturalistic thousand flowers design of our carpet. Among these creations, similar to ours but posterior given the new motifs featured, are another carpet preserved at the Metropolitan Museum in New York (1983.268), dated 1660–1665, a carpet produced in the Chaillot workshop, dated 1665–1667, kept at the Paul Getty Museum (no. 70.DC.63) and another, dated around 1664–1665, which was sold at Christie’s in Paris on 27 November 2018, lot 507.
A carpet similar to ours was valued between 2,100 and 2,600 pounds in the 17th century, with the commissioning process taking approximately a year, according to a letter between Catherine of France, known as Madame Royale, and her daughter, the Duchess of Bavaria, in 1652 (Turin, Archivio di Stato, Lettere Ministri Francia, 58, file. 3). These carpets were thus the focus of extremely luxurious orders, reserved for members of the Court or the privileged elite: ‘people of status’. Access to these prestigious carpets was exclusively afforded to the King, the Queen, Cardinal Mazarin, the Princess of Condé and a select few aristocratic connoisseurs such as the Marquess of Effiat and the Duc of Nemours. The inventory compiled following Pierre Dupont’s death in 1640 lists four carpets belonging to the King in his Louvre workshop, one of which resembles ours, featuring a central design of ‘a basket of various flowers’. According to the inventory of Cardinal Mazarin’s collections from 1653, he owned ‘a large black-backed Savonnerie carpet (…) featuring a prominent frieze filled with flowers, pots, and baskets of flowers, flanked by two small borders – one adorned with white shells and the other with blue rosettes and green leaves…’ (H. d’Orléans, Duc of Aumale, Inventory of the furniture owned by Cardinal Mazarin: drawn up in 1653, and published according to the original, preserved in the Condé archives, 1861, p. 170). Two carpets comparable to ours aforementioned, housed in the Louvre and the Château de Vaux-le-Vicomte, might fit this description. Lastly, Queen Marie-Thérèse of Austria was another patron of this kind of piece, and the description drawn up by the Garde-Meuble Royal in 1684 mentions some aforesaid carpets similar to ours, such as the one found at Vaux-le-Vicomte and the one sold at Christie’s in Paris on 27 November 2019, lot 216.
These carpets, originally the object of prestigious commissions, continue to find their way into renowned collections centuries later. The two carpets comparable to ours which are housed in the Metropolitan Museum in New York were part of the collection owned by Mr. and Mrs. Charles Wrightsman, while the one located at Waddesdon Manor comes from the collection belonging to James A. de Rothschild. Lastly, another carpet similar to ours, sold at Christie’s in London on 4 July 2019, lot 8, came from the collection of Léon Fould (1839–1924), heir to a dynasty of Parisian bankers.
This style of carpet has been the object of such fascination over the centuries that it is still reproduced today, in the manner of the Chaillot manufacture. A carpet with a similar design and imitating ours, produced in the Savonnerie style last century, was sold at Christie’s in Paris from 10 to 23 November 2022, lot 149.