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Toussaint Louverture (1743-1803), le Spartacus noir, est le personnage emblématique de la révolution haïtienne, première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. D’une idéologie extrêmement évoluée, il prêche l’idée de la fraternité et de la liberté innée, bien avant le dictum de la Révolution française.
À notre connaissance, le portrait ci-présent est le premier portrait à l’huile du héros de la révolte. Exécuté en l’an 13 du calendrier révolutionnaire (septembre 1804-septembre 1805), il s’inscrit dans la tradition de l’art du portrait occidental en présentant Toussaint comme le digne égal des généraux français. Il s’agit d’un choix fort un an après sa mort, celui-ci ayant été condamné par Napoléon (1769-1821) à croupir en prison dans l’idée de le briser moralement et physiquement.
LA VIE DE TOUSSAINT LOUVERTURE
Je suis Toussaint Louverture ; mon nom s'est peut-être fait connaître jusqu'à vous. J'ai entrepris la vengeance de ma race. Je veux que la liberté et l'égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister (Toussaint Louverture, Proclamation de Camp Turel, 29 août 1793).
Né esclave vers 1743 à l'habitation Bréda du Haut-du-Cap dans la colonie française de Saint-Domingue, aujourd'hui Haïti, Toussaint, ou pour lui donner son nom complet, François-Dominique Toussaint Louverture, appartient à la famille Louis-Pantaléon de Noé. Il sert comme cocher à son protecteur, le procureur Bayon de Libertat (vers 1732-vers 1802), qui lui aurait accordé une 'liberté de savane', la liberté de mouvements sans l'affranchissement, avant de l’affranchir définitivement à une date ignorée, avant 1776. Il restera très reconnaissant envers Bayon de Libertat et aidera sa famille à fuir leur plantation lors des grandes heures de la révolution en 1791.
A cette époque, la colonie de Saint-Domingue est d’une richesse sans égale aux Antilles, celle-ci étant le premier producteur mondial de sucre et de café. Cependant, cette richesse est basée sur les quelques 160 000 d’esclaves qui travaillent sur les plantations. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 paraît dangereuse aux colons de l’île : les idées révolutionnaires venant de la France métropolitaine influencent fortement les esclaves déjà prêts à se révolter contre leurs maîtres. En août 1791 a lieu la cérémonie vaudoue du Bois-Caïman, acte fondateur de la Révolution haïtienne, et avant la fin de l’année, l’armée d’insurgés noirs contrôle de grands territoires jusqu’à la frontière avec la partie espagnole de l’île, Santo Domingo (fig. 1).
Toussaint ne joue pas un rôle important dans cette première phase de la révolution. Or, il connaît bien ses chefs et leur offre ses conseils stratégiques –à la différence de la plupart des esclaves, Toussaint sait lire et écrire et connaît entre autres les idées de Machiavel (1469-1527), de Montesquieu (1689-1755) et de Rousseau (1712-1778), ce qui l’aide à organiser une défense disciplinée à l’européenne. C’est aussi à ce moment que l’on commence à remarquer sa magnanimité, trait de caractère qu’il garde jusqu’à la fin de sa vie, dans son traitement des blancs emprisonnés pas l’armée des rebelles.
Au printemps 1793, les Espagnols offrent à Toussaint et à son armée composée d’environ 4,000 anciens cultivateurs esclaves un sanctuaire du côté hispanique de l’île. Les talents militaires de Toussaint sont vite remarqués par ses protecteurs et il est promu lieutenant-général. Cependant, en mai 1794, il décide de rallier le camp républicain français, rendu plus attractif aux anciens esclaves grâce à la proclamation de la liberté générale sur l’île prononcée par Léger-Félicité Sonthonax (1763-1813) en aôut 1793 (ce qui est sans aucun doute un des actes les plus importants dans l’évolution des droits de l’homme et du citoyen, pourtant si peu étudié). Pour Toussaint, cette décision est aussi très personnelle : en la figure d’Étienne Maynaud de Lavaux (1751-1828), le nouveau gouverneur de Saint-Domingue, il voit quelqu’un qui croit comme lui en l’émancipation des noirs et en un républicanisme sincère.
Avec l’aide de Toussaint et de ses hommes, les Français réussissent à vaincre les Espagnols en 1795. Ceux-ci leur cèdent Santo Domingo, un coup décisif accompagné de bienfaits économiques très importants pour la France qui contrôle dès lors toute la production agricole de l’île. En récompense de ses efforts, Toussaint domine alors la province du Nord, à l'exception du Cap-Français, et il est nommé général de brigade. Sa loyauté envers Lavaux lui vaut une promotion en tant que général de division et lieutenant-gouverneur de Saint-Domingue l’année suivante, ce qui fait de lui la deuxième personne la plus puissante de l’île derrière Lavaux lui-même. Toussaint profite de son nouveau pouvoir pour faire élire Lavaux et Sonthonax comme députés, ce qui lui laisse la voie libre pour devenir chef de l’armée de Saint-Domingue en mai 1797.
Vers 1796, le pouvoir exercé par Toussaint devient plus compliqué. Théoriquement, il peut être considéré comme un modéré, avec la croyance au cœur de son idéologie en une vraie unité républicaine, où les blancs, les noirs et les mulâtres trouvent une égalité parfaite. Or, cette conviction lui cause des problèmes : il est considéré trop progressiste pour certains, et trop réactionnaire pour d’autres. Sous son exercice, il restaure de nombreux éléments de l’Ancien Régime et inclut des blancs au sein de sa ‘cour’, ce qui est mal vu par ses pairs noirs. Il comprend aussi qu’il faut continuer à cultiver du café et du sucre pour assurer le succès autonome de Saint-Domingue. Cependant, quand il demande aux anciens esclaves non engagés dans l’armée de reprendre le travail, ils se révoltent, considérant ceci comme un retour à l’esclavage.
Sa politique envers la France se complique également. En 1798, il négocie la reddition des Britanniques occupant encore l’ouest de l’île, et ouvre les ports de Saint-Domingue aux navires de commerce britanniques, alors même que la France est encore en guerre avec la Grande-Bretagne. Avec le coup d'état du 18 brumaire an VIII (le 9 novembre 1799) qui marque le début du Consulat, le régime d’isonomie républicaine des colonies est supprimé et Napoléon nomme Toussaint capitaine-général de Saint-Domingue, c'est-à-dire le deuxième homme de la colonie après le représentant légal de la France sur place. Par la suite, Toussaint se met à écrire la première constitution autonomiste de Saint-Domingue, qui le nomme gouverneur à vie de l’île. Au même moment, la partie espagnole, officiellement française depuis 1795, est envahie par Toussaint. En une décennie, l’ancien esclave est parvenu à se hisser politiquement à la tête de Saint-Domingue et à instaurer un nouvel ordre qui profite aux noirs.
Or, quand Napoléon, qui œuvre pour une paix franco-espagnole en Europe, apprend la nouvelle de l’invasion de Santo Domingo par son capitaine-général, Toussaint devient à ses yeux dangereux, et le Premier consul envoie un corps expéditionnaire aux Antilles afin de mettre un terme à l'émancipation dominguoise. De surcroît, ce n’est pas uniquement la France qui considère alors Toussaint et ses révolutionnaires comme un tel danger : les lettres de Thomas Jefferson (1743-1826) les décrivant comme des 'cannibales de la République terrible' démontrent la crainte de voir pareille révolte se produire sur ce modèle aux États-Unis (lettre au vice-président Aaron Burr (1756-1836), 1799 [voir S. Hazareesingh, Black Spartacus, London, 2020, p. 3]).
Le corps napoléonien, sous le commandement du général Charles Leclerc (1772-1802), débarque simultanément dans tous les grands ports de l’île. Le premier livre écrit sur la vie de Toussaint souligne cependant que 'c’est de lui et non des habitants de St. Domingue, égarés par ses suggestions, que la France … veut tirer vengeance', montrant à quel point il était devenu l’incarnation de la révolution dans le monde entier (C. Cousin d’Avallon, Histoire de Toussaint-Louverture, Paris, 1802, p. vi).
Malgré des pertes importantes dans les troupes françaises, Toussaint est rapidement défait et capitule en mai 1802. Il est déporté en France en juin 1802 avec sa famille et une centaine de ses proches. Plutôt que de lui intenter un procès, il est envoyé au fort de Joux dans le plus grand des secrets, où il meurt d’une pleuro-péripneumonie le 7 avril 1803.
Avec la chute de Toussaint, la Révolution haïtienne connait une période d’arrêt. Son ancien lieutenant Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) et d’autres militants de la révolte continuent néanmoins à se battre pour la liberté du peuple noir. Après le départ des Français, Dessalines redonne à Saint-Domingue son nom indien d'Haïti et proclame la république le 1 janvier 1804. La Révolution haïtienne devient alors la plus radicale des transformations politiques du XVIIIe siècle.
En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses.
Ces mots sont ceux qu’aurait prononcés Toussaint Louverture le 7 juin 1802, à l'instant de monter sur le navire Le Héros qui le transporte vers la France et la mort. Il aurait vu juste. Sudhir Hazareesingh décrit Toussaint comme le premier superhéros noir de l’époque moderne (S. Hazareesingh, ibid, p. 329), et ce sans exagération. Pendant la guerre civile américaine, Toussaint est pour les Afro-Américains la pierre angulaire d'une identité transatlantique, associant leur lutte violente pour la liberté et l'égalité à une tradition révolutionnaire noire profondément enracinée dans le monde atlantique du XVIIIe siècle. Son nom est ainsi donné à certains régiments durant la guerre, tels que les Morgan Guards dans le Massachusetts, une milice noire initialement nommée d’après un mécène blanc, renommée Toussaint Guards en 1863.
L’ICONOGRAPHIE DE TOUSSAINT LOUVERTURE
De son vivant, on connaît uniquement des portraits gravés de Toussaint, datant tous d’après 1802. Ces œuvres peuvent être divisées en deux groupes distincts, les caricatures et les portraits le dépeignant en grand homme. Dans les deux catégories, il n’y a pas une seule œuvre qui soit exécutée d’après le modèle.
Il n’est peut-être pas surprenant que ce soit des artistes britanniques qui décident, à partir de 1802, de célébrer Toussaint suivant le principe que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. On connaît ainsi une gravure à l’eau-forte de John Kay (1742-1826), artiste écossais, datée 1802 qui montre Toussaint, alors chef de l’armée haïtienne, prenant la pose de l’Apollon du Belvédère (fig. 2). Pareillement, on peut citer une eau-forte qui le représente comme gouverneur de Saint-Domingue. Les deux images héroïsent Louverture mais elles contiennent des fautes majeures dans la représentation de l’uniforme, qui ressemble davantage au modèle britannique.
Au même moment, l’artiste lyonnais Denis Volozan (1765-1820), qui vit à Saint-Domingue entre environ 1788 et 1791 (avant de partir vivre aux États-Unis), peint une aquarelle de Toussaint (fig. 3) qui semble prendre pour modèle le célèbre tableau exécuté en 1801 par Jacques-Louis David (1748-1825), Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard (Musée national du château de Malmaison, Rueil-Malmaison, Hauts-de-Seine), dont la première version est commandée par le roi d’Espagne comme témoignage de l'entente entre son royaume et la République française. Volozan aurait-il compris l’ironie de réutiliser cette image pour le héros qui a chassé les Espagnols de Saint-Domingue ? Ce n’est pas certain, mais d’autres ont fait pareil : on connaît également une eau-forte colorée du même sujet, datée de 1802.
Notre portrait est extrêmement rare car il s’agit, à notre connaissance, du premier exemple d’un portrait de Toussaint peint à l’huile. Il n’y a aucune doute sur le modèle du tableau puisqu’il est inscrit par Girardin (1767-1848) au revers de la toile d’origine 'Toussaint Louverture' (fig. 4). La question demeure néanmoins quant aux motivations de Girardin de peindre le portrait d’un homme emprisonné par le Premier consul, le peintre étant un officier de la garde nationale, fidèle de Napoléon, nommé comte d’Empire en 1808. On peut également se demander pourquoi Girardin choisit de le peindre à Nantes, une des villes françaises les plus impliquées dans le commerce triangulaire et rigoureusement antiabolitionniste pour cette même raison.
Il est possible que la réponse à ces questions se trouve dans la jeunesse de l’artiste dont le père, René Louis de Girardin (1735-1808), était un admirateur et grand ami de Jean-Jacques Rousseau qui meurt dans un pavillon du domaine familial d'Ermenonville, près de Paris. Le jeune Alexandre aurait par conséquence grandi avec les idées du grand philosophe, telles qu’on les trouve dans le Contrat social.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage, et droit, sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement (J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, 4, 1762).
Cette philosophie, enseignée dès l’enfance, l’aurait rendu abolitionniste convaincu. Malheureusement, ceci reste une théorie à démontrer, mais la preuve du portrait lui-même est indéniable. Girardin suit au pied de la lettre les préceptes de l’art du portrait européen qui veulent qu’un portrait incarne les rapports de l’individu avec la société et l’État, qu’il joue un rôle social et qu’il permette aux spectateurs de percevoir le caractère du modèle. L’image de Toussaint que l’artiste veut ainsi transmettre aux générations futures est celle d’un général français, d’un gentil homme souriant, qui regarde son interlocuteur d’égal à égal.
Toussaint n’est cependant pas moins inspirant pour les artistes et les écrivains des XIXe et XXe siècles. Une lithographie de Nicolas-Eustache Maurin (1798-1850) publiée en 1832 devient pour les artistes ultérieurs leur principal modèle. Elle est employée dans des livres et sur des affiches, et on retrouve même sa trace en 1938 dans la Toussaint L’Ouverture Series de Jacob Lawrence (1917-2000), peintre afro-américain qui est l’une des figures du mouvement culturel afro-américain dit de la Renaissance de Harlem (fig. 5).
La représentation du visage de Toussaint n’est néanmoins pas propre au monde de l’art, son visage apparaît aussi sur les timbres en Haïti, en France et à Cuba, il figure sur les pièces de monnaie haïtiennes et sénégalaises, et on trouve des sculptures de lui en France, au Canada et au Benin. Aimé Césaire (1913-2008), écrivain et homme politique français, l’inclut dans son long poème Cahier d'un retour au pays natal (1956), dans lequel il est 'un homme seul emprisonné de blanc', et lui dédie une biographie entière en 1960. Historien trinidadien, C. L. R James (1901-1989) écrit en 1934 The Black Jacobins, une pièce de théâtre qui attire l’attention du public britannique sur l’histoire de Toussaint, avant d’écrire son ouvrage pionnier du même nom en 1938. La liste continue, preuve de l’influence profonde que Toussaint Louverture continue d’exercer sur le monde culturel et politique d’aujourd’hui.
À notre connaissance, le portrait ci-présent est le premier portrait à l’huile du héros de la révolte. Exécuté en l’an 13 du calendrier révolutionnaire (septembre 1804-septembre 1805), il s’inscrit dans la tradition de l’art du portrait occidental en présentant Toussaint comme le digne égal des généraux français. Il s’agit d’un choix fort un an après sa mort, celui-ci ayant été condamné par Napoléon (1769-1821) à croupir en prison dans l’idée de le briser moralement et physiquement.
LA VIE DE TOUSSAINT LOUVERTURE
Je suis Toussaint Louverture ; mon nom s'est peut-être fait connaître jusqu'à vous. J'ai entrepris la vengeance de ma race. Je veux que la liberté et l'égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister (Toussaint Louverture, Proclamation de Camp Turel, 29 août 1793).
Né esclave vers 1743 à l'habitation Bréda du Haut-du-Cap dans la colonie française de Saint-Domingue, aujourd'hui Haïti, Toussaint, ou pour lui donner son nom complet, François-Dominique Toussaint Louverture, appartient à la famille Louis-Pantaléon de Noé. Il sert comme cocher à son protecteur, le procureur Bayon de Libertat (vers 1732-vers 1802), qui lui aurait accordé une 'liberté de savane', la liberté de mouvements sans l'affranchissement, avant de l’affranchir définitivement à une date ignorée, avant 1776. Il restera très reconnaissant envers Bayon de Libertat et aidera sa famille à fuir leur plantation lors des grandes heures de la révolution en 1791.
A cette époque, la colonie de Saint-Domingue est d’une richesse sans égale aux Antilles, celle-ci étant le premier producteur mondial de sucre et de café. Cependant, cette richesse est basée sur les quelques 160 000 d’esclaves qui travaillent sur les plantations. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 paraît dangereuse aux colons de l’île : les idées révolutionnaires venant de la France métropolitaine influencent fortement les esclaves déjà prêts à se révolter contre leurs maîtres. En août 1791 a lieu la cérémonie vaudoue du Bois-Caïman, acte fondateur de la Révolution haïtienne, et avant la fin de l’année, l’armée d’insurgés noirs contrôle de grands territoires jusqu’à la frontière avec la partie espagnole de l’île, Santo Domingo (fig. 1).
Toussaint ne joue pas un rôle important dans cette première phase de la révolution. Or, il connaît bien ses chefs et leur offre ses conseils stratégiques –à la différence de la plupart des esclaves, Toussaint sait lire et écrire et connaît entre autres les idées de Machiavel (1469-1527), de Montesquieu (1689-1755) et de Rousseau (1712-1778), ce qui l’aide à organiser une défense disciplinée à l’européenne. C’est aussi à ce moment que l’on commence à remarquer sa magnanimité, trait de caractère qu’il garde jusqu’à la fin de sa vie, dans son traitement des blancs emprisonnés pas l’armée des rebelles.
Au printemps 1793, les Espagnols offrent à Toussaint et à son armée composée d’environ 4,000 anciens cultivateurs esclaves un sanctuaire du côté hispanique de l’île. Les talents militaires de Toussaint sont vite remarqués par ses protecteurs et il est promu lieutenant-général. Cependant, en mai 1794, il décide de rallier le camp républicain français, rendu plus attractif aux anciens esclaves grâce à la proclamation de la liberté générale sur l’île prononcée par Léger-Félicité Sonthonax (1763-1813) en aôut 1793 (ce qui est sans aucun doute un des actes les plus importants dans l’évolution des droits de l’homme et du citoyen, pourtant si peu étudié). Pour Toussaint, cette décision est aussi très personnelle : en la figure d’Étienne Maynaud de Lavaux (1751-1828), le nouveau gouverneur de Saint-Domingue, il voit quelqu’un qui croit comme lui en l’émancipation des noirs et en un républicanisme sincère.
Avec l’aide de Toussaint et de ses hommes, les Français réussissent à vaincre les Espagnols en 1795. Ceux-ci leur cèdent Santo Domingo, un coup décisif accompagné de bienfaits économiques très importants pour la France qui contrôle dès lors toute la production agricole de l’île. En récompense de ses efforts, Toussaint domine alors la province du Nord, à l'exception du Cap-Français, et il est nommé général de brigade. Sa loyauté envers Lavaux lui vaut une promotion en tant que général de division et lieutenant-gouverneur de Saint-Domingue l’année suivante, ce qui fait de lui la deuxième personne la plus puissante de l’île derrière Lavaux lui-même. Toussaint profite de son nouveau pouvoir pour faire élire Lavaux et Sonthonax comme députés, ce qui lui laisse la voie libre pour devenir chef de l’armée de Saint-Domingue en mai 1797.
Vers 1796, le pouvoir exercé par Toussaint devient plus compliqué. Théoriquement, il peut être considéré comme un modéré, avec la croyance au cœur de son idéologie en une vraie unité républicaine, où les blancs, les noirs et les mulâtres trouvent une égalité parfaite. Or, cette conviction lui cause des problèmes : il est considéré trop progressiste pour certains, et trop réactionnaire pour d’autres. Sous son exercice, il restaure de nombreux éléments de l’Ancien Régime et inclut des blancs au sein de sa ‘cour’, ce qui est mal vu par ses pairs noirs. Il comprend aussi qu’il faut continuer à cultiver du café et du sucre pour assurer le succès autonome de Saint-Domingue. Cependant, quand il demande aux anciens esclaves non engagés dans l’armée de reprendre le travail, ils se révoltent, considérant ceci comme un retour à l’esclavage.
Sa politique envers la France se complique également. En 1798, il négocie la reddition des Britanniques occupant encore l’ouest de l’île, et ouvre les ports de Saint-Domingue aux navires de commerce britanniques, alors même que la France est encore en guerre avec la Grande-Bretagne. Avec le coup d'état du 18 brumaire an VIII (le 9 novembre 1799) qui marque le début du Consulat, le régime d’isonomie républicaine des colonies est supprimé et Napoléon nomme Toussaint capitaine-général de Saint-Domingue, c'est-à-dire le deuxième homme de la colonie après le représentant légal de la France sur place. Par la suite, Toussaint se met à écrire la première constitution autonomiste de Saint-Domingue, qui le nomme gouverneur à vie de l’île. Au même moment, la partie espagnole, officiellement française depuis 1795, est envahie par Toussaint. En une décennie, l’ancien esclave est parvenu à se hisser politiquement à la tête de Saint-Domingue et à instaurer un nouvel ordre qui profite aux noirs.
Or, quand Napoléon, qui œuvre pour une paix franco-espagnole en Europe, apprend la nouvelle de l’invasion de Santo Domingo par son capitaine-général, Toussaint devient à ses yeux dangereux, et le Premier consul envoie un corps expéditionnaire aux Antilles afin de mettre un terme à l'émancipation dominguoise. De surcroît, ce n’est pas uniquement la France qui considère alors Toussaint et ses révolutionnaires comme un tel danger : les lettres de Thomas Jefferson (1743-1826) les décrivant comme des 'cannibales de la République terrible' démontrent la crainte de voir pareille révolte se produire sur ce modèle aux États-Unis (lettre au vice-président Aaron Burr (1756-1836), 1799 [voir S. Hazareesingh, Black Spartacus, London, 2020, p. 3]).
Le corps napoléonien, sous le commandement du général Charles Leclerc (1772-1802), débarque simultanément dans tous les grands ports de l’île. Le premier livre écrit sur la vie de Toussaint souligne cependant que 'c’est de lui et non des habitants de St. Domingue, égarés par ses suggestions, que la France … veut tirer vengeance', montrant à quel point il était devenu l’incarnation de la révolution dans le monde entier (C. Cousin d’Avallon, Histoire de Toussaint-Louverture, Paris, 1802, p. vi).
Malgré des pertes importantes dans les troupes françaises, Toussaint est rapidement défait et capitule en mai 1802. Il est déporté en France en juin 1802 avec sa famille et une centaine de ses proches. Plutôt que de lui intenter un procès, il est envoyé au fort de Joux dans le plus grand des secrets, où il meurt d’une pleuro-péripneumonie le 7 avril 1803.
Avec la chute de Toussaint, la Révolution haïtienne connait une période d’arrêt. Son ancien lieutenant Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) et d’autres militants de la révolte continuent néanmoins à se battre pour la liberté du peuple noir. Après le départ des Français, Dessalines redonne à Saint-Domingue son nom indien d'Haïti et proclame la république le 1 janvier 1804. La Révolution haïtienne devient alors la plus radicale des transformations politiques du XVIIIe siècle.
En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses.
Ces mots sont ceux qu’aurait prononcés Toussaint Louverture le 7 juin 1802, à l'instant de monter sur le navire Le Héros qui le transporte vers la France et la mort. Il aurait vu juste. Sudhir Hazareesingh décrit Toussaint comme le premier superhéros noir de l’époque moderne (S. Hazareesingh, ibid, p. 329), et ce sans exagération. Pendant la guerre civile américaine, Toussaint est pour les Afro-Américains la pierre angulaire d'une identité transatlantique, associant leur lutte violente pour la liberté et l'égalité à une tradition révolutionnaire noire profondément enracinée dans le monde atlantique du XVIIIe siècle. Son nom est ainsi donné à certains régiments durant la guerre, tels que les Morgan Guards dans le Massachusetts, une milice noire initialement nommée d’après un mécène blanc, renommée Toussaint Guards en 1863.
L’ICONOGRAPHIE DE TOUSSAINT LOUVERTURE
De son vivant, on connaît uniquement des portraits gravés de Toussaint, datant tous d’après 1802. Ces œuvres peuvent être divisées en deux groupes distincts, les caricatures et les portraits le dépeignant en grand homme. Dans les deux catégories, il n’y a pas une seule œuvre qui soit exécutée d’après le modèle.
Il n’est peut-être pas surprenant que ce soit des artistes britanniques qui décident, à partir de 1802, de célébrer Toussaint suivant le principe que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. On connaît ainsi une gravure à l’eau-forte de John Kay (1742-1826), artiste écossais, datée 1802 qui montre Toussaint, alors chef de l’armée haïtienne, prenant la pose de l’Apollon du Belvédère (fig. 2). Pareillement, on peut citer une eau-forte qui le représente comme gouverneur de Saint-Domingue. Les deux images héroïsent Louverture mais elles contiennent des fautes majeures dans la représentation de l’uniforme, qui ressemble davantage au modèle britannique.
Au même moment, l’artiste lyonnais Denis Volozan (1765-1820), qui vit à Saint-Domingue entre environ 1788 et 1791 (avant de partir vivre aux États-Unis), peint une aquarelle de Toussaint (fig. 3) qui semble prendre pour modèle le célèbre tableau exécuté en 1801 par Jacques-Louis David (1748-1825), Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard (Musée national du château de Malmaison, Rueil-Malmaison, Hauts-de-Seine), dont la première version est commandée par le roi d’Espagne comme témoignage de l'entente entre son royaume et la République française. Volozan aurait-il compris l’ironie de réutiliser cette image pour le héros qui a chassé les Espagnols de Saint-Domingue ? Ce n’est pas certain, mais d’autres ont fait pareil : on connaît également une eau-forte colorée du même sujet, datée de 1802.
Notre portrait est extrêmement rare car il s’agit, à notre connaissance, du premier exemple d’un portrait de Toussaint peint à l’huile. Il n’y a aucune doute sur le modèle du tableau puisqu’il est inscrit par Girardin (1767-1848) au revers de la toile d’origine 'Toussaint Louverture' (fig. 4). La question demeure néanmoins quant aux motivations de Girardin de peindre le portrait d’un homme emprisonné par le Premier consul, le peintre étant un officier de la garde nationale, fidèle de Napoléon, nommé comte d’Empire en 1808. On peut également se demander pourquoi Girardin choisit de le peindre à Nantes, une des villes françaises les plus impliquées dans le commerce triangulaire et rigoureusement antiabolitionniste pour cette même raison.
Il est possible que la réponse à ces questions se trouve dans la jeunesse de l’artiste dont le père, René Louis de Girardin (1735-1808), était un admirateur et grand ami de Jean-Jacques Rousseau qui meurt dans un pavillon du domaine familial d'Ermenonville, près de Paris. Le jeune Alexandre aurait par conséquence grandi avec les idées du grand philosophe, telles qu’on les trouve dans le Contrat social.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage, et droit, sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement (J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, 4, 1762).
Cette philosophie, enseignée dès l’enfance, l’aurait rendu abolitionniste convaincu. Malheureusement, ceci reste une théorie à démontrer, mais la preuve du portrait lui-même est indéniable. Girardin suit au pied de la lettre les préceptes de l’art du portrait européen qui veulent qu’un portrait incarne les rapports de l’individu avec la société et l’État, qu’il joue un rôle social et qu’il permette aux spectateurs de percevoir le caractère du modèle. L’image de Toussaint que l’artiste veut ainsi transmettre aux générations futures est celle d’un général français, d’un gentil homme souriant, qui regarde son interlocuteur d’égal à égal.
Toussaint n’est cependant pas moins inspirant pour les artistes et les écrivains des XIXe et XXe siècles. Une lithographie de Nicolas-Eustache Maurin (1798-1850) publiée en 1832 devient pour les artistes ultérieurs leur principal modèle. Elle est employée dans des livres et sur des affiches, et on retrouve même sa trace en 1938 dans la Toussaint L’Ouverture Series de Jacob Lawrence (1917-2000), peintre afro-américain qui est l’une des figures du mouvement culturel afro-américain dit de la Renaissance de Harlem (fig. 5).
La représentation du visage de Toussaint n’est néanmoins pas propre au monde de l’art, son visage apparaît aussi sur les timbres en Haïti, en France et à Cuba, il figure sur les pièces de monnaie haïtiennes et sénégalaises, et on trouve des sculptures de lui en France, au Canada et au Benin. Aimé Césaire (1913-2008), écrivain et homme politique français, l’inclut dans son long poème Cahier d'un retour au pays natal (1956), dans lequel il est 'un homme seul emprisonné de blanc', et lui dédie une biographie entière en 1960. Historien trinidadien, C. L. R James (1901-1989) écrit en 1934 The Black Jacobins, une pièce de théâtre qui attire l’attention du public britannique sur l’histoire de Toussaint, avant d’écrire son ouvrage pionnier du même nom en 1938. La liste continue, preuve de l’influence profonde que Toussaint Louverture continue d’exercer sur le monde culturel et politique d’aujourd’hui.