Lot Essay
LE MASQUE DOGON RASMUSSEN-DE HAVENON
Car tous les hommes, toutes les fonctions, tous les métiers, tous les âges, tous les étrangers, tous les animaux sont taillés comme masques […] La société des masques, c’est le monde entier. Et lorsqu’elle s’ébranle en place publique, elle danse la marche du monde, elle danse le système du monde.
(M. Griaule, Dieu d’Eau : Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, 1948, p. 179)
Représentation naturaliste d’un personnage féminin chevauchant le sommet d’un masque masculin. La femme aux formes arrondies, a les seins tronconiques et le nombril saillant, se tenant mains sur les cuisses et jambes écartées et fléchies sur une tête masculine. Le visage de l’homme est stylisé, encadré par la coiffe retombant en haut relief le long des tempes et jusqu’à la base du visage d’une géométrie abrupte, le nez descendant en flèche du haut du front, aux yeux fendus en rectangle sur une surface convexe ; celle-ci répliquée au niveau des joues et ici démarquée par un pli médian se terminant dans les coins de la bouche largement ouverte. La sculpture condensée exprime une grande unité de style.
Un masque célèbre
Unique en son genre, ce masque est sans aucun doute une oeuvre majeure de l’art ancien africain. Icone de l’art Dogon, il fit l’objet de nombreuses études. L’histoire de sa réception en Occident est aussi passionnante que l’histoire de la découverte de l’art Dogon. A l’exception des objets récoltés par Marcel Griaule pour le Musée de Trocadéro durant la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), la majorité des objets les plus anciens provenant de la falaise et du plateau de Bandiagara arrivèrent en Europe dans les années 1950 par le biais d’un réseau de marchands africains, parmi lesquels Mamadou Sylla à Bamako, l’un de plus importants. Celui-ci vendit le fameux masque à René Rasmussen, l’un des grands marchands de l’époque, installé à Saint-Germain à Paris. L’art Dogon révélé au grand public et aux collectionneurs depuis peu de temps, Gaston de Havenon s’en passionna ; mais il ne parviendra qu’après des années de patience à l’arracher à René Rasmussen, lui-même collectionneur passionné, au début des années 1960. Le masque fut montré pour la première fois en 1971, lors de l’exposition consacrée à la présentation de la collection Gaston de Havenon au Museum of African Art de Washington. Afin d’en souligner l’importance et, pourquoi pas, la passion que de Havenon son propriétaire lui portait, le masque bénéficiera d’une place de faveur dans le catalogue. En tant que chef-d’oeuvre consacré et représentatif de l’art Dogon, il sera ensuite également publié dans des oeuvres de référence sur l’art africain, tel « le Mazenod », le grand livre de Jacques Kerchache et Jean-Louis Paudrat, et Lucien Stéphan. Il sera également présenté dans de nombreuses expositions majeures dédiées à l'art africain en général, ou aux masques africains en particulier. Le masque fut dernièrement montré au public lors de la grande rétrospective sur l’art Dogon organisée en 2011 par Hélène Leloup au Musée du Quai Branly à Paris.
Le masque et son style
L’installation des Dogon sur le plateau de Bandiagara remonte au XVe siècle. Leur art se développa ensuite en partie dans l’esprit des civilisations qui avaient anciennement habité le plateau du Bandiagara et le delta du Niger, mais aussi dans une grande innovation plastique et une réinterprétation des formes artistiques archaïques. Fondamental pour le grand style Dogon, ce masque fait une synthèse remarquable de formes dont la représentation est à la fois abstraite et imprégnée de réalisme. Caractéristiques de ce style sont la tête ovoïde, le nez en pointe de flèche, les épaules carrées, les membres longs, les seins tronconiques, et une coiffure stylisée, pour n’en nommer que quelques-unes. Selon Bernard de Grunne (Étude sur le masque Dogon de la collection de Havenon, Drouot Montaigne, 30 juin 1994, lot 9) il est très vraisemblable que le masque Rasmussen - de Havenon remonte à une tradition artistique datant du XVIIe siècle, « époque d’efflorescence de l’art classique […] dans l’histoire de la falaise et du plateau de Bandiagara » (de Grunne, ibidem).
Le contexte rituel
Le masque Rasmussen – de Havenon « reste unique dans sa construction et le naturalisme du personnage féminin assis qui le surmonte, proposant peut-être une forme archaïque du motif de la Yasiginè, la soeur ainée des masques incarnée par le masque satimbe » (H. Joubert, dans Dogon, Paris, 2011, p. 302) Il serait donc à inscrire dans le contexte des cérémonies du Dama, ce mot signifiant « interdiction » en langue Dogon. Cette cérémonie est décrite comme une « levée de deuil » marquant la fin de certaines interdictions relatives à la mort d’une personne, dont les proches et la communauté entière sont frappés (M. Griaule, Masques Dogon, 1938, p. 343). Les masques associés aux cérémonies du Dama évoquent des personnages ou des évènements mythiques. En effet ils soulignent fondamentalement l’identité culturelle Dogon, et leur signification est indissociable de leur cosmogonie, de leur mythologie et de leur histoire.
Dans le cas présent le masque satimbe honore Yasiginè, femme de la première génération d’êtres humains, ancêtre primordial et première dignitaire de la cérémonie du Sigi (G. Dieterlen, Masks and Mythology Among the Dogon, African Arts, 1989, vol. 22, n°33, p. 35). Yasiginè est liée à la fois à la création du monde et à celle de l’awa, l’institution de la société des masques, telle qu’elle se dévoile au cours de la première cérémonie du Sigi, que l’on célébrait de manière cyclique tous les soixante ans. Dans les chansons qui accompagnent la danse du masque satimbe on l’invoque par le nom de Yasamma, « épouse-soeur » du masque (Dieterlen, ibid., p. 38).
Le couple primordial
Le masque Rasmussen - de Havenon a depuis toujours impressionné par son iconographie exceptionnelle : à la différence des masques satimbe dont la figure féminine est en général représentée debout, elle est ici agenouillée, et chevauche un visage d’homme. Ce thème de la femme agenouillée, très présent dans la statuaire Dogon, remonte à une attitude rituelle, photographiée et décrite par Griaule lors de cérémonies funéraires, où la veuve et les soeurs du défunt s’agenouillent devant sa maison (M. Griaule, Masques Dogon, 1938, p.291, ill. 50). « Il s’agit d’un geste sacré omniprésent qui se retrouve déjà dans l’art Kagoro et la statuaire en terre cuite du delta intérieur du Niger » (de Grunne, 1994 ; pour une discussion plus ample à ce sujet voir B. de Grunne, Ancient Sculpture of the Inland Niger Delta and Its Influence on Dogon Art, African Arts, vol. 21, 4, 1988). En reprenant le thème de Yasiginé, la femme primordiale, il est manifeste que la dualité femme-homme du masque peut être rattachée au concept de couple primordial, central dans la cosmogonie Dogon : « Les puissances célestes, elles-mêmes, étaient deux, et dans leur manifestations terrestres, elles intervenaient constamment par couples : le Lébé et le Nommo Septième formaient un couple vivant ; les ancêtres du grand masque et du siège-de-masque étaient un couple mort. » (Griaule, 1948, p. 188)
Toutefois, comme de Grunne le remarque, « cet objet par son style reste unique dans le corpus bien répertorié des masques Dogon » (de Grunne, idem). Cette unicité s’explique surtout par l’ancienneté de ce masque, - « le seul témoin demeurant encore d’un type de masque dont toutes les autres représentations ont aujourd’hui disparu. »
Dans l’art Dogon les objets sacrés, dont certains masques permanents du Dama ou du Sigi faisaient partie, étaient cachés dans les cavités de la falaise pour être protégés contre l’intrusion des non-initiés. Conservés dans des espaces consacrés, on leur prodiguait régulièrement des sacrifices et des libations. La patine noire et épaisse témoigne d’un long usage rituel étalé sur plusieurs générations.
Gaston de Havenon (1904-1993)
Né à Tunis, il émigre aux Etats-Unis à l’âge de vingt ans. Il fut un important homme d’affaire, fondateur d’une grande entreprise de cosmétiques et de parfumerie. Ami de nombreux artistes de la période de l’avant-guerre, tels Soutine, Gorky ou Nogouchi il se passionne pour leur art et collectionne leurs oeuvres. Eclectique dans ses goûts, enthousiaste à la curiosité insatiable, il se passionnera plus tard, grâce à son ami Eliot Elisofon pour l’art africain. Lors de voyages d’affaires à Paris, il découvre les galeries de Saint-Germain-des-Prés, notamment celles des marchands René Rasmussen et Robert Duperrier, avec lesquels il se lie d’amitié. Grâce à eux il enrichira considérablement sa collection qui sera vendue l’année suivant sa mort. Lors de cette vente désormais mythique, le masque Dogon, qui figurait sur les deux couvertures du catalogue, fut célébré comme le fleuron absolu de la collection.
Car tous les hommes, toutes les fonctions, tous les métiers, tous les âges, tous les étrangers, tous les animaux sont taillés comme masques […] La société des masques, c’est le monde entier. Et lorsqu’elle s’ébranle en place publique, elle danse la marche du monde, elle danse le système du monde.
(M. Griaule, Dieu d’Eau : Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, 1948, p. 179)
Représentation naturaliste d’un personnage féminin chevauchant le sommet d’un masque masculin. La femme aux formes arrondies, a les seins tronconiques et le nombril saillant, se tenant mains sur les cuisses et jambes écartées et fléchies sur une tête masculine. Le visage de l’homme est stylisé, encadré par la coiffe retombant en haut relief le long des tempes et jusqu’à la base du visage d’une géométrie abrupte, le nez descendant en flèche du haut du front, aux yeux fendus en rectangle sur une surface convexe ; celle-ci répliquée au niveau des joues et ici démarquée par un pli médian se terminant dans les coins de la bouche largement ouverte. La sculpture condensée exprime une grande unité de style.
Un masque célèbre
Unique en son genre, ce masque est sans aucun doute une oeuvre majeure de l’art ancien africain. Icone de l’art Dogon, il fit l’objet de nombreuses études. L’histoire de sa réception en Occident est aussi passionnante que l’histoire de la découverte de l’art Dogon. A l’exception des objets récoltés par Marcel Griaule pour le Musée de Trocadéro durant la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), la majorité des objets les plus anciens provenant de la falaise et du plateau de Bandiagara arrivèrent en Europe dans les années 1950 par le biais d’un réseau de marchands africains, parmi lesquels Mamadou Sylla à Bamako, l’un de plus importants. Celui-ci vendit le fameux masque à René Rasmussen, l’un des grands marchands de l’époque, installé à Saint-Germain à Paris. L’art Dogon révélé au grand public et aux collectionneurs depuis peu de temps, Gaston de Havenon s’en passionna ; mais il ne parviendra qu’après des années de patience à l’arracher à René Rasmussen, lui-même collectionneur passionné, au début des années 1960. Le masque fut montré pour la première fois en 1971, lors de l’exposition consacrée à la présentation de la collection Gaston de Havenon au Museum of African Art de Washington. Afin d’en souligner l’importance et, pourquoi pas, la passion que de Havenon son propriétaire lui portait, le masque bénéficiera d’une place de faveur dans le catalogue. En tant que chef-d’oeuvre consacré et représentatif de l’art Dogon, il sera ensuite également publié dans des oeuvres de référence sur l’art africain, tel « le Mazenod », le grand livre de Jacques Kerchache et Jean-Louis Paudrat, et Lucien Stéphan. Il sera également présenté dans de nombreuses expositions majeures dédiées à l'art africain en général, ou aux masques africains en particulier. Le masque fut dernièrement montré au public lors de la grande rétrospective sur l’art Dogon organisée en 2011 par Hélène Leloup au Musée du Quai Branly à Paris.
Le masque et son style
L’installation des Dogon sur le plateau de Bandiagara remonte au XVe siècle. Leur art se développa ensuite en partie dans l’esprit des civilisations qui avaient anciennement habité le plateau du Bandiagara et le delta du Niger, mais aussi dans une grande innovation plastique et une réinterprétation des formes artistiques archaïques. Fondamental pour le grand style Dogon, ce masque fait une synthèse remarquable de formes dont la représentation est à la fois abstraite et imprégnée de réalisme. Caractéristiques de ce style sont la tête ovoïde, le nez en pointe de flèche, les épaules carrées, les membres longs, les seins tronconiques, et une coiffure stylisée, pour n’en nommer que quelques-unes. Selon Bernard de Grunne (Étude sur le masque Dogon de la collection de Havenon, Drouot Montaigne, 30 juin 1994, lot 9) il est très vraisemblable que le masque Rasmussen - de Havenon remonte à une tradition artistique datant du XVIIe siècle, « époque d’efflorescence de l’art classique […] dans l’histoire de la falaise et du plateau de Bandiagara » (de Grunne, ibidem).
Le contexte rituel
Le masque Rasmussen – de Havenon « reste unique dans sa construction et le naturalisme du personnage féminin assis qui le surmonte, proposant peut-être une forme archaïque du motif de la Yasiginè, la soeur ainée des masques incarnée par le masque satimbe » (H. Joubert, dans Dogon, Paris, 2011, p. 302) Il serait donc à inscrire dans le contexte des cérémonies du Dama, ce mot signifiant « interdiction » en langue Dogon. Cette cérémonie est décrite comme une « levée de deuil » marquant la fin de certaines interdictions relatives à la mort d’une personne, dont les proches et la communauté entière sont frappés (M. Griaule, Masques Dogon, 1938, p. 343). Les masques associés aux cérémonies du Dama évoquent des personnages ou des évènements mythiques. En effet ils soulignent fondamentalement l’identité culturelle Dogon, et leur signification est indissociable de leur cosmogonie, de leur mythologie et de leur histoire.
Dans le cas présent le masque satimbe honore Yasiginè, femme de la première génération d’êtres humains, ancêtre primordial et première dignitaire de la cérémonie du Sigi (G. Dieterlen, Masks and Mythology Among the Dogon, African Arts, 1989, vol. 22, n°33, p. 35). Yasiginè est liée à la fois à la création du monde et à celle de l’awa, l’institution de la société des masques, telle qu’elle se dévoile au cours de la première cérémonie du Sigi, que l’on célébrait de manière cyclique tous les soixante ans. Dans les chansons qui accompagnent la danse du masque satimbe on l’invoque par le nom de Yasamma, « épouse-soeur » du masque (Dieterlen, ibid., p. 38).
Le couple primordial
Le masque Rasmussen - de Havenon a depuis toujours impressionné par son iconographie exceptionnelle : à la différence des masques satimbe dont la figure féminine est en général représentée debout, elle est ici agenouillée, et chevauche un visage d’homme. Ce thème de la femme agenouillée, très présent dans la statuaire Dogon, remonte à une attitude rituelle, photographiée et décrite par Griaule lors de cérémonies funéraires, où la veuve et les soeurs du défunt s’agenouillent devant sa maison (M. Griaule, Masques Dogon, 1938, p.291, ill. 50). « Il s’agit d’un geste sacré omniprésent qui se retrouve déjà dans l’art Kagoro et la statuaire en terre cuite du delta intérieur du Niger » (de Grunne, 1994 ; pour une discussion plus ample à ce sujet voir B. de Grunne, Ancient Sculpture of the Inland Niger Delta and Its Influence on Dogon Art, African Arts, vol. 21, 4, 1988). En reprenant le thème de Yasiginé, la femme primordiale, il est manifeste que la dualité femme-homme du masque peut être rattachée au concept de couple primordial, central dans la cosmogonie Dogon : « Les puissances célestes, elles-mêmes, étaient deux, et dans leur manifestations terrestres, elles intervenaient constamment par couples : le Lébé et le Nommo Septième formaient un couple vivant ; les ancêtres du grand masque et du siège-de-masque étaient un couple mort. » (Griaule, 1948, p. 188)
Toutefois, comme de Grunne le remarque, « cet objet par son style reste unique dans le corpus bien répertorié des masques Dogon » (de Grunne, idem). Cette unicité s’explique surtout par l’ancienneté de ce masque, - « le seul témoin demeurant encore d’un type de masque dont toutes les autres représentations ont aujourd’hui disparu. »
Dans l’art Dogon les objets sacrés, dont certains masques permanents du Dama ou du Sigi faisaient partie, étaient cachés dans les cavités de la falaise pour être protégés contre l’intrusion des non-initiés. Conservés dans des espaces consacrés, on leur prodiguait régulièrement des sacrifices et des libations. La patine noire et épaisse témoigne d’un long usage rituel étalé sur plusieurs générations.
Gaston de Havenon (1904-1993)
Né à Tunis, il émigre aux Etats-Unis à l’âge de vingt ans. Il fut un important homme d’affaire, fondateur d’une grande entreprise de cosmétiques et de parfumerie. Ami de nombreux artistes de la période de l’avant-guerre, tels Soutine, Gorky ou Nogouchi il se passionne pour leur art et collectionne leurs oeuvres. Eclectique dans ses goûts, enthousiaste à la curiosité insatiable, il se passionnera plus tard, grâce à son ami Eliot Elisofon pour l’art africain. Lors de voyages d’affaires à Paris, il découvre les galeries de Saint-Germain-des-Prés, notamment celles des marchands René Rasmussen et Robert Duperrier, avec lesquels il se lie d’amitié. Grâce à eux il enrichira considérablement sa collection qui sera vendue l’année suivant sa mort. Lors de cette vente désormais mythique, le masque Dogon, qui figurait sur les deux couvertures du catalogue, fut célébré comme le fleuron absolu de la collection.