Lot Essay
Le masque Baoule Anglo ba de la collection Kahane
par Alain-Michel Boyer
En Côte d'Ivoire, les masques en métal ou ornés de parties métalliques sont rares - si l'on excepte quelques-uns parfois en usage dans le do des Dioula (dyula), à plus forte raison chez les peuples du Centre, qui ont toujours privilégié le bois. C'est dire l'importance de ce masque baule, très ancien, et qui s'impose, jusqu'à preuve du contraire, comme un exemplaire absolument unique, collecté par Emil Storrer en 1966, et précieusement conservé dans la même collection jusqu'à aujourd'hui.
Emil Storrer (1917-1989), prestigieux collectionneur et marchand de Zürich, présent en Côte d'Ivoire au cours des années cinquante, devint l'ami de beaucoup de planteurs franais et de négociants en bois, qui lui donnaient des indications sur des pièces intéressantes et auxquels il achetait des objets (tel un beau masque dan, acquis en mars 1956 dans la région de Man, auprès d'un employé de la maison Nicklaus). En 1953, alors que le mouvement iconoclaste du Massa, chez les Senufo, conduisait à la destruction ou à l'abandon des masques et des statues, il sauva de nombreux objets, notamment deux exceptionnels pombibele (sing. piombia) : l'un fut vendu en 1958 à Nelson Rockefeller, et se trouve aujourd'hui au MET, alors que l'autre figure, masculine, de cette paire, appartient au Musée Rietberg à Zurich.
Ce masque-lune des Baule, dont le revers porte encore les marques de l'herminette, a conservé son "mors", fait de cordes torsadées, que le danseur serrait entre ses dents, afin de coller le masque contre son propre visage et l'empêcher d'osciller : cette surface atteste qu'il a été porté lors de nombreuses danses. Légèrement endommagé à la base, sans doute lors d'une chute, il a ensuite été, pour cette raison même, retiré du culte et de tout usage, car un masque détérioré ne peut plus participer à une cérémonie, et doit être remplacé par un autre, plus ou moins identique.
Ce masque attira l'attention des amateurs et des spécialistes pour la première fois en 1969 grâce à Bohumil Holas (alors conservateur du musée d'Abidjan), dans un petit volume illustré, aux éditions CEDA, Arts traditionnels de la Côte d'Ivoire (pages 156-157). Mais Holas, qui n'a jamais travaillé sur le terrain chez les peuples du Centre, et qui décrit cette pièce en quelques lignes, vit en elle "l'un des archétypes des masques discoïdes de la catégorie des kplékplé (..) au service d'un culte inspiré par quelques déités à caractère astral ou atmosphérique, invoquées lors des changements de saisons "(p. 156). Phrase qui mérite d'être rectifiée sur deux points : bien que ce masque représente la lune et porte son nom (anglo ba signifiant "la lune " en langue baule), jamais ce peuple n'a en aucune faon célébré de quelconques divinités célestes, et les changements de saisons ne tiennent aucun rôle dans les cultes - bien que, pour d'évidentes raisons pratiques, les cérémonies masquées soient plus fréquentes en saison sèche qu'en hivernage, au cours duquel les activités agricoles retiennent hommes et femmes dans les champs. En outre, ce masque n'est en rien rattaché au kplékplé, qui se caractérise non seulement par la forme circulaire du visage, mais aussi par des cornes noires, fines, annelées jusqu'aux deux tiers, aux bouts blancs et lisses, et qui constituent, en une rigoureuse symétrie, un autre cercle, puisqu'elles se touchent presque à leur extrémité avec, lors de la danse, des rameaux, qui signent l'appartenance à la nature.
Bien plus : jamais les sculpteurs du kplékplé n'ont eu recours à une pièce de métal, alors que l'originalité de ce masque-lune est d'être constitué d'une plaque de laiton fixée sur une âme de bois durci au feu. Frotté avant les danses pour lui rendre tout son éclat, ce métal pouvait donner l'illusion de l'or, dont il est parfois un ersatz, un substitut, lors de la fabrication de certains bijoux --- et de toute faon le cuivre ou le laiton sont presque toujours utilisés en alliage avec l'or, puisque ce que l'on appelle "or baule" est de très bas titre. Mais le métal jaune, pour les Baule infiniment plus que pour leurs voisins Yaure ou Wan, possède une puissance propre, qui fait de lui une substance considérée comme "forte" . Quoi qu'il en soit, tous les autres masques-lunes connus ne sont nullement ornés d'une plaque de métal, mais uniquement sculptés dans le bois : on en trouvera des photographies dans le livre de Susan Vogel (Baule, African Art, Western Eyes, New Haven and London, Yale University Press, 1997/L'art baoulé, du visible à l'invisible, Paris, Adam Biro, 1999, p. 160-161) et dans celui d'Alain-Michel Boyer (Baule, Milan, Cinq Continents, 2008, planche 11). Aujourd'hui, le masque-lune est recouvert de couleurs vives, avec des peintures industrielles.
Les origines du masque-lune sont vraisemblablement lointaines, dans le temps et dans l'espace, car on retrouve cette forme de disque à la base des masques-planches des Bwa, au Burkina Faso. Alors que chez les Yaure voisins le masque ménè trè ("croissant de lune"), éminemment sacré, interdit aux femmes, est d'apparition exclusivement nocturne - et de composition totalement différente, puisque le visage humain est surmonté d'un croissant sur un support, chez les Baule, le masque-lune apparat au cours de danses de divertissement ou de funérailles de femmes, lors de cérémonies diurnes, ouvertes à tous, et à ce titre il est parfois surnommé oti bla amuin, "le masque favori des femmes", bien qu'il soit toujours porté par un homme. Ces cérémonies portent différents noms, selon les régions : dans le sous-groupe des Kodè de la région de Béoumi, il se nomme bedwo, alors qu'un village proche, Diakohou, les appelle ajusu ; dans le sous-groupe des Akwé, il prend le nom de mblo (ou encore ngblo, nblo, ou ngo) ou gbagba ; aux abords du fleuve Bandama, on l'appelle djela, zaouli, flali, mots qui proviennent des Guro voisins. Si les dénominations des cultes sont fluctuantes, les interventions des différents masques dans chaque cérémonie sont immuables et hiérarchisées : à ce titre, le masque-lune apparaît en premier, avant les masques zoomorphes et les masques-portraits, pour "animer" l'aire de danse. A l'encontre des autres masques des Baule, comme ceux du goli ou les masques sacrés des hommes interdits aux femmes, les danseurs qui les arborent ne portent jamais de cape en fibres végétales, mais uniquement, pour dissimuler leur corps, des pièces de tissus, fixées sur les rebords du masque, comme en témoignent les orifices pratiqués sur les rebords de cet exemplaire et des sortes de collants enveloppent les pieds alors que les chevilles sont entourées de raphia sec.
Comme les sculpteurs baule se plaisent à humaniser toute forme visible, ils ont inscrit un visage dans le cercle. En effet, sur le plan plastique, ce masque diffère de la manière baule habituelle par une stylisation poussée à l'extrême, qui n'accorde place qu'à l'essentiel, mais qui conserve néanmoins certaines marques de la construction des masques à visage humain comme le kpwan ou les ndoma (masques-portraits). A l'intérieur de la clôture du disque, le visage semble se réduire à quelques formes géométriques en bas-relief, grâce à un dessin très pur, o ne règne que l'élémentaire et o l'allusion prend la place de l'affirmation, avec un jeu savant de droites et de courbes, au service de ce qui pourrait paratre, dans d'autres civilisations, une calligraphie, chaque détail contribuant à conférer une grande pureté de lignes : une croix constituée de deux minces arêtes, l'une verticale, l'autre horizontale, qui se rencontrent en leur centre ; la racine du nez marquée par un cercle légèrement concave, écho du disque qui définit la forme générale du visage ; les arcades sourcilières, les paupières, les yeux mi-clos, traant des arcs de cercle en des plis délicats, s'appuient sur la ligne horizontale, alors que la ligne verticale s'épanouit à sa base par un nez triangulaire protubérant et une bouche rectangulaire discrètement dessinée. De son apparent schématisme résulte une rigoureuse synthèse, comme si, en s'organisant en dessin, le visage jouait le rôle d'une inscription : par des traits décisifs, une nerveuse structure et une savante unité de volumes, qui tirent de la sreté de leur exécution une magistrale autorité, cette figure épurée, délivrée du mouvement, mais chargée d'une intense sensibilité, manifeste le génie de l'ellipse avec un extrême raffinement.
par Alain-Michel Boyer
En Côte d'Ivoire, les masques en métal ou ornés de parties métalliques sont rares - si l'on excepte quelques-uns parfois en usage dans le do des Dioula (dyula), à plus forte raison chez les peuples du Centre, qui ont toujours privilégié le bois. C'est dire l'importance de ce masque baule, très ancien, et qui s'impose, jusqu'à preuve du contraire, comme un exemplaire absolument unique, collecté par Emil Storrer en 1966, et précieusement conservé dans la même collection jusqu'à aujourd'hui.
Emil Storrer (1917-1989), prestigieux collectionneur et marchand de Zürich, présent en Côte d'Ivoire au cours des années cinquante, devint l'ami de beaucoup de planteurs franais et de négociants en bois, qui lui donnaient des indications sur des pièces intéressantes et auxquels il achetait des objets (tel un beau masque dan, acquis en mars 1956 dans la région de Man, auprès d'un employé de la maison Nicklaus). En 1953, alors que le mouvement iconoclaste du Massa, chez les Senufo, conduisait à la destruction ou à l'abandon des masques et des statues, il sauva de nombreux objets, notamment deux exceptionnels pombibele (sing. piombia) : l'un fut vendu en 1958 à Nelson Rockefeller, et se trouve aujourd'hui au MET, alors que l'autre figure, masculine, de cette paire, appartient au Musée Rietberg à Zurich.
Ce masque-lune des Baule, dont le revers porte encore les marques de l'herminette, a conservé son "mors", fait de cordes torsadées, que le danseur serrait entre ses dents, afin de coller le masque contre son propre visage et l'empêcher d'osciller : cette surface atteste qu'il a été porté lors de nombreuses danses. Légèrement endommagé à la base, sans doute lors d'une chute, il a ensuite été, pour cette raison même, retiré du culte et de tout usage, car un masque détérioré ne peut plus participer à une cérémonie, et doit être remplacé par un autre, plus ou moins identique.
Ce masque attira l'attention des amateurs et des spécialistes pour la première fois en 1969 grâce à Bohumil Holas (alors conservateur du musée d'Abidjan), dans un petit volume illustré, aux éditions CEDA, Arts traditionnels de la Côte d'Ivoire (pages 156-157). Mais Holas, qui n'a jamais travaillé sur le terrain chez les peuples du Centre, et qui décrit cette pièce en quelques lignes, vit en elle "l'un des archétypes des masques discoïdes de la catégorie des kplékplé (..) au service d'un culte inspiré par quelques déités à caractère astral ou atmosphérique, invoquées lors des changements de saisons "(p. 156). Phrase qui mérite d'être rectifiée sur deux points : bien que ce masque représente la lune et porte son nom (anglo ba signifiant "la lune " en langue baule), jamais ce peuple n'a en aucune faon célébré de quelconques divinités célestes, et les changements de saisons ne tiennent aucun rôle dans les cultes - bien que, pour d'évidentes raisons pratiques, les cérémonies masquées soient plus fréquentes en saison sèche qu'en hivernage, au cours duquel les activités agricoles retiennent hommes et femmes dans les champs. En outre, ce masque n'est en rien rattaché au kplékplé, qui se caractérise non seulement par la forme circulaire du visage, mais aussi par des cornes noires, fines, annelées jusqu'aux deux tiers, aux bouts blancs et lisses, et qui constituent, en une rigoureuse symétrie, un autre cercle, puisqu'elles se touchent presque à leur extrémité avec, lors de la danse, des rameaux, qui signent l'appartenance à la nature.
Bien plus : jamais les sculpteurs du kplékplé n'ont eu recours à une pièce de métal, alors que l'originalité de ce masque-lune est d'être constitué d'une plaque de laiton fixée sur une âme de bois durci au feu. Frotté avant les danses pour lui rendre tout son éclat, ce métal pouvait donner l'illusion de l'or, dont il est parfois un ersatz, un substitut, lors de la fabrication de certains bijoux --- et de toute faon le cuivre ou le laiton sont presque toujours utilisés en alliage avec l'or, puisque ce que l'on appelle "or baule" est de très bas titre. Mais le métal jaune, pour les Baule infiniment plus que pour leurs voisins Yaure ou Wan, possède une puissance propre, qui fait de lui une substance considérée comme "forte" . Quoi qu'il en soit, tous les autres masques-lunes connus ne sont nullement ornés d'une plaque de métal, mais uniquement sculptés dans le bois : on en trouvera des photographies dans le livre de Susan Vogel (Baule, African Art, Western Eyes, New Haven and London, Yale University Press, 1997/L'art baoulé, du visible à l'invisible, Paris, Adam Biro, 1999, p. 160-161) et dans celui d'Alain-Michel Boyer (Baule, Milan, Cinq Continents, 2008, planche 11). Aujourd'hui, le masque-lune est recouvert de couleurs vives, avec des peintures industrielles.
Les origines du masque-lune sont vraisemblablement lointaines, dans le temps et dans l'espace, car on retrouve cette forme de disque à la base des masques-planches des Bwa, au Burkina Faso. Alors que chez les Yaure voisins le masque ménè trè ("croissant de lune"), éminemment sacré, interdit aux femmes, est d'apparition exclusivement nocturne - et de composition totalement différente, puisque le visage humain est surmonté d'un croissant sur un support, chez les Baule, le masque-lune apparat au cours de danses de divertissement ou de funérailles de femmes, lors de cérémonies diurnes, ouvertes à tous, et à ce titre il est parfois surnommé oti bla amuin, "le masque favori des femmes", bien qu'il soit toujours porté par un homme. Ces cérémonies portent différents noms, selon les régions : dans le sous-groupe des Kodè de la région de Béoumi, il se nomme bedwo, alors qu'un village proche, Diakohou, les appelle ajusu ; dans le sous-groupe des Akwé, il prend le nom de mblo (ou encore ngblo, nblo, ou ngo) ou gbagba ; aux abords du fleuve Bandama, on l'appelle djela, zaouli, flali, mots qui proviennent des Guro voisins. Si les dénominations des cultes sont fluctuantes, les interventions des différents masques dans chaque cérémonie sont immuables et hiérarchisées : à ce titre, le masque-lune apparaît en premier, avant les masques zoomorphes et les masques-portraits, pour "animer" l'aire de danse. A l'encontre des autres masques des Baule, comme ceux du goli ou les masques sacrés des hommes interdits aux femmes, les danseurs qui les arborent ne portent jamais de cape en fibres végétales, mais uniquement, pour dissimuler leur corps, des pièces de tissus, fixées sur les rebords du masque, comme en témoignent les orifices pratiqués sur les rebords de cet exemplaire et des sortes de collants enveloppent les pieds alors que les chevilles sont entourées de raphia sec.
Comme les sculpteurs baule se plaisent à humaniser toute forme visible, ils ont inscrit un visage dans le cercle. En effet, sur le plan plastique, ce masque diffère de la manière baule habituelle par une stylisation poussée à l'extrême, qui n'accorde place qu'à l'essentiel, mais qui conserve néanmoins certaines marques de la construction des masques à visage humain comme le kpwan ou les ndoma (masques-portraits). A l'intérieur de la clôture du disque, le visage semble se réduire à quelques formes géométriques en bas-relief, grâce à un dessin très pur, o ne règne que l'élémentaire et o l'allusion prend la place de l'affirmation, avec un jeu savant de droites et de courbes, au service de ce qui pourrait paratre, dans d'autres civilisations, une calligraphie, chaque détail contribuant à conférer une grande pureté de lignes : une croix constituée de deux minces arêtes, l'une verticale, l'autre horizontale, qui se rencontrent en leur centre ; la racine du nez marquée par un cercle légèrement concave, écho du disque qui définit la forme générale du visage ; les arcades sourcilières, les paupières, les yeux mi-clos, traant des arcs de cercle en des plis délicats, s'appuient sur la ligne horizontale, alors que la ligne verticale s'épanouit à sa base par un nez triangulaire protubérant et une bouche rectangulaire discrètement dessinée. De son apparent schématisme résulte une rigoureuse synthèse, comme si, en s'organisant en dessin, le visage jouait le rôle d'une inscription : par des traits décisifs, une nerveuse structure et une savante unité de volumes, qui tirent de la sreté de leur exécution une magistrale autorité, cette figure épurée, délivrée du mouvement, mais chargée d'une intense sensibilité, manifeste le génie de l'ellipse avec un extrême raffinement.