Lot Essay
LE MASQUE BAGA DE LA COLLECTION VERITE
L'extraordinaire masque d’mba-yamban de la collection Vérité, véritable chef d’œuvre encore en main privée, appartient à un ensemble d'œuvres baga d'une qualité exceptionnelle, arrivé en Occident au cours des années 1940-1950. Célébrée immédiatement pour sa force sculpturale et sa présence, la d’mba-yamban de Pierre et Claude Vérité fut incluse dans la première exposition d’art africain à but « social » organisée par la famille en 1952 : Chef-d’œuvre de l’Afrique Noire. Elle y figurait d’ailleurs en bonne place puisqu’il s’agissait du numéro 1 du catalogue. Cette exposition eut un grand retentissement dans la presse : Le Monde, Le Figaro et le Journal des Arts en firent des relations élogieuses. A cette époque, le public découvrait pour la première fois les masques d’mba-yamban - le plus grand masque figuratif africain - qui suscitèrent une vive attirance et enflammèrent l’esprit des Européens. Le spécialiste Douglas Fraser affirma plus tard : "On ne voit plus d'objets en Afrique aussi spectaculaires que les formidables masques nimba" (Fraser, 1962, p. 93). En effet, d'autres œuvres baga remarquables sont apparues au même moment, notamment le serpent baga de la collection Pierre Matisse (ancienne collection Dinhoffer, voir LaGamma, 2002, p. 58, fig. 23) et la d'mba de l'ancienne collection Kahane (voir Christie’s, Paris, 1er décembre 2010, lot 3).
De l’origine du masque d’mba-yamban
Les Baga vivent le long des côtes atlantiques au nord-ouest de la République de Guinée, les sous-groupes Sitemu, Pukur et Buluits font partie du même ensemble. La population baga, relativement peu nombreuse, se caractérise par un système socio-politique non centralisé, probablement attribuable à leur passé de peuple nomade ayant fui le servage où le maintenait le peuple Fulbe islamisé. Ils se sont toutefois organisés autour de leurs solides et omniprésentes structures rituelles. Les circonstances de leur migration ont renforcé leur identité culturelle. Ils forment un groupe homogène et se définissent par la grandeur et la splendeur de leur production artistique, généralement considérée comme l'une des plus emblématiques et majestueuses de la sculpture africaine (in Lamp, 1996, pp.25 et 49 et suivantes pour davantage d'informations).
Une étude comparative fondée sur des critères stylistiques, des similarités linguistiques et des découvertes archéologiques suggèrent que les Baga auraient des origines Mandingues et seraient apparentés aux cultures du Haut Niger, en particulier aux Malinke et par extension, aux Bamana. Selon Hair, bien qu'une migration, et donc une 'origine', des Baga depuis des régions intérieures soit presque certaine, ils ont manifestement déjà occupé leur territoire actuel depuis au moins cinq siècles (in Lamp, 1996, p.55).
De son observation
Bien que toutes destinées au même usage rituel, les masques d'mba présentent souvent des différences notables de patine. Toutes sculptées dans un bois dur mais de densité modérée afin que l'objet ne soit pas trop lourd, elles ne présentent pas toutes la même patine, notamment celles ayant échappé au nettoyage à la brosse et à l’application de cire par les premiers collectionneurs qui en abusaient afin de rendre la surface de leurs objets brillante et uniforme, finition plaisante aux yeux des amateurs de surfaces laquées en vogue dans les années trente. L’exemplaire de la collection Vérité a fort heureusement conservé son aspect originel. En effet, la d'mba une fois terminée faisait l'objet de libations et d’offrandes en vue de la sacraliser. D'une sculpture profane, elle devenait un objet sacré à usage religieux ou rituel. A cette fin, elle recevait des onctions d'huile ou de vin de palme, de bière de mil, ou de sang d'animaux totémiques. Il y a donc lieu de distinguer la patine de conception de l'objet destinée à la préparer à sa utilisation rituelle, de celle plus hasardeuse issue de l'usage: manipulations, libations postérieurs, conservation.
Les bois utilisés avaient au départ une teinte claire qui était ensuite partiellement altérée par l'application d'enduits sombres noirâtres, issus de jus extraits de plantes ou obtenus par des terres sombres mêlées de charbon de bois. Cette coloration n'était pas appliquée uniformément sur la sculpture: en général la partie basse de la statue, masquée par la parure de raphia et de tissu, restait en réserve claire puisqu'elle n'était pas visible des spectateurs. Pour cette raison il est fréquent que les d'mba présentent une bichromie. Comme pour beaucoup d'objets africains, la fonctionnalité est un élément majeur qui permet de déterminer l'essence même de la pièce: ainsi les percements entre les seins assuraient la vision du danseur, lui permettant de se diriger lors des danses, et les percements des quatre pieds servaient à fixer les arceaux qui tenaient la parure en jupe. A ces percements fonctionnels s'ajoute celui du nez au-dessus du filtrum, où était fixé un pendentif. Ces trois éléments sont les véritables fondamentaux nécessaires, ajoutés aux critères stylistiques, qui attestent que l'objet a été fait pour un usage précis déterminé par un rituel.
A l'intérieur de ce cadre, il y a de nombreuses variantes qui font de chaque d'mba une oeuvre originale portant la marque de son créateur, la main du sculpteur ou de son atelier: des tendances géométriques ou des tendances curvilignes correspondant sans doute à des régions voire à des spécificités locales; de même l’ajout de décorations additionnelles, tels que des clous tapissiers ou des plaques métalliques, s'il est fréquent, n'est pas constant. L'examen de certaines d'mba publiées permet de mettre en évidence cette grande diversité: la d'mba du musée Barbier-Mueller (Schmalenbach, 1988, p.98, n.36) par exemple a une surface claire et est largement cloutée, celle de Pablo Picasso (Rubin, 1984, p.327) porte des coulures huileuses et n'a pas de clous, celle de l'ancienne collection Georges Salles est sombre et brillante avec des clous et des plaques de laiton décorées au repoussé (Fagg,1965 n.4). Toutes trois sont cependant des œuvres anciennes et originales.
De sa fonction et de sa plastique
La plastique des Baga repose sur quatre thèmes: un pouvoir absolu imposant l'ordre par la peur (règle de l'esprit a-Mantsho-no-Pon), des conseils bienveillants (a-Bol), un contrôle sur les forces naturelles (Banda) et une éthique (d'mba). Ces quatre thèmes sont primordiaux pour analyser la d'mba ou 'nimba', telle que l'on nommait historiquement ces masques d’épaule. Comme le précise Frederick Lamp dans son importante étude détaillée sur l'art baga, nimba est un mot Susu (voisins des Baga) signifiant 'grand esprit'. Les Susu ont souvent servi d'interprètes pour les Européens, ainsi le surnom attribué à ces imposantes sculptures fut adopté. Cependant, l'appellation Baga d'mba-Yamban est un mot pukur et la cérémonie ne célèbre pas un "grand esprit" tel que les Susu le définissent. Ceux-ci n'ont d'ailleurs ni danses ni œuvres s'apparentant au mot "nimba" (Lamp. 1996, p.28).
Une d'mba fut décrite dès 1615 par Manuel Alvarez, un explorateur portugais. Il mentionne sommairement, mais spécifiquement, l'existence d'une sculpture féminine noire, portant une jupe de paille, qui apparaissait lors d'importantes manifestations. Par la suite, cette danse fut documentée pour la première fois par Coffinières de Nordeck et illustrée par un dessin de Pranishnikoff. L'apparition de la d'mba accompagne d'importants évènements, tant collectifs qu'individuels: aux mariages, aux naissances, aux veillées funèbres, aux rites agraires et aux échanges communautaires. Ces manifestations s'étalaient sur plusieurs heures, voire des jours entiers. Portée par un homme seul, fort et habile, le masque d'épaule est évidé au niveau de la poitrine afin de reposer sur la tête du danseur, deux trous entre les seins lui permettaient de voir. Les épaules du danseur supportaient les bords arqués du masque. Un cerceau en bois, permettant de maintenir l'objet en place, était attaché aux jambes du masque à l'aide des trous que l'on aperçoit. Enfin, une jupe de raffia était fixée à la base du buste. Pour les Baga, d'mba n'est ni une divinité ni une déesse, elle présente bien une entité idéale. Elle est l'incarnation d'un modèle éthique que chacun doit s'efforcer de suivre. Ce concept spécifiquement baga, apparu dès leur arrivée sur la côte, marque l'établissement d'une société fraichement dissociée du Fouta Djallon et des Fulbe. Dans ce contexte originel, la symbolique de d'mba engendre de nouvelles perspectives, des changements positifs et de nouvelles aspirations. Elle est partie intégrante de la genèse du peuple Baga. Simultanément, d'mba fait allusion à l'ancien statut social des Baga. C'est une référence particulière dont le concept général implique qu'elle existe pour exaucer les souhaits du peuple, et traduit le renouveau. Elle représente une femme dans la plénitude de son pouvoir - fertile, intelligente et au cœur pur. Avec sa poitrine opulente, elle est l'image de la mère nourricière. Son cou droit et son port de tête altier suggèrent la confiance et la certitude de son omnipotence (op. cit. p.158). Sa forme générale est une composition symbolique de courbes soigneusement disposées, évoquant les cycles lunaires, des océans et des lagunes, et la féminité. A l'évidence, les éléments de cette iconographie furent imaginés par les Baga lorsqu'ils s'installèrent sur la côte. Affranchis de toute tutelle, ils développèrent leur propre esthétique.
La d'mba de la collection Vérité témoigne de la virtuosité des artistes sculpteurs baga. A la dureté du bois et à sa densité répondent le délicat mouvement de l'ensemble des formes en cascade qui la composent- la double crête encadre les oreilles en forme de croissant qui sont contrebalancées par le nez courbe ; la tête légèrement inclinée est délicatement soulignée par le plan arqué de la mâchoire, parallèle à la courbe dessinée par la poitrine saillante. Enfin, ces courbes se retrouvent dans le galbe des quatre pieds bien positionnés. Taillée à partir d'une unique pièce de bois, monoxyle, l'architecture complexe de l'œuvre nécessitait d'être soigneusement dessinée à l'avance. L'intérieur du masque, derrière la poitrine et autour des percées oculaires conserve des traces de patine d'usage.
Etude comparative
Nous avons pu recenser 27 masques d’mba-yamban de style comparable. Dix-sept font partie de collections publiques. En Europe (9 exemplaires): Musée d’Histoire Naturelle de Toulouse (MHNT-ETH.AF 127, collecté par Labouret en 1932), British Museum (d’un style légèrement différent), quatre exemplaires au Musée du Quai Branly (MNAN 67.3.1, ancienne collection Georges Salles jusqu’en 1966 ; 1963.177, acquise en 1931, de style légèrement différent ; 73.1963.0.763 et 71.1933.40.11, collecté par Labouret en 1933), Wereld Museum de Rotterdam, Musée National Picasso (ancienne collection Pablo Picasso), Musée Barbier-Mueller de Genève (inv. 1001-1, acquise auprès d’Emile Storrer vers 1950 par Josef Mueller). Aux Etats-Unis (8 exemplaires), National Museum of African Art de Washington (Inv. 98-28-1, ancienne collection Jay C. Leff), Dallas Museum of Art (ancienne collection Gustave et Franyo Schindler), Yale University Art Gallery (2006.51.390, ancienne collection Benenson), Seattle Art Museum (ancienne collection Raymond Wielgus), Baltimore Museum of Art (BMA 1957.97), Art Institute of Chicago (1957.160), The Menil Collection de Houston (V709), The Metropolitan Museum of Art de New York (1979.206.17).
Dix font partie de collections privées: ancienne collection Kahane (Christie's, Paris, 1 décembre 2010, lot 3), collection privée (Rivière, 1978, p.166), collection privée (Joubert, 2000, fig.1), collection privée (Meauzé, 1967, p.137), collection privée (Leuzinger, 1970, fig.E8), ancienne collection Epstein (Bassani et McLeod, 1989, fig.11), collection privée (revue African Arts, 1975, vol.VIII, n.2), collection privée (Himmelheber, 1960, fig.112), collection privée (Bonhams, New York, 14 novembre 2013, lot 152, collection Vérité (présenté ici).
Parmi les exemplaires cités ci-dessus, la d’mba de la collection Vérité fait partie d’un corpus particulièrement restreint regroupant les cinq masques les plus aboutis de ce style : les pièces des musées de Toulouse, de Paris (73.1963.0.763), et Picasso ; en mains privées celle de l’ancienne collection Kahane. De par sa force évocatrice, son style pur et sa patine remarquable, nous pouvons aisément conclure que le masque d’mba-yamban de la collection Vérité, véritable chef d’œuvre du genre, demeure le plus important exemplaire encore en main privée. Son excellent résultat de vente en 2006, établissant le record du monde actuel pour un masque d’épaule baga, ne faisant que soutenir ce constat.
De son influence
William Rubin et plus récemment Michael FitzGerald et Elizabeth Cowling firent un récit éloquent et détaillé sur la relation qu'entretenait Picasso avec l'art africain et notamment avec la forme de la nimba qui influença une période exubérante de son travail de la fin 1920 jusqu'au début des années 1930 (Rubin 1984, pp.240-341,2008) : "Mais plus important que tout emprunt visible était le sentiment de Picasso que les objets tribaux étaient porteurs d'une émotion intense, d'une force magique capable de nous toucher profondément. Cela allait de pair avec sa compréhension des principes conceptuels simplificateurs qui sous-tendent le mode de représentation africain" (Rubin, op.cit. 268).
Les représentations faites par Picasso de sa maîtresse, Marie-Thérèse Walter, au cours de cette période affichent une correspondance avec ces masques, gigantesques et majestueux, sculptés par les artistes baga et historiquement appelés nimba. Dès 1907, Picasso put observer une sculpture nimba au cours de ses visites au Trocadéro (ibidem, 276). Vers la fin des années 1920, Picasso lui-même acquit un beau masque baga, d'un style très proche du masque présenté ici. C'est pendant cette période que Picasso a commencé sa relation avec Marie-Thérèse Walter. Il semble que ces deux "femmes" entrent dans la vie de l’artiste en même temps. Marie-Thérèse était pour lui l'incarnation de la sensualité et, de ce fait, des idées de fécondité et de fertilité. Parallèlement, le masque Baga est culturellement associé à la fertilité – ainsi ni le sens ni la forme n'ont été perdus par Picasso. Dans ses peintures Nu, feuilles vertes et buste (ex-collection Brody, 1932) et Le sommeil, 1932, le profil de Marie-Thérèse s’apparente à un masque nimba, comme si la connaissance de ces formes audacieuses lui avait donné le courage d’approfondir pleinement son nouveau langage plastique. Plus viscéralement encore, Picasso utilise pour Tête d'une femme (Marie-Thérèse Walter), de 1931 à 1932 de l'argile moulée et pressée de ses propres mains, manifestation physique du sentiment éprouvé pour son sujet, exaltant les traits de Marie-Thérèse à l’image d’un masque nimba.
Bien qu’aucun élément ne permette de rapprocher aussi directement Brancusi aux masques baga, la correspondance entre Madame L.R. (vers 1914-1917) provenant de la collection d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé (Christies, Paris, Collection Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, 23-25 février 2009, lot 35)et les masque d'mba est frappante : le matériau, la technique de taille directe, les dimensions, l’expression de la féminité à travers des formes géométriques imbriquées, etc.
Nous savons que Brancusi, bien qu’avouant s’être inspiré de l’art africain, a détruit toutes ses œuvres dont la connotation africaine était trop évidente (Geist in Rubin, 1984). Il est ainsi très difficile de comparer l’une de ces œuvres avec une sculpture africaine en particulier. En revanche, impossible de ne pas remarquer que Brancusi a emprunté le langage plastique de l’art africain. La première d’mba étant entrée dans les collections du musée du Trocadéro en 1902, Brancusi a certainement eu l’occasion d’en examiner un exemplaire. Ainsi Madame L.R. pourrait être la synthèse des études de l’artiste, inspirées par l’observation probable d’œuvres mahongwé (forme de la tête), sénoufo (corps annelé), poupée bagirmi (stylisation du corps) afin de créer sa « propre » interprétation de d’mba-yamban, sous les traits de Madame L.R., femme voluptueuse issue de l’imaginaire de l’artiste.
L'intérêt d’Alberto Giacometti pour l'art africain et océanien est manifeste. Il découvrit certainement ces formes artistiques en compagnie de ses amis, Josef Mueller, Michel Leiris et André Breton, très impliqués dans l'art dit primitif. Ses croquis de 1929, d'après les publications dans Cahiers d'arts, démontrent un vif intérêt pour ces sculptures (Wiesinger, L'Atelier d'Alberto Giacometti, Centre Pompidou, Paris, 2007, p.242, figures 381 et 382). La légende raconte que Giacometti aurait acquis une figure de reliquaire Kota auprès du sculpteur Serge Brignoni entre 1926 et 1930. Plus tard, Brignoni confia à William Rubin qu'il pensait que cette statue kota était la source d'inspiration de la partie féminine du Couple (voir ibid: 86, fig.81 pour une image du Couple dans la pierre, 1927). La combinaison de forme ovoïde de la statuaire Kota avec un plan rectangulaire, formant le corps du personnage est une référence très précise à ce type d'œuvre africaine, bien distincte des autres, comme des cuillères dan par exemple, qui furent également une source d'inspiration de l'artiste au milieu des années 1920 (Krauss in Rubin, Vol.2, 1984, p.528, note 13). Bien que n’en n’ayant pas possédé, il également intéressant de souligner qu’Alberto Giacometti n’était pas insensible aux formes des masques dmb’a. Une esquisse de 1956 (reproduite ici) présente une statue bamana de profil, ainsi que la tête d’un masque Baga.
L'extraordinaire masque d’mba-yamban de la collection Vérité, véritable chef d’œuvre encore en main privée, appartient à un ensemble d'œuvres baga d'une qualité exceptionnelle, arrivé en Occident au cours des années 1940-1950. Célébrée immédiatement pour sa force sculpturale et sa présence, la d’mba-yamban de Pierre et Claude Vérité fut incluse dans la première exposition d’art africain à but « social » organisée par la famille en 1952 : Chef-d’œuvre de l’Afrique Noire. Elle y figurait d’ailleurs en bonne place puisqu’il s’agissait du numéro 1 du catalogue. Cette exposition eut un grand retentissement dans la presse : Le Monde, Le Figaro et le Journal des Arts en firent des relations élogieuses. A cette époque, le public découvrait pour la première fois les masques d’mba-yamban - le plus grand masque figuratif africain - qui suscitèrent une vive attirance et enflammèrent l’esprit des Européens. Le spécialiste Douglas Fraser affirma plus tard : "On ne voit plus d'objets en Afrique aussi spectaculaires que les formidables masques nimba" (Fraser, 1962, p. 93). En effet, d'autres œuvres baga remarquables sont apparues au même moment, notamment le serpent baga de la collection Pierre Matisse (ancienne collection Dinhoffer, voir LaGamma, 2002, p. 58, fig. 23) et la d'mba de l'ancienne collection Kahane (voir Christie’s, Paris, 1er décembre 2010, lot 3).
De l’origine du masque d’mba-yamban
Les Baga vivent le long des côtes atlantiques au nord-ouest de la République de Guinée, les sous-groupes Sitemu, Pukur et Buluits font partie du même ensemble. La population baga, relativement peu nombreuse, se caractérise par un système socio-politique non centralisé, probablement attribuable à leur passé de peuple nomade ayant fui le servage où le maintenait le peuple Fulbe islamisé. Ils se sont toutefois organisés autour de leurs solides et omniprésentes structures rituelles. Les circonstances de leur migration ont renforcé leur identité culturelle. Ils forment un groupe homogène et se définissent par la grandeur et la splendeur de leur production artistique, généralement considérée comme l'une des plus emblématiques et majestueuses de la sculpture africaine (in Lamp, 1996, pp.25 et 49 et suivantes pour davantage d'informations).
Une étude comparative fondée sur des critères stylistiques, des similarités linguistiques et des découvertes archéologiques suggèrent que les Baga auraient des origines Mandingues et seraient apparentés aux cultures du Haut Niger, en particulier aux Malinke et par extension, aux Bamana. Selon Hair, bien qu'une migration, et donc une 'origine', des Baga depuis des régions intérieures soit presque certaine, ils ont manifestement déjà occupé leur territoire actuel depuis au moins cinq siècles (in Lamp, 1996, p.55).
De son observation
Bien que toutes destinées au même usage rituel, les masques d'mba présentent souvent des différences notables de patine. Toutes sculptées dans un bois dur mais de densité modérée afin que l'objet ne soit pas trop lourd, elles ne présentent pas toutes la même patine, notamment celles ayant échappé au nettoyage à la brosse et à l’application de cire par les premiers collectionneurs qui en abusaient afin de rendre la surface de leurs objets brillante et uniforme, finition plaisante aux yeux des amateurs de surfaces laquées en vogue dans les années trente. L’exemplaire de la collection Vérité a fort heureusement conservé son aspect originel. En effet, la d'mba une fois terminée faisait l'objet de libations et d’offrandes en vue de la sacraliser. D'une sculpture profane, elle devenait un objet sacré à usage religieux ou rituel. A cette fin, elle recevait des onctions d'huile ou de vin de palme, de bière de mil, ou de sang d'animaux totémiques. Il y a donc lieu de distinguer la patine de conception de l'objet destinée à la préparer à sa utilisation rituelle, de celle plus hasardeuse issue de l'usage: manipulations, libations postérieurs, conservation.
Les bois utilisés avaient au départ une teinte claire qui était ensuite partiellement altérée par l'application d'enduits sombres noirâtres, issus de jus extraits de plantes ou obtenus par des terres sombres mêlées de charbon de bois. Cette coloration n'était pas appliquée uniformément sur la sculpture: en général la partie basse de la statue, masquée par la parure de raphia et de tissu, restait en réserve claire puisqu'elle n'était pas visible des spectateurs. Pour cette raison il est fréquent que les d'mba présentent une bichromie. Comme pour beaucoup d'objets africains, la fonctionnalité est un élément majeur qui permet de déterminer l'essence même de la pièce: ainsi les percements entre les seins assuraient la vision du danseur, lui permettant de se diriger lors des danses, et les percements des quatre pieds servaient à fixer les arceaux qui tenaient la parure en jupe. A ces percements fonctionnels s'ajoute celui du nez au-dessus du filtrum, où était fixé un pendentif. Ces trois éléments sont les véritables fondamentaux nécessaires, ajoutés aux critères stylistiques, qui attestent que l'objet a été fait pour un usage précis déterminé par un rituel.
A l'intérieur de ce cadre, il y a de nombreuses variantes qui font de chaque d'mba une oeuvre originale portant la marque de son créateur, la main du sculpteur ou de son atelier: des tendances géométriques ou des tendances curvilignes correspondant sans doute à des régions voire à des spécificités locales; de même l’ajout de décorations additionnelles, tels que des clous tapissiers ou des plaques métalliques, s'il est fréquent, n'est pas constant. L'examen de certaines d'mba publiées permet de mettre en évidence cette grande diversité: la d'mba du musée Barbier-Mueller (Schmalenbach, 1988, p.98, n.36) par exemple a une surface claire et est largement cloutée, celle de Pablo Picasso (Rubin, 1984, p.327) porte des coulures huileuses et n'a pas de clous, celle de l'ancienne collection Georges Salles est sombre et brillante avec des clous et des plaques de laiton décorées au repoussé (Fagg,1965 n.4). Toutes trois sont cependant des œuvres anciennes et originales.
De sa fonction et de sa plastique
La plastique des Baga repose sur quatre thèmes: un pouvoir absolu imposant l'ordre par la peur (règle de l'esprit a-Mantsho-no-Pon), des conseils bienveillants (a-Bol), un contrôle sur les forces naturelles (Banda) et une éthique (d'mba). Ces quatre thèmes sont primordiaux pour analyser la d'mba ou 'nimba', telle que l'on nommait historiquement ces masques d’épaule. Comme le précise Frederick Lamp dans son importante étude détaillée sur l'art baga, nimba est un mot Susu (voisins des Baga) signifiant 'grand esprit'. Les Susu ont souvent servi d'interprètes pour les Européens, ainsi le surnom attribué à ces imposantes sculptures fut adopté. Cependant, l'appellation Baga d'mba-Yamban est un mot pukur et la cérémonie ne célèbre pas un "grand esprit" tel que les Susu le définissent. Ceux-ci n'ont d'ailleurs ni danses ni œuvres s'apparentant au mot "nimba" (Lamp. 1996, p.28).
Une d'mba fut décrite dès 1615 par Manuel Alvarez, un explorateur portugais. Il mentionne sommairement, mais spécifiquement, l'existence d'une sculpture féminine noire, portant une jupe de paille, qui apparaissait lors d'importantes manifestations. Par la suite, cette danse fut documentée pour la première fois par Coffinières de Nordeck et illustrée par un dessin de Pranishnikoff. L'apparition de la d'mba accompagne d'importants évènements, tant collectifs qu'individuels: aux mariages, aux naissances, aux veillées funèbres, aux rites agraires et aux échanges communautaires. Ces manifestations s'étalaient sur plusieurs heures, voire des jours entiers. Portée par un homme seul, fort et habile, le masque d'épaule est évidé au niveau de la poitrine afin de reposer sur la tête du danseur, deux trous entre les seins lui permettaient de voir. Les épaules du danseur supportaient les bords arqués du masque. Un cerceau en bois, permettant de maintenir l'objet en place, était attaché aux jambes du masque à l'aide des trous que l'on aperçoit. Enfin, une jupe de raffia était fixée à la base du buste. Pour les Baga, d'mba n'est ni une divinité ni une déesse, elle présente bien une entité idéale. Elle est l'incarnation d'un modèle éthique que chacun doit s'efforcer de suivre. Ce concept spécifiquement baga, apparu dès leur arrivée sur la côte, marque l'établissement d'une société fraichement dissociée du Fouta Djallon et des Fulbe. Dans ce contexte originel, la symbolique de d'mba engendre de nouvelles perspectives, des changements positifs et de nouvelles aspirations. Elle est partie intégrante de la genèse du peuple Baga. Simultanément, d'mba fait allusion à l'ancien statut social des Baga. C'est une référence particulière dont le concept général implique qu'elle existe pour exaucer les souhaits du peuple, et traduit le renouveau. Elle représente une femme dans la plénitude de son pouvoir - fertile, intelligente et au cœur pur. Avec sa poitrine opulente, elle est l'image de la mère nourricière. Son cou droit et son port de tête altier suggèrent la confiance et la certitude de son omnipotence (op. cit. p.158). Sa forme générale est une composition symbolique de courbes soigneusement disposées, évoquant les cycles lunaires, des océans et des lagunes, et la féminité. A l'évidence, les éléments de cette iconographie furent imaginés par les Baga lorsqu'ils s'installèrent sur la côte. Affranchis de toute tutelle, ils développèrent leur propre esthétique.
La d'mba de la collection Vérité témoigne de la virtuosité des artistes sculpteurs baga. A la dureté du bois et à sa densité répondent le délicat mouvement de l'ensemble des formes en cascade qui la composent- la double crête encadre les oreilles en forme de croissant qui sont contrebalancées par le nez courbe ; la tête légèrement inclinée est délicatement soulignée par le plan arqué de la mâchoire, parallèle à la courbe dessinée par la poitrine saillante. Enfin, ces courbes se retrouvent dans le galbe des quatre pieds bien positionnés. Taillée à partir d'une unique pièce de bois, monoxyle, l'architecture complexe de l'œuvre nécessitait d'être soigneusement dessinée à l'avance. L'intérieur du masque, derrière la poitrine et autour des percées oculaires conserve des traces de patine d'usage.
Etude comparative
Nous avons pu recenser 27 masques d’mba-yamban de style comparable. Dix-sept font partie de collections publiques. En Europe (9 exemplaires): Musée d’Histoire Naturelle de Toulouse (MHNT-ETH.AF 127, collecté par Labouret en 1932), British Museum (d’un style légèrement différent), quatre exemplaires au Musée du Quai Branly (MNAN 67.3.1, ancienne collection Georges Salles jusqu’en 1966 ; 1963.177, acquise en 1931, de style légèrement différent ; 73.1963.0.763 et 71.1933.40.11, collecté par Labouret en 1933), Wereld Museum de Rotterdam, Musée National Picasso (ancienne collection Pablo Picasso), Musée Barbier-Mueller de Genève (inv. 1001-1, acquise auprès d’Emile Storrer vers 1950 par Josef Mueller). Aux Etats-Unis (8 exemplaires), National Museum of African Art de Washington (Inv. 98-28-1, ancienne collection Jay C. Leff), Dallas Museum of Art (ancienne collection Gustave et Franyo Schindler), Yale University Art Gallery (2006.51.390, ancienne collection Benenson), Seattle Art Museum (ancienne collection Raymond Wielgus), Baltimore Museum of Art (BMA 1957.97), Art Institute of Chicago (1957.160), The Menil Collection de Houston (V709), The Metropolitan Museum of Art de New York (1979.206.17).
Dix font partie de collections privées: ancienne collection Kahane (Christie's, Paris, 1 décembre 2010, lot 3), collection privée (Rivière, 1978, p.166), collection privée (Joubert, 2000, fig.1), collection privée (Meauzé, 1967, p.137), collection privée (Leuzinger, 1970, fig.E8), ancienne collection Epstein (Bassani et McLeod, 1989, fig.11), collection privée (revue African Arts, 1975, vol.VIII, n.2), collection privée (Himmelheber, 1960, fig.112), collection privée (Bonhams, New York, 14 novembre 2013, lot 152, collection Vérité (présenté ici).
Parmi les exemplaires cités ci-dessus, la d’mba de la collection Vérité fait partie d’un corpus particulièrement restreint regroupant les cinq masques les plus aboutis de ce style : les pièces des musées de Toulouse, de Paris (73.1963.0.763), et Picasso ; en mains privées celle de l’ancienne collection Kahane. De par sa force évocatrice, son style pur et sa patine remarquable, nous pouvons aisément conclure que le masque d’mba-yamban de la collection Vérité, véritable chef d’œuvre du genre, demeure le plus important exemplaire encore en main privée. Son excellent résultat de vente en 2006, établissant le record du monde actuel pour un masque d’épaule baga, ne faisant que soutenir ce constat.
De son influence
William Rubin et plus récemment Michael FitzGerald et Elizabeth Cowling firent un récit éloquent et détaillé sur la relation qu'entretenait Picasso avec l'art africain et notamment avec la forme de la nimba qui influença une période exubérante de son travail de la fin 1920 jusqu'au début des années 1930 (Rubin 1984, pp.240-341,2008) : "Mais plus important que tout emprunt visible était le sentiment de Picasso que les objets tribaux étaient porteurs d'une émotion intense, d'une force magique capable de nous toucher profondément. Cela allait de pair avec sa compréhension des principes conceptuels simplificateurs qui sous-tendent le mode de représentation africain" (Rubin, op.cit. 268).
Les représentations faites par Picasso de sa maîtresse, Marie-Thérèse Walter, au cours de cette période affichent une correspondance avec ces masques, gigantesques et majestueux, sculptés par les artistes baga et historiquement appelés nimba. Dès 1907, Picasso put observer une sculpture nimba au cours de ses visites au Trocadéro (ibidem, 276). Vers la fin des années 1920, Picasso lui-même acquit un beau masque baga, d'un style très proche du masque présenté ici. C'est pendant cette période que Picasso a commencé sa relation avec Marie-Thérèse Walter. Il semble que ces deux "femmes" entrent dans la vie de l’artiste en même temps. Marie-Thérèse était pour lui l'incarnation de la sensualité et, de ce fait, des idées de fécondité et de fertilité. Parallèlement, le masque Baga est culturellement associé à la fertilité – ainsi ni le sens ni la forme n'ont été perdus par Picasso. Dans ses peintures Nu, feuilles vertes et buste (ex-collection Brody, 1932) et Le sommeil, 1932, le profil de Marie-Thérèse s’apparente à un masque nimba, comme si la connaissance de ces formes audacieuses lui avait donné le courage d’approfondir pleinement son nouveau langage plastique. Plus viscéralement encore, Picasso utilise pour Tête d'une femme (Marie-Thérèse Walter), de 1931 à 1932 de l'argile moulée et pressée de ses propres mains, manifestation physique du sentiment éprouvé pour son sujet, exaltant les traits de Marie-Thérèse à l’image d’un masque nimba.
Bien qu’aucun élément ne permette de rapprocher aussi directement Brancusi aux masques baga, la correspondance entre Madame L.R. (vers 1914-1917) provenant de la collection d’Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé (Christies, Paris, Collection Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, 23-25 février 2009, lot 35)et les masque d'mba est frappante : le matériau, la technique de taille directe, les dimensions, l’expression de la féminité à travers des formes géométriques imbriquées, etc.
Nous savons que Brancusi, bien qu’avouant s’être inspiré de l’art africain, a détruit toutes ses œuvres dont la connotation africaine était trop évidente (Geist in Rubin, 1984). Il est ainsi très difficile de comparer l’une de ces œuvres avec une sculpture africaine en particulier. En revanche, impossible de ne pas remarquer que Brancusi a emprunté le langage plastique de l’art africain. La première d’mba étant entrée dans les collections du musée du Trocadéro en 1902, Brancusi a certainement eu l’occasion d’en examiner un exemplaire. Ainsi Madame L.R. pourrait être la synthèse des études de l’artiste, inspirées par l’observation probable d’œuvres mahongwé (forme de la tête), sénoufo (corps annelé), poupée bagirmi (stylisation du corps) afin de créer sa « propre » interprétation de d’mba-yamban, sous les traits de Madame L.R., femme voluptueuse issue de l’imaginaire de l’artiste.
L'intérêt d’Alberto Giacometti pour l'art africain et océanien est manifeste. Il découvrit certainement ces formes artistiques en compagnie de ses amis, Josef Mueller, Michel Leiris et André Breton, très impliqués dans l'art dit primitif. Ses croquis de 1929, d'après les publications dans Cahiers d'arts, démontrent un vif intérêt pour ces sculptures (Wiesinger, L'Atelier d'Alberto Giacometti, Centre Pompidou, Paris, 2007, p.242, figures 381 et 382). La légende raconte que Giacometti aurait acquis une figure de reliquaire Kota auprès du sculpteur Serge Brignoni entre 1926 et 1930. Plus tard, Brignoni confia à William Rubin qu'il pensait que cette statue kota était la source d'inspiration de la partie féminine du Couple (voir ibid: 86, fig.81 pour une image du Couple dans la pierre, 1927). La combinaison de forme ovoïde de la statuaire Kota avec un plan rectangulaire, formant le corps du personnage est une référence très précise à ce type d'œuvre africaine, bien distincte des autres, comme des cuillères dan par exemple, qui furent également une source d'inspiration de l'artiste au milieu des années 1920 (Krauss in Rubin, Vol.2, 1984, p.528, note 13). Bien que n’en n’ayant pas possédé, il également intéressant de souligner qu’Alberto Giacometti n’était pas insensible aux formes des masques dmb’a. Une esquisse de 1956 (reproduite ici) présente une statue bamana de profil, ainsi que la tête d’un masque Baga.