Lot Essay
UNE ICÔNE BAULÉ
par Bernard de Grunne
Le masque baulé de l'ancienne collection Frederick. R. Pleasants est une sculpture d’une rare élégance appartenant à un corpus extrêmement restreint de quatre masques réalisés par un maître sculpteur baulé du village d’Essankro.
Le corpus de l’atelier d'Essankro comporte environ une quinzaine de statues et quatre masques qui sont l'œuvre d'une seule génération d’artistes qui se sont influencés mutuellement plutôt que de générations successives de maîtres et d'adeptes.1
J'ai identifié quatre masques sculptés par les artistes de ce cercle d'Essankro.2 Tous les quatre présentent un élégant plan facial en forme de cœur, un nez fin et allongé avec de petites narines légèrement dilatées, des yeux presque clos exprimant intensité retenue et recueillement, ainsi qu’une bouche pincée et délicatement modelée. La coiffure, telle un diadème en forme d’arc, retient des rangées de petites nattes serrées parallèles de taille décroissante. Trois discrètes rangées de scarifications sur les tempes et à la racine du nez sont des marques de distinction et d’élégance.
Ce masque, avec son visage délicatement modelé et surmonté d'une petite tête d'antilope aux cornes courbes et striées représentant sans doute le cobe des roseaux (Redunca Redunca ou krekredia en Baulé), s'impose comme un masque d’une inventivité raffinée.
Un second masque du corpus, le front également surmonté d'une tête d'antilope, acheté par Gaston de Havenon au célèbre marchand René Rasmussen dans les années 1960, pourrait être l'œuvre d'un autre sculpteur moins talentueux comme on peut en juger en comparant la précision du modelé et la tension des lignes des deux visages. Par ailleurs, l'élargissement du front et la netteté des lignes de la mâchoire sont plus marqués sur ce masque.
Un troisième masque, déjà acquis par un amateur parisien dès 1930 et ensuite dans la collection Rabut, à la composition moins complexe car sans tête d'antilope, présente une coiffure asymétrique très élégante ornée d’un bouton hémisphérique sur le côté droit. Cette dernière ressemble à une fusion des deux types de coiffures du célèbre couple de statues baulé du Metropolitan Museum de New York acheté par Nelson Rockefeller à Henri et Hélène Kamer en 1957.3
Le quatrième masque est un exceptionnel masque bicéphale janus acquis par Pierre Vérité avant 1949, présentant une coiffure asymétrique très élégante composée de deux chignons placés à un angle de 90° l'un par rapport à l'autre.4
Les quatre masques partagent également les mêmes scarifications entre les yeux et sur les tempes constituant un marqueur stylistique unique. L'artiste qui a sculpté ce masque et celui de Havenon se distingue des deux derniers masques décrits plus haut par l’ajout d’une petite paupière inférieure semi-circulaire en laiton.
Nous disposons de quelques données sur la répartition géographique de ce style : Susan Vogel a acquis une statuette à Essankro dans la région de Nzipri entre Tiebissou et Didievi,5 une belle statue féminine de la collection de mon père Baudouin de Grunne a été trouvée dans les alentours de Sakassou, la figurine de la collection Porré a été trouvée dans la région de Toumodi, celle de Kerchache dans un village au sud de Bouaké ainsi que le double masque de Vérité.6 Enfin, deux statues de l’ancienne collection Blandin furent trouvées près de Dimbokro.7
En ce qui concerne la chronologie du style Essankro, deux statuettes et un masque se trouvaient déjà en France dans les années 1930. Ce masque et celui de Havenon ont été acquis sur le marché parisien au cours de la décennie 1955-1965, de même que le célèbre couple du Metropolitan Museum of Art. Le masque à double visage de la collection Vérité a été publié dès 1950.
Les différentes œuvres dites du style d’Essankro ont donc été sculptées entre 1880 et 1940 par un cercle étroit d'artistes de très grand talent qui se sont mutuellement influencés.
1 de Grunne, B., « Sur le style des Baoulé et leurs Maîtres » in Fischer, E. et Homberger, L., Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire, Paris, 2015, p. 88 et Vogel, S., « Known Artists but Anonymous Works. Fieldwork and Art History » in African Arts, vol. 32, n° 1, Los Angeles, 1999, p. 51
2 de Grunne, B., op. cit., Paris, 2015, pp. 88-91, n° 103 à 105
3 New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. n° 1978.412.390 et 391
4 Enchères Rive Gauche, Paris, Collection Vérité, 17 juin 2006, lot 165. Ce masque fut publié dès 1950 par Félix-Henri Lem, « Réalité de l'art nègre » in Tropiques - Revue des troupes coloniales, n° 327, Paris, décembre 1950, p. 33
5 Vogel, S., communication personnelle, 16 mai 2013 et Vogel, S., op. cit., Los Angeles, 1999, p. 55, n° 19
6 de Grunne, B., Mains de maitres - Masterhands. À la découverte des sculpteurs d’Afrique, Bruxelles, 2001, n° 13, 14 et 15
7 Goy, B., « Notice sur deux statues Baoulé » in Catalogue Tefaf, Paris, 2018, pp. 107-110
A BAULE ICON
by Bernard de Grunne
The Baule mask from the previous Frederick R. Pleasants' collection is a sculpture of rare elegance belonging to an extremely limited corpus of four masks created by a master Baule sculptor from the village of Essankro.
The Essankro workshop corpus consists of approximately fifteen statues and four masks that are the work of a single generation of artists who influenced each other rather than successive generations of masters and followers.1
I have identified four masks carved by the artists of this Essankro circle.2 All four have an elegant heart-shaped facial plane, a thin, elongated nose with small, slightly dilated nostrils, almost closed eyes expressing restrained intensity and contemplation, as well as a pinched, delicately shaped mouth. The hairstyle, like a tiara in the form of a bow, holds back rows of small, tight, parallel braids of decreasing size. Three discreet rows of scarification marks on the temples and at the tip of the nose are signs of distinction and elegance.
This mask, with its delicately modelled face surmounted by a small antelope head with curved and ridged horns, probably representing the cobe reed (Redunca Redunca or krekredia in Baule), stands out as a mask of refined inventiveness.
A second mask in the corpus, with the forehead also surmounted by an antelope head, purchased by Gaston de Havenon from the famous dealer René Rasmussen in the 1960s, could be the work of another, less talented sculptor, as judged by comparing the precision of the modelling and the tension perceived in the lines of the two faces. Furthermore, the widening of the forehead and the sharpness of the jaw lines are more marked on this mask.
A third mask, already acquired by a Parisian amateur in 1930 and then in the Rabut collection, with a less complex composition because it does not have an antelope head, has a very elegant asymmetrical hairstyle decorated with a hemispherical button on the right side. The latter resembles a fusion of the two hairstyles of the famous pair of Baule statues in the Metropolitan Museum in New York, purchased by Nelson Rockefeller from Henri and Hélène Kamer in 1957.3
The fourth mask is an exceptional two-headed janus mask acquired by Pierre Vérité before 1949, with a very elegant asymmetrical hairstyle composed of two buns placed at a 90° angle from each other.4
The four masks also share the same scarification marks between the eyes and on the temples, a unique stylistic marker. The artist who carved this mask and the de Havenon mask differs from the last two masks described above by the addition of a small, semicircular lower eyelid in brass.
We have some data on the geographical distribution of this style: Susan Vogel acquired a statuette at Essankro in the Nzipri region between Tiebissou and Didievi,5 a beautiful female statue from the collection of my father Baudouin de Grunne was discovered in the vicinity of Sakassou, the figurine from the Porré collection was found in the Toumodi region, that of Kerchache in a village south of Bouaké, as well as the double Vérité6 mask. Finally, two statues from the former Blandin collection were found near Dimbokro.7
As for the chronology of the Essankro style, two statuettes and a mask were already in France around the 1930s. This mask and the de Havenon mask were acquired on the Paris market during the 1955-1965, decade as was the famous pair from the Metropolitan Museum of Art. The double-faced mask from the Vérité collection was presented as early as 1950.
The various works known as the Essankro style were thus sculpted between 1880 and 1940 by a narrow circle of very talented artists who influenced each other.
1 de Grunne, B., "Sur le style des Baoulé et leurs Maîtres" in Fischer, E. and Homberger, L., Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire, Paris, 2015, p. 88 and Vogel, S., "Known Artists but Anonymous Works. Fieldwork and Art History" in African Arts, vol. 32, no. 1, Los Angeles, 1999, p. 51
2 de Grunne, B., op. cit., Paris, 2015, pp. 88-91, no. 103 à 105
3 New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. no. 1978.412.390 and 391
4 Enchères Rive Gauche, Paris, Collection Vérité, 17 June 2006, lot 165. This mask was published from 1950 by Félix-Henri Lem, "Réalité de l'art nègre" in Tropiques - Revue des troupes coloniales, no. 327, Paris, December 1950, p. 33
5 Vogel, S., personal communication, 16 May 2013 and Vogel, S., op. cit., Los Angeles, 1999, p. 55, no. 19
6 de Grunne, B., Mains de maitres - Masterhands. À la découverte des sculpteurs d’Afrique, Brussels, 2001, no. 13, 14 and 15
7 Goy, B., "Notice sur deux statues Baoulé" in Catalogue Tefaf, Paris, 2018, pp. 107-110
par Bernard de Grunne
Le masque baulé de l'ancienne collection Frederick. R. Pleasants est une sculpture d’une rare élégance appartenant à un corpus extrêmement restreint de quatre masques réalisés par un maître sculpteur baulé du village d’Essankro.
Le corpus de l’atelier d'Essankro comporte environ une quinzaine de statues et quatre masques qui sont l'œuvre d'une seule génération d’artistes qui se sont influencés mutuellement plutôt que de générations successives de maîtres et d'adeptes.1
J'ai identifié quatre masques sculptés par les artistes de ce cercle d'Essankro.2 Tous les quatre présentent un élégant plan facial en forme de cœur, un nez fin et allongé avec de petites narines légèrement dilatées, des yeux presque clos exprimant intensité retenue et recueillement, ainsi qu’une bouche pincée et délicatement modelée. La coiffure, telle un diadème en forme d’arc, retient des rangées de petites nattes serrées parallèles de taille décroissante. Trois discrètes rangées de scarifications sur les tempes et à la racine du nez sont des marques de distinction et d’élégance.
Ce masque, avec son visage délicatement modelé et surmonté d'une petite tête d'antilope aux cornes courbes et striées représentant sans doute le cobe des roseaux (Redunca Redunca ou krekredia en Baulé), s'impose comme un masque d’une inventivité raffinée.
Un second masque du corpus, le front également surmonté d'une tête d'antilope, acheté par Gaston de Havenon au célèbre marchand René Rasmussen dans les années 1960, pourrait être l'œuvre d'un autre sculpteur moins talentueux comme on peut en juger en comparant la précision du modelé et la tension des lignes des deux visages. Par ailleurs, l'élargissement du front et la netteté des lignes de la mâchoire sont plus marqués sur ce masque.
Un troisième masque, déjà acquis par un amateur parisien dès 1930 et ensuite dans la collection Rabut, à la composition moins complexe car sans tête d'antilope, présente une coiffure asymétrique très élégante ornée d’un bouton hémisphérique sur le côté droit. Cette dernière ressemble à une fusion des deux types de coiffures du célèbre couple de statues baulé du Metropolitan Museum de New York acheté par Nelson Rockefeller à Henri et Hélène Kamer en 1957.3
Le quatrième masque est un exceptionnel masque bicéphale janus acquis par Pierre Vérité avant 1949, présentant une coiffure asymétrique très élégante composée de deux chignons placés à un angle de 90° l'un par rapport à l'autre.4
Les quatre masques partagent également les mêmes scarifications entre les yeux et sur les tempes constituant un marqueur stylistique unique. L'artiste qui a sculpté ce masque et celui de Havenon se distingue des deux derniers masques décrits plus haut par l’ajout d’une petite paupière inférieure semi-circulaire en laiton.
Nous disposons de quelques données sur la répartition géographique de ce style : Susan Vogel a acquis une statuette à Essankro dans la région de Nzipri entre Tiebissou et Didievi,5 une belle statue féminine de la collection de mon père Baudouin de Grunne a été trouvée dans les alentours de Sakassou, la figurine de la collection Porré a été trouvée dans la région de Toumodi, celle de Kerchache dans un village au sud de Bouaké ainsi que le double masque de Vérité.6 Enfin, deux statues de l’ancienne collection Blandin furent trouvées près de Dimbokro.7
En ce qui concerne la chronologie du style Essankro, deux statuettes et un masque se trouvaient déjà en France dans les années 1930. Ce masque et celui de Havenon ont été acquis sur le marché parisien au cours de la décennie 1955-1965, de même que le célèbre couple du Metropolitan Museum of Art. Le masque à double visage de la collection Vérité a été publié dès 1950.
Les différentes œuvres dites du style d’Essankro ont donc été sculptées entre 1880 et 1940 par un cercle étroit d'artistes de très grand talent qui se sont mutuellement influencés.
1 de Grunne, B., « Sur le style des Baoulé et leurs Maîtres » in Fischer, E. et Homberger, L., Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire, Paris, 2015, p. 88 et Vogel, S., « Known Artists but Anonymous Works. Fieldwork and Art History » in African Arts, vol. 32, n° 1, Los Angeles, 1999, p. 51
2 de Grunne, B., op. cit., Paris, 2015, pp. 88-91, n° 103 à 105
3 New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. n° 1978.412.390 et 391
4 Enchères Rive Gauche, Paris, Collection Vérité, 17 juin 2006, lot 165. Ce masque fut publié dès 1950 par Félix-Henri Lem, « Réalité de l'art nègre » in Tropiques - Revue des troupes coloniales, n° 327, Paris, décembre 1950, p. 33
5 Vogel, S., communication personnelle, 16 mai 2013 et Vogel, S., op. cit., Los Angeles, 1999, p. 55, n° 19
6 de Grunne, B., Mains de maitres - Masterhands. À la découverte des sculpteurs d’Afrique, Bruxelles, 2001, n° 13, 14 et 15
7 Goy, B., « Notice sur deux statues Baoulé » in Catalogue Tefaf, Paris, 2018, pp. 107-110
A BAULE ICON
by Bernard de Grunne
The Baule mask from the previous Frederick R. Pleasants' collection is a sculpture of rare elegance belonging to an extremely limited corpus of four masks created by a master Baule sculptor from the village of Essankro.
The Essankro workshop corpus consists of approximately fifteen statues and four masks that are the work of a single generation of artists who influenced each other rather than successive generations of masters and followers.1
I have identified four masks carved by the artists of this Essankro circle.2 All four have an elegant heart-shaped facial plane, a thin, elongated nose with small, slightly dilated nostrils, almost closed eyes expressing restrained intensity and contemplation, as well as a pinched, delicately shaped mouth. The hairstyle, like a tiara in the form of a bow, holds back rows of small, tight, parallel braids of decreasing size. Three discreet rows of scarification marks on the temples and at the tip of the nose are signs of distinction and elegance.
This mask, with its delicately modelled face surmounted by a small antelope head with curved and ridged horns, probably representing the cobe reed (Redunca Redunca or krekredia in Baule), stands out as a mask of refined inventiveness.
A second mask in the corpus, with the forehead also surmounted by an antelope head, purchased by Gaston de Havenon from the famous dealer René Rasmussen in the 1960s, could be the work of another, less talented sculptor, as judged by comparing the precision of the modelling and the tension perceived in the lines of the two faces. Furthermore, the widening of the forehead and the sharpness of the jaw lines are more marked on this mask.
A third mask, already acquired by a Parisian amateur in 1930 and then in the Rabut collection, with a less complex composition because it does not have an antelope head, has a very elegant asymmetrical hairstyle decorated with a hemispherical button on the right side. The latter resembles a fusion of the two hairstyles of the famous pair of Baule statues in the Metropolitan Museum in New York, purchased by Nelson Rockefeller from Henri and Hélène Kamer in 1957.3
The fourth mask is an exceptional two-headed janus mask acquired by Pierre Vérité before 1949, with a very elegant asymmetrical hairstyle composed of two buns placed at a 90° angle from each other.4
The four masks also share the same scarification marks between the eyes and on the temples, a unique stylistic marker. The artist who carved this mask and the de Havenon mask differs from the last two masks described above by the addition of a small, semicircular lower eyelid in brass.
We have some data on the geographical distribution of this style: Susan Vogel acquired a statuette at Essankro in the Nzipri region between Tiebissou and Didievi,5 a beautiful female statue from the collection of my father Baudouin de Grunne was discovered in the vicinity of Sakassou, the figurine from the Porré collection was found in the Toumodi region, that of Kerchache in a village south of Bouaké, as well as the double Vérité6 mask. Finally, two statues from the former Blandin collection were found near Dimbokro.7
As for the chronology of the Essankro style, two statuettes and a mask were already in France around the 1930s. This mask and the de Havenon mask were acquired on the Paris market during the 1955-1965, decade as was the famous pair from the Metropolitan Museum of Art. The double-faced mask from the Vérité collection was presented as early as 1950.
The various works known as the Essankro style were thus sculpted between 1880 and 1940 by a narrow circle of very talented artists who influenced each other.
1 de Grunne, B., "Sur le style des Baoulé et leurs Maîtres" in Fischer, E. and Homberger, L., Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire, Paris, 2015, p. 88 and Vogel, S., "Known Artists but Anonymous Works. Fieldwork and Art History" in African Arts, vol. 32, no. 1, Los Angeles, 1999, p. 51
2 de Grunne, B., op. cit., Paris, 2015, pp. 88-91, no. 103 à 105
3 New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. no. 1978.412.390 and 391
4 Enchères Rive Gauche, Paris, Collection Vérité, 17 June 2006, lot 165. This mask was published from 1950 by Félix-Henri Lem, "Réalité de l'art nègre" in Tropiques - Revue des troupes coloniales, no. 327, Paris, December 1950, p. 33
5 Vogel, S., personal communication, 16 May 2013 and Vogel, S., op. cit., Los Angeles, 1999, p. 55, no. 19
6 de Grunne, B., Mains de maitres - Masterhands. À la découverte des sculpteurs d’Afrique, Brussels, 2001, no. 13, 14 and 15
7 Goy, B., "Notice sur deux statues Baoulé" in Catalogue Tefaf, Paris, 2018, pp. 107-110