PAIRE DE MEUBLES A HAUTEUR D'APPUI D'EPOQUE LOUIS XVI
Prospective purchasers are advised that several co… Read more Les cabinets Vogüé
PAIRE DE MEUBLES A HAUTEUR D'APPUI D'EPOQUE LOUIS XVI

VERS 1780, ATTRIBUES A ADAM WEISWEILER

Details
PAIRE DE MEUBLES A HAUTEUR D'APPUI D'EPOQUE LOUIS XVI
VERS 1780, ATTRIBUES A ADAM WEISWEILER
En bois noirci, placage d'ébène, marqueterie Boulle d'écaille de tortue, de laiton et d'étain et ornementation de bronze ciselé et doré, le dessus de marbre brèche encastré dans une moulure à motifs feuillagés, la corniche soulignée d'une frise de feuilles d'acanthe, la façade à ressaut à trois compartiments en marqueterie d'époque Louis XIV ouvrant par un vantail décoré pour l'un de Cérès et de Pomone pour l'autre, reposant chacune sur un entablement orné d'un masque d'homme barbu, soutenu par deux triglyphes et flanqué de têtes de bélier dans un encadrement de rinceaux d'acanthe et d'arabesques, les côtés appliqués d'ornements octogonaux probablement associés centrés du portrait en profil de Louis XIV pour l'un et de Louis XV pour l'autre, dans un encadrement orné d'écoinçons stylisés, la plinthe décorée au centre d'une réserve rectangulaire à motif géométrique et ponctuée de fleurons dans des réserves de forme carrée, reposant sur quatre pieds en torsade ; les marbres surélevés et très probablement associés au début du XIXème siècle
Hauteur: 102 cm. (40 in.) ; Largeur: 75 cm. (29½ in.) ; Profondeur: 40,5 cm. (16 in.) (2)
Provenance
Léonce de Vogüé (1805-1877), puis par descendance jusqu'à ce jour.
Special notice
Prospective purchasers are advised that several countries prohibit the importation of property containing materials from endangered species, including but not limited to coral, ivory and tortoiseshell. Accordingly, prospective purchasers should familiarize themselves with relevant customs regulations prior to bidding if they intend to import this lot into another country.
Further details
A PAIR OF LOUIS XVI ORMOLU-MOUNTED EBONISED, EBONY, TORTOISESHELL, BRASS AND PEWTER BOULLE MARQUETRY MEUBLES A HAUTEUR D'APPUI, CIRCA 1780, ATTRIBUTED TO ADAM WEISWEILER

Brought to you by

Léonore Vitry
Léonore Vitry

Lot Essay

Restés inédits jusqu'à ce jour, ces remarquables cabinets en marqueterie Boulle proviennent de la collection du marquis Léonce de Vogüé (1805-1877) et sont restés dans sa descendance jusqu'à ce jour. Ils ont donc fait partie d'une des collections mythiques de la seconde moitié du XIXème siècle, dont un certain nombre de pièces maîtresses est aujourd'hui dans les collections du J. Paul Getty Museum, du château de Versailles et de l'Art Institute de Chicago.

Auparavant, ils ont très certainement figuré dans la collection du fascinant Quentin Craufurd (1743-1819) avant d'être achetés par le marchand parisien Escudier.

Afin de suivre cette chronologie, nous nous intéresserons dans un premier temps à leur présence dans la collection Craufurd au tout début du XIXème siècle puis à leur achat par Escudier en 1820. Nous étudierons ensuite la collection du marquis de Vogüé et son hôtel de la rue Fabert dans lequel était abritée son extraordinaire collection.

LA PROVENANCE CRAUFURD

Les présents cabinets proviennent quasi certainement de la collection de Quentin Craufurd (1743-1819). On les trouve dans un ensemble de quatre paires de bas d'armoire à un vantail qui figure tant dans l'inventaire après décès que dans la vente de 1820.

Ces huit cabinets, scindés en quatre paires, sont tout d'abord décrits dans l'inventaire après décès de janvier 1820 :
"596. Huit pièces qui sont armoires à hauteur d'appui ouvrant à un vantau partie ébène et écaille avec incrustations de cuivre et d'étain et figures et groupes d'appliques en bronze sur pieds tortue, ouvrage de Boule, avec dessus en marbre dit de Ste. Anne et portor, prisés ensemble la somme de deux mille quatre cents francs cy".

On retrouve ces huit cabinets quelques mois plus tard, dans la vente après décès qui débute le 20 novembre 1820, sous les numéros 463, 464, 465 et 468.

Nos cabinets, les cabinets Vogüé, sont vendus sous le numéro 464. Il convient de citer, outre la description de ce lot, celle du lot précédent auquel la description renvoie. Les descriptions sont plus précises que dans l'inventaire après décès :
"N463. Deux meubles bas d'armoire, par Boule, ouvrant à un vantail, fond d'écaille à filets de cuivre et d'étain, ornés chacun d'une figure en fonte dorée offrant l'été et l'hiver, lesdites figures placées sur un socle forme de console avec figure de Pan et tablier en étain ; les montants ainsi que les côtés sont plaqués en ébène avec incrustation en cuivre et aetain, encadrement en cuivre et bandeau aussi en cuivre, feuilles d'acanthe et autres ornements ; lesdits meubles sur quatre pieds forme de vis en bronze doré d'or moulu, de 37 pouces de haut [ 99cm ] sur 28 de large [ 75,6cm ], avec dessus de marbre de Sainte-Anne". (vendu) "1750 F".
"N464. Deux autres meubles en tout semblables avec la seule différence qui existe dans les figures qui offrent, l'une le Printemps et l'autre l'Automne". (vendu) "1725 F".


Nos cabinets constituent très probablement la seconde paire -lot 464- qui est alors acquise par le marchand parisien Escudier.

QUENTIN CRAUFURD

Le destin singulier et les collections de Quentin Craufurd (1743-1819) ont été étudiés par Gonzague Mézin (cf. "Chez Quentin Craufurd en 1819 : Le Goût d'un gentleman espion", in Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art Français, Année 2009, Paris, 2010, pp. 335-361).

Né en Ecosse, Craufurd fait fortune à Manille dans l'East India Company avant de revenir en Europe vers 1780, s'installant à Paris avec Eleonore Franchi, dite "la belle Sullivan". Logé vers 1786-1792 dans l'hôtel Rouillé d'Orfeuil, rue de Clichy, Craufurd doit s'exiler lors de la Révolution et ses premières collections sont alors confisquées pour être en partie vendues et en partie réservées au profit de la nation.

De retour en France en 1802 avec la paix d'Amiens, Craufurd réussit grâce à la protection de Talleyrand à y demeurer après la rupture de la paix avec l'Angleterre un an plus tard. Sous l'Empire, le couple s'installe successivement dans deux belles demeures parisiennes. Il occupe d'abord l'hôtel de Monaco (actuel hôtel Matignon), acheté en 1804 puis échangé avec le prince de Bénévent quatre ans plus tard contre l'hôtel de Créquy. C'est dans cet hôtel, situé 21 rue d'Anjou, que Craufurd habite jusqu'à son décès en 1819 ; son épouse y résidera jusqu'en 1833.

Il semble que Craufurd ait commencé dès 1804 à reconstituer ses collections de meubles et de sculptures. Il fait l'acquisition d'un certain nombre de meubles Boulle, probablement chez Lignereux. Avec la maison de Van Hoorn, rue d'Enfer, et l'appartement de Vivant Denon, quai Voltaire, cet ensemble de meubles Boulle forme l'une des rares collections privées parisiennes de meubles Boulle sous l'Empire.

L'inventaire dressé après décès en janvier 1820 décrit une demeure meublée à la dernière mode, de meubles en acajou ou ronce, sièges à têtes de griffons ou en gondole, pendules d'Antide Janvier ou de Lépine L'ensemble de quatre paires de cabinets -auquel appartient le présent lot- compose la partie majeure de l'ameublement de la spectaculaire galerie-bibliothèque de l'hôtel de Créquy. Les murs de cette vaste pièce à éclairage zénithal sont rythmés par ces huit cabinets mais aussi par une paire de bibliothèques basses à trois vantaux (ancienne collection Walter- Guillaume) et par dix-sept bustes de personnages historiques disposés sur des colonnes.

Au-dessus de la coursive faisant le tour de la pièce est accrochée la collection de portraits historiques de Craufurd (pas moins de 68 portraits), qui se présente comme une exaltation réactionnaire des gloires de l'Ancien Régime, en majorité des personnages du grand siècle.

LE DESTIN DES HUIT CABINETS CRAUFURD

Quelques mois après la disparition de Craufurd, ces huit cabinets font partie de sa vente après décès qui débute le 20 novembre 1820. La première paire (lot 463) est achetée par le marchand londonien Jarmann, installé au numéro 25 du Strand et qui par ailleurs distribuait à Londres le catalogue de la vente. Elle réapparait au dernier quart du XXème siècle. Ces cabinets passent d'abord en vente, Mes Loudmer et Poulain, Palais d'Orsay, 8 juin 1977, lot 83, (fig. 6 et 7). Ils figurent ensuite dans la vente Christie's New York, 14 novembre 1985, lot 194 A. Nos cabinets, qui constituent la seconde paire (lot 464), sont acquis par le marchand parisien Escudier.
La troisième paire de cabinets (lot 465) se reconnaît dans celle acquise par Lord Hertford avant 1865 (figs. 2 et 3) et qui fait aujourd'hui partie de la collection Wallace à Londres (Inv. F393-4). Ces cabinets sont étudiés dans Peter Hughes, The Wallace Collection Catalogue of Furniture, Londres, 1996, pp. 594-599.

Précisons que, de tous ces meubles, les cabinets Vogüé sont les plus luxueux et les plus riches, tant en terme de décor que de matériaux. En effet, contrairement à ce qui apparaît sur les autres meubles identifiés, les trois panneaux qui composent la façade sont en marqueterie à fond d'écaille et non pas le panneau central uniquement.

Les présents cabinets n'avaient pas été, jusqu'à ce jour, identifiés. Avait seulement été rapproché d'un des cabinets lot 464 de la vente de 1820 un cabinet bas attribué à Weisweiler et conservé à Waddesdon Manor (cf. Geoffrey de Bellaigue, The James A. de Rothschild Collection at Waddesdon Manor. Furniture, Clocks and Gilt Bronzes. Volume I, Office du Livre, Fribourg, 1974, no. 40), malgré des dimensions différentes.

ESCUDIER, QUAI VOLTAIRE

C'est donc le marchand Escudier qui, en novembre 1820, achète les présents cabinets, pour la somme de 1.725 francs. L'almanach de 1811 permet de le localiser quai Voltaire. Il est l'un des fournisseurs de Craufurd ; à sa mort, ce dernier doit 70 francs à "Escudier, marchand de curiosités".

Sa carrière reste trop méconnue. Mentionnons néanmoins l'acquisition, en 1816, par le célèbre collectionneur britannique George Byng, d'une garniture de vases de Sèvres montés de bronzes dorés achetés chez "Madame Escudier, quai Voltaire" (vente Christie's Londres, "Two Late Regency Collectors. Philip John Miles & George Byng", 9 juin 2005, lot 1). On sait que les achats parisiens de Byng sont effectués à l'occasion d'au moins quatre visites, entre 1816 et 1823. Ils sont soigneusement compilés par lui dans un recueil. Le nom d'"Escudier quai Voltaire" apparaît au milieu de quelques autres marchands dont "Barbier, Rue Bertin Poirée", "Berthoni, Rue des Saints Pères", "Meleront" (comprendre Philippe Claude Maëlrondt) et surtout "Madame Daval, Quai Malaquai" (cf. Charles Cator et Alexandre Pradère, "A connoisseur's eye", in Apollo, Mai 2009, pp. 56-64).

En 1832, l'Almanach Royal et National pour l'An MDCCCXXXII publié chez A. Guyot et Scribe, mentionne quai Voltaire "Escudier fils". Une quinzaine d'années plus tard, Eugène Lami, alors chargé de décorer les appartements privés du duc d'Aumale, achète pour son mécène une assiette en porcelaine chinoise du XVIIIème siècle chez "Escudier, marchand de curiosités, quai Voltaire".

Plusieurs ventes d'objets d'art, de curiosité et d'ameublement ont lieu suite à sa cessation de commerce en 1846. Elles nous permettent de cerner l'importance du mobilier Boulle dans la carrière du marchand.
La première vente se déroule du 2 au 5 mars. Parmi les centaines de lots, on trouve une dizaine de meubles en marqueterie Boulle parmi lesquels un grand bureau, une console, quatre tables. Y figurent également deux paires de meubles d'appui (lots 5 et 6) qui ne peuvent être les cabinets Vogüé ; ils sont en effet ainsi décrits :
"Une paire de meubles et une porte en marqueterie de Boule avec fleurs de couleurs, les angles coupés avec pilastre, lesdits ornés de bronze en couleur, les dessus en marbre campan. Larg. du fond 105 c., larg. des deux angles extérieurs des pilastres 118 c. haut. 136 c." et "Une paire de meubles à deux portes en marqueterie, première et deuxième parties mélangées, les bronzes en couleur sans marbre. Long. 127 c., profond. 39 cm., haut. 115 c.".

Une autre vente a lieu du 21 au 23 décembre de la même année, dans les magasins d'Escudier situés au 19 quai Voltaire, et comprend à nouveau des meubles en marqueterie Boulle : une grande armoire, trois bureaux, un coffre, une table. S'y ajoute une paire de meubles d'appui (lot 21) ; ces derniers, en raison de leur ornementation, ne peuvent pas être les cabinets Craufurd & Vogüé. Ils sont ainsi décrits : "Deux meubles à une porte, en marqueterie de Boule, première partie, avec cariatides et ornements en bronze en couleur, dessus de marbre noir".

On ne sait pas comment les présents cabinets passent du quai Voltaire à la rue Fabert, ou plus précisément, de la collection d'un "marchand de curiosités" à celle d'un riche amateur, descendant d'une famille plusieurs fois centenaire.

LÉONCE DE VOGÜÉ (1805-1877)

Léonce de Vogüé entre à seize ans au Corps des Pages du Roi à Versailles. Après des débuts dans les armes où il participe à la campagne de Catalogne de 1823 et au siège d'Alger de 1830, il se tourne vers la vie civile par fidélité aux Bourbons. Il gère de front une carrière politique, en particulier dans le Cher, et ses affaires industrielles et agricoles. Passionné par le progrès technique et les améliorations sociales, il est aussi à l'aise dans la gestion des affaires publiques que privées.

Ainsi, il écrit à sa femme en 1848 : "J'ai passé une bonne partie de ma journée loin des pr©occupations de la vie politique, au milieu de la fumée de mes mouleurs, du mouvement de mon bel atelier. J'ai été de poste en poste visiter mes ouvriers, faisant du socialisme à ma manière, m'informant de leurs familles et recevant d'eux des remerciements sur l'ouvrage qui ne leur a pas manqué toute l'année, pendant qu'on chômait tant ailleurs".

Sur le plan de sa carrière politique, il est d'abord conseiller général du Cher puis échoue à la députation dans l'arrondissement de Sancerre en 1842. Il accueille favorablement la République de 1848 et siège à l'Assemblée constituante comme représentant du Cher. Réélu à l'Assemblée législative en mars 1850, il s'oppose au coup d'Etat du 2 Décembre.

Malgré ces activités menées parallèlement, il trouve le temps d'ajouter, aux trois châteaux dont il a hérité, ceux de Vogüé, de Rochecolombe et de la Verrerie.

DE LA RUE DE LILLE À LA RUE FABERT

Au 92 rue de Lille, Léonce de Vogüé habite l'hôtel de Jarnac, occupé précédemment par son oncle, le marquis de la Trémoille. La demeure familiale est alors victime des travaux d'Haussmann dans les années 1860 : elle se trouve précisément à l'endroit du percement du boulevard Saint-Germain qui coupe cette rue en deux tronçons inégaux. Léonce de Vogüé décide alors d'élire domicile de l'autre côté de l'esplanade des Invalides et de faire bâtir un hôtel rue Fabert, à l'angle du quai d'Orsay, à l'emplacement d'un chantier de bois. Il avait auparavant hésité avec un autre terrain, de l'autre côté de la Seine, avenue de Marigny, à l'emplacement actuel de l'hôtel construit par le baron Gustave de Rothschild.

Rue Fabert, il souhaite abriter les collections familiales dans un cadre digne d'elles tout en regroupant sa famille sous un même toit. Il confie la construction de cet hôtel à Joseph Michel Anne Lesoufaché qui a achevé, quatre ans auparavant, son oeuvre phare, le château de Sceaux pour le duc de Trévise. L'architecte est alors au sommet de son art et de sa notoriété.

JOSEPH MICHEL ANNE LESOUFACHÉ

Ce dernier, architecte des grands du Second Empire, a un parcours singulier. Il est originaire d'un milieu modeste et est le dernier d'une fratrie de douze enfants. En 1830, il quitte sa Bretagne natale, "chaussé de sabots" selon la légende familiale (cf. Juliette Jestaz, "L'Architecture et " l'art de bien bastir ". Une collection : Joseph Lesoufaché (1804-1887)" in Le XIXème siècle et l'architecture de la Renaissance, Picard, Paris, 2010, p. 109). A Paris, il devient l'élève puis le collaborateur de Félix Duban. Il travaille avec lui sur des chantiers historiques, dont ceux de Versailles et de Dampierre. Son ascension est aussi rapide que spectaculaire. En quelques décennies, l'architecte est devenu chevalier de la Légion d'honneur et membre du jury de l'Ecole des beaux-arts. Sa réussite est également financière puisque il réside désormais en voisin de nombre de ses clients, à deux pas de l'Elysée, au numéro 47 de la rue du Faubourg Saint Honoré qu'il a acheté aux frères Pereire. Il y réside et y installe son agence. Il a, pour y parvenir, su privilégier la clientèle privée. Pour elle, il construit des hôtels particuliers. On compte parmi ses clients les familles Koenigswarter, Sommier, Beaumont. L'oeuvre de Joseph Michel Anne Lesoufaché est encore trop méconnue et a été bien moins étudiée que celle d'un Hippolyte Destailleur (1822-1893) ou d'un Paul Ernest Sanson (1836-1918).

Nous remercions Mme Juliette Jestaz et MM. Gérard Rousset Charny et Léon Perous qui ont bien voulu nous faire part de leurs connaissances de l'oeuvre de cet architecte.

L'HÔTEL DE LA RUE FABERT

Les travaux ne durent pas. Alors que l'achat est effectué en mai et juin 1866, l'hôtel est inauguré dès 1868. Discret et harmonieux, l'hôtel de Vogüé ne se singularise pas par son architecture extèrieure. Caractéristique de la sobriété de son style -que l'on qualifierait aujourd'hui d'haussmannien-, l'hôtel, comme les autres constructions de Lesoufaché sur les deux rives de la Seine, se fond dans le paysage parisien. La sculpture de la façade est réduite au minimum ; tout juste peut-on voir des guirlandes de feuillages surmonter les fenêtres de l'étage noble. Si l'architecture extérieure est sobre et discrète, le décor intérieur en revanche, également oeuvre de Lesoufaché, est beaucoup plus somptueux. Il nous est connu grâce à l'ensemble de photographies -publiées ici et pour la plupart inédites- qui nous permet d'appréhender volumes, décor, boiseries. L'architecture et le décor intérieurs de l'hôtel illustrent le talent de Lesoufaché et sa parfaite maîtrise des XVIIème et XVIIIème siècles français qu'il a su développer durant ses années passées à Versailles et à Dampierre. Ainsi, en poussant la porte de l'hôtel Vogüé, on découvre un décor bien éloigné de la sobriété de ses façades. Avec son décor de lambris de marbres, la cage d'escalier Louis XIV est magistrale (fig. 4 et 10). Ses dimensions ont été calculées afin qu'elle puisse abriter quatre des six tapisseries des Gobelins de la tenture de l'Histoire de Don Quichotte, accordées par Louis XVI à Jean-Baptiste de Machault en 1783. Ces tapisseries avaient été offertes dans des conditions quelque peu inhabituelles au Garde des Sceaux, plus d'un quart de siècle après sa disgrâce. Comme le précise d'Angivilliers dans son courrier adressé au roi : "Il est d'usage que soit donnée une tenture des Gobelins à ceux qui ont rempli la place de Chancelier ou de Garde des Sceaux. M. de Machault (...) n'a point reçu la tenture dont il s'agit. Sa famille m'en a fait l'observation et, quoique M. de Machault ignore cette démarche, la demande faite pour lui m'a paru de toute justice. Je supplie en conséquence Votre Majesté de vouloir bien m'autoriser à lui faire délivrer cette tenture ou une équivalente".

L'accord royal fût donné et les six pièces de la tenture furent livrées à Machault, après qu'on y eut apposé ses armes "à trois têtes de corbeaux de sable, arrachées de gueules".
Moins d'un siècle plus tard, Lesoufaché fait suspendre quatre de ces tapisseries pour accueillir les visiteurs de la rue Fabert. En gravissant les marches, on peut suivre les aventures du héros de Cervantes et découvrir "Le Curé et Cardenio rencontrent Dorothée habillée en Berger", "Le départ de Sancho pour l'île de Barataria" (vente Sotheby's Paris, 18 décembre 2001, lot 327), "Le Repas de Sancho dans l'Ile de Barataria". Leurs couleurs répondent aux tons chaleureux des marbres, d'autant plus que la tenture est celle qui présente le fond -ou alentour- le plus spectaculaire puisqu'il est tissé à l'imitation de damas cramoisi. Sur le palier, Léonce de Vogüé a fait disposer, sur une monumentale console Louis XIV en bois doré, le groupe en bronze par Giovanni Francesco Susini de l'Enlèvement d'Hélène (fig. 10). Les armes ornant la base en bronze doré de ce groupe répondent à celles de la tapisserie de la tenture de Don Quichotte disposée juste au-dessus. Le bronze de Susini figure aujourd'hui dans les collections du J. Paul Getty Museum à Malibu (Inv. 90.SB.32).

UN REMARQUABLE ENSEMBLE DE MOBILIER BOULLE

Le marquis de Vogüé s'est réservé l'étage noble de l'aile qui fait l'angle de la rue Fabert et du quai d'Orsay. Dans ces salons, il abrite des chefs d'oeuvre de l'ébénisterie parisienne. Le groupe de meubles Boulle du marquis de Vogüé est alors un des plus remarquables ensembles en main privée.

En 1888, il prête quelques-uns d'entre eux pour l'Exposition de l'Art Français sous Louis XIV et sous Louis XV qui est organisée au profit de l'Oeuvre de l'Hospitalité de Nuit à l'ancien Hôtel de Chimay, annexe de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts. Parmi les noms des autres collectionneurs sollicités pour exposer leurs pièces maîtresses, on peut relever ceux de Richard Wallace, d'Alphonse de Rothschild, de Germain Bapst, de Charles Mannheim ou encore de la comtesse d'Yvon.

La Gazette des Beaux-Arts du 1er juillet 1888 précise : "M. le marquis de Vogüé, qui possède la majeure partie du splendide mobilier du ministre de Machault, en avait distrait temporairement un coffre à pied (...) ainsi qu'une grande pendule dont le cadran repose sur deux figures de bronze tirées des tombeaux des Médicis à Florence ". Outre ces deux oeuvres, il prête un vase en porphyre, une paire de vases "forme baril" montés ainsi qu'une paire de vases cornets en porcelaine de Chine. La collection, et plus particulièrement l'ensemble de meubles Boulle est connue par l'inventaire après décès de 1877 de Léonce de Vogüé. Les meubles Boulle composent la première partie de l'inventaire des oeuvres d'art. Ils représentent également, d'un point de vue financier, la section la plus conséquente. En effet, les treize lots qui la composent totalisent 178.000 F. tandis que l'ensemble des oeuvres d'art se monte à 283.100 F.

Les présents cabinets sont succinctement décrits, sous le numéro 7 : "deux petites armoires de Boule" ; ils sont alors prisés 4.000 F. Soulignons qu'on a raturé leur prix, avant de le récrire un peu plus loin afin de rajouter la mention "de Boule".

LA CONSTITUTION DES COLLECTIONS

La collection de la rue Fabert comprend à l'origine les oeuvres héritées par Léonce de Vogüé provenant des collections de son aïeul le fermier général Etienne Perrinet de Jars (1670-1762). Mais c'est surtout son mariage en 1836 qui étoffe la collection (voir en particulier Vincent Pruchnicki, Un domaine de ministre au temps de Louis XV : Jean-Baptiste de Machault à Arnouville, Ecole du Louvre, mémoire de Master 2, 2009). En effet, il épouse Henriette de Machault, arrière-petite-fille de Jean-Baptiste de Machault comte d'Arnouville (1701-1794), contrôleur général des Finances et garde des Sceaux de Louis XV, dont il est tombé amoureux lors d'un bal. Mais la collection est plus que la simple juxtaposition d'héritages prestigieux de ces deux familles puisqu'elle va être complétée par des acquisitions majeures telles que celle des présents cabinets. Les achats du marquis de Vogüé gagneraient à être davantage étudiés. On peut néanmoins, en parcourant l'inventaire de 1877, tenter de les cerner en distinguant et séparant les oeuvres héritées provenant des collections Machault ou Perrinet de Jars et celles acquises.

Quelques-uns de ces achats sont déjà identifiés, à l'exemple de la paire de girandoles de la collection de Grimod de La Reynière. Le parcours de ces objets durant la première moitié du XIXème siècle est particulièrement intéressant. Les girandoles font partie, en 1815, de la vente de la collection de Madame Grimod de La Reynière. Elles sont peut-être achetées par le marchand Lerouge dans la vente duquel, le 27 avril 1818 figurent sous le numéro 94. Ils sont achetés à cette vente par le marchand Jamard qui est peut être celui qui les revend à Melchior de Vogüé. On se souvient que c'est ce même Jamard qui avait acheté deux des cabinets de la vente Craufurd.

LES COLLECTIONS DE LA RUE FABERT

Le premier étage de la rue Fabert abrite le remarquable ensemble de mobilier Boulle. Dans un premier salon (fig. 8) trône la monumentale "armoire à deux portes pleines, ornements de cuivre & d'écaille de Boule" prisée cinquante mille francs dans l'inventaire du 9 juillet 1877. L'armoire avait figuré en 1736, dans l'inventaire après décès du marchand-ébéniste Noël Gérard, puis elle orna l'antichambre de l'hôtel de Machault, rue du Grand Chantier à Paris (actuelle rue des Archives), où elle est décrite en 1795. Acquise en 1959, elle est aujourd'hui visible au château de Versailles (Inv. V 3670). Le pendant de cette armoire, anciennement dans les collections des Princes Beloselski-Beloserski, a été vendu en 1989 (Christie's, Monaco, 18 juin 1989, no. 212).

Dans le même salon, surmontée de deux toiles de François Boucher, la "commode style Louis Quatorze de Boule" (prisée 6.000 F.) provient de l'hôtel de Louis-Charles Machault où elle est décrite en 1720 ; son fils Jean-Baptiste de Machault en hérita en 1750 et la commode resta dans la famille, jusqu'à sa vente dans les années 1980.

Plus loin, on reconnait entre les fenêtres l'armoire à chutes de médailles en contre-partie (prisée 8.000 F en 1877) qui appartient à une série de meubles qui furent produits dans l'atelier de Boulle et surtout par ses suiveurs pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle. A sa gauche, la "bibliothèque de Boule à trois portes, sujets & enfants aux bulles de savon" (prisée 10.000 F. en 1877), est identique à celles saisies sous la Révolution chez le duc de Brissac, aujourd'hui au château de Versailles.

LE GRAND SALON

Nos cabinets sont exposés dans le Grand Salon (figs. 1 et 9), de part et d'autre du portrait de Perrinet de Jars par Maurice-Quentin de La Tour. Placé perpendiculairement à un autre pan des boiseries, on trouve le bureau de Boulle, provenant de l'hôtel de Louis-Charles de Machaut, rue du Grand Chantier, où il est décrit dès 1720 avec la pendule aux figures de Michel Ange. Il a figuré ultérieurement dans la collection Wendell Cherry (vente Sotheby's New York, 20 mai 1994, no. 80). Rue Fabert, la pendule est disposée non pas sur son cartonnier mais sur la cheminée au centre du pan opposé, entourée d'une "paire de candélabres représentant les quatre parties du Monde" (prisée 5.000 F).

La pièce abrite des objets d'art majeurs, à la hauteur de son ameublement. Citons à titre d'exemple le vase en céladon monté de bronze doré acheté le 5 août 1755 par Madame de Pompadour chez le marchand-mercier Lazare-Duvaux et offert à Jean-Baptiste de Machault d'Arnouville (vente Sotheby's Paris, 23 juin 2004, lot 58).

LE DESTIN DES COLLECTIONS VOGÜÉ

Respectant le voeu de sa femme décédée des années auparavant, alors que l'hôtel de la rue Fabert n'était qu'un projet prenant peu à peu forme, Léonce de Vogüé lègue la totalité de sa collection à son petit fils Louis de Vogüé (1868-1948) afin d'en éviter la dispersion. Son testament le rappelle : "Toute cette collection, provenant de sa famille [Machault] et de la mienne, et en particulier celle des meubles de Boule et porcelaine montées, aura d'autant plus d'intérêt qu'elle restera réunie".

Dans ses mémoires, Louis de Vogüé évoque ses souvenirs d'enfance rue Fabert : "Les grands salons garnis et meublés en damas rouge ne s'ouvraient que dans les grandes occasions, ou pour montrer aux visiteurs la collection de meubles du chancelier de Machault ou le portrait du grand-père Perrinet de Jars par La Tour" (cf. Louis A.-M. Marquis de Vogüé, Une Famille Vivaroire. [Suite] Du Vivarais au Berry, Reims, 1948).

Quelques années après le décès de Louis de Vogüé, la collection est partagée et l'hôtel démoli en 1961. De nombreuses oeuvres provenant de la rue Fabert apparaissent alors au fil des années, notamment à l'occasion d'achats pour des collections publiques, comme l'armoire de Gérard ou le bronze de Susini. Plusieurs meubles de la collection avaient pu être identifiés jusqu'à ce jour ; en revanche les présents cabinets étaient restés totalement inédits. Ils étaient jusqu'à aujourd'hui dans la descendance de Léonce de Vogüé.

UN NOUVEAU TYPE DE CABINETS

La forme et la structure des présents cabinets sont le fruit d'une évolution en termes de décor intérieur. Comme l'a précisé Alexandre Pradère dans son incontournable étude (Alexandre Pradère, "Boulle. Du Louis XIV sous Louis XVI", in L'Objet d'Art, no. 4, février 1988, p. 28-43), on passe de hautes armoires ou de grands cabinets à des meubles à hauteur d'appui ou à des bas d'armoire.

Sous Louis XIV, les armoires et les cabinets à piètement sont en vogue et leurs panneaux les plus riches et les plus ouvragés sont disposés à la hauteur des yeux. Au contraire, la décoration intérieure de la seconde moitié du XVIIIème siècle met l'accent sur les cimaises qui, tendues de tissu, sont laissées libres pour permettre l'accrochage de tableaux. Aussi, de nombreux cabinets Boulle, désormais de trop grande taille, sont remaniés. Les bases sont séparées du cabinet proprement dit, et souvent transformées en consoles. La partie cabinet est plus ou moins modifiée et forme meuble à hauteur d'appui. Les cabinets d'époque Louis XIV encore sur leurs supports sont rarissimes ; citons ceux du Musée du Louvre (Inv. OA 5468), illustrés dans Daniel Alcouffe, Anne Dion-Tenenbaum et Amaury Lefébure, Le Mobilier du Musée du Louvre. Tome 1. Moyen-Age, Renaissance, XVIIème et XVIIIème siècles. (ébénisterie), XIXe s., Editions Faton, Dijon,
1993, p. 60-63.

L'ATTRIBUTION À WEISWEILER

Ce type de cabinet a été exécuté par un petit groupe d'ébénistes parisiens qui comprend principalement Levasseur, Montigny et Weisweiler. L'attribution des présents cabinets à Adam Weisweiler repose sur de nombreux éléments. Soulignons principalement les ressemblances stylistiques entre les meubles de la collection Wallace (numéro 465 de la vente Craufurd), qui sont estampillés Weisweiler, et ceux présentés ici. Elles nous autorisent à attribuer l'entière série des cabinets Craufurd à Weisweiler, en la situant dans sa production destinée au marchand mercier Daguerre ou à son successeur Lignereux.

LES BRONZES DES SAISONS

La figure de Cérès qui orne un de nos deux cabinets appartient à l'oeuvre d'André-Charles Boulle et se retrouve sur une des planches publiées par Mariette. On la trouve sur une "Petite armoire de cabinet" représentée sur la planche 5 des "Nouveaux deisseins de meubles et ouvrages de bronze et marqueterie inventés et gravés par André-Charles Boulle".

Cette planche renvoie directement aux deux meubles dits "des Saisons" conservés aujourd'hui au château de Versailles (Pierre Arizzoli-Clémentel, Le Mobilier de Versailles. XVIIème et XVIIIème siècles, Tome 2, Editions Faton, Dijon, 2002, pp. 36-37. Les quatre allégories (Saturne, Flore, Cérès et Bacchus) sont celles des bassins des Saisons des jardins du château.

Il est intéressant de souligner que l'inventaire après décès de Boulle dressé en mars 1732 mentionne "une boîte contenant les modèles d'ornements faits pour les armoires de Mr de La Croix et Langlois où sont les figures des quatre Saisons" (Jean-Pierre Samoyault, André-Charles Boulle et sa Famille, Libraire Droz, Genève, 1979, p. 136).

Le bronze de Pomone qui orne l'autre de nos cabinets est associé, sur les différents meubles connus, soit à l'une des figures des Saisons listées précédemment, soit à celle de Mars comme dans le cas des bibliothèques de Boulle du musée du Louvre.

LES BRONZES LATÉRAUX

Les ornements de bronze doré qui ornent les côtés ne semblent pas apparaître sur d'autres meubles d'appui ou bibliothèques basses Boulle. De forme octogonale, ils présentent un très riche décor se détachant sur un fond amati ; ces derniers sont parfois exécutés "en escargot", avec cette technique de ciselure qui apparaît souvent sur les bronzes Louis XIV, lorsque le ciseleur martèle le bronze en exécutant des enroulements. Le décor est exubérant. Sous un masque d'Apollon rayonnant, un médaillon ovale est flanqué des armes de France et de Navarre, surmonté d'une couronne et entouré d'étendards, de palmes, de boucliers et de sabres. Au centre de ces ornements figure un profil, différent sur chacun des côtés. On y trouve Louis XIV sur l'un et Louis XV sur l'autre. Ces profils sont fondus séparément et ensuite fixés au centre de la plaque octogonale. Le démontage de ces ornements a permis de constater qu'il s'agit de médailles. L'une, au revers, laisse encore apparaître le nom Piet Monim. Ces médaillons sont fixés à l'élément principal au moyen de barrettes de cuivre ; certaines d'entre-elles, à la découpe caractéristique, sont des chutes de marqueterie Boulle (voir ill. ci-contre).

Ces médailles semblent avoir été rarement employées pour des meubles Boulle. On trouve plus souvent les profils d'Henri IV et de celui de son Surintendant des Finances Sully d'après Guillaume Dupré. Elles se distinguent des médaillons habituellement employés par la remarquable finesse de leur ciselure.

Il est difficile de savoir avec certitude à quelle époque ces bronzes ont été appliqués sur les côtés. L'hypothèse la plus probable est le réemploi -au début du XIXème siècle- d'ornements provenant de meubles Boulle d'époque Louis XIV, peut-être royaux étant donné les symboles y figurant.

OEUVRES EN RAPPORT

Outre ceux provenant de la galerie bibliothèque de Craufurd à l'hôtel de Créquy, quelques meubles plus ou moins proches des cabinets Craufurd & Vogüé sont identifiés.

Citons tout d'abord la paire de cabinets de l'ancienne collection Champalimaud, estampillés de Levasseur. Le panneau central de la façade est orné de marqueterie de métal à motif de rinceaux. Ils ont été vendus en 2005 (vente Christie's Londres, 6 et 7 juillet 2005, lot 125).

Mentionnons également la paire de cabinets de l'ancienne collection Léon Lévy, estampillés de Levasseur. Le panneau central de la façade est orné de marqueterie de métal à motif de rinceaux. Ils ont été vendus en 2008 (vente Sotheby's Paris, 2 octobre 2008, lot 61).

Nous remercions MM. Gonzague Mézin, Alexandre Pradère et Vincent Pruchnicki de leur aide pour la rédaction de cette notice.

Un dossier complet sur ces cabinets et l'hôtel particulier de la rue Fabert est disponible auprès du département.

More from 500 Ans : Arts Décoratifs Européens

View All
View All