Lot Essay
Un chef-d’œuvre Hemba
par Bruno Claessens
Le peuple Hemba vit au sud-est de la République Démocratique du Congo, autour de la rivière Luika sur un territoire situe entre le fleuve Congo et le lac Tanganyika. Historiquement, la société Hemba était décentralisée et segmentaire. Contrairement aux Luba avoisinants, elle ne disposait pas d’une cour royale centrale. Chaque village était une entité autonome au sein de laquelle les individus
s’identifiaient par rapport a leur clan, qui avait sa propre histoire de conquêtes, de migrations et d’alliances. La généalogie de chaque clan, qui était bien connue après huit, dix, voire quinze générations, était essentielle au chef pour justifier son droit de propriété sur un territoire spécifique. La conviction que tous les ancêtres d’un groupe familial restaient présents sur leur territoire d’origine était un principe déterminant de l'identité et de l'autorité de chaque groupe Hemba dans la période précoloniale. Les défunts, généralement bienveillants, étaient censés faire bénéficier leurs descendants de leurs pouvoirs, susceptibles de maintenir les gens en bonne sante, de rendre les femmes fécondes, les champs fertiles et le gibier abondant. Le fondateur du clan était considéré comme un ancêtre
particulièrement puissant et sacre. Chaque chef assumait ses responsabilités sur la base de son lien généalogique avec cet individu, et seuls ses descendants directs étaient éligibles pour lui succéder.
Grace aux statues en bois (singiti, pl. lusingiti), conçues pour abriter les esprits des ancêtres fondateurs du clan, les Hemba maintenaient un engagement direct et durable avec ces derniers. Des structures spéciales étaient érigées dans chaque village pour conserver ces statues, représentant invariablement des chefs masculins. Dans ces mausolées ancestraux, des pétitions leur étaient faites et elles étaient fréquemment enduites de boue de rivière, de racine d’arbre, d’huile de palme, de farine de manioc et de sang
de poulet. Selon Neyt, chaque famille importante possédait généralement trois a quatre statues anciennes qui conservaient la mémoire des généalogies. Elles servaient a un chef de preuve tangible de ses liens avec un territoire particulier et de validation de la légitimité de son autorité, ce qui amène François Neyt a les qualifier des ‘jalons généalogiques’ (Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, 1977, p. 489). Si l'identité des chefs qu’elles commémoraient est aujourd’hui perdue, les effigies d'ancêtre visaient chez les
Hemba a perpétuer la mémoire de la personnalité qu’elles honoraient. Chaque singiti était associe a des traditions orales qui reliaient la statue a l’histoire d’une famille particulière. Grace a ces récits de vies exemplaires, ces statues fournissaient des exemples ambitieux du rôle d’un chef. Tout au long du dix-neuvième siècle, ces statues commémoratives, placées a l'épicentre politique et spirituel des communautés Hemba, étaient invoquées collectivement pour intervenir pour le bien-être des villageois. La présence du singiti était essentielle a l'établissement d’un sentiment d'unité et de cohésion sociale dans le village. Ces statues étaient les preuves
tangibles de la réciprocité du monde des vivants et des morts dans une relation de dépendance et d’appartenance.
Dans son ouvrage de référence sur la statuaire Hemba, François Neyt a identifie douze groupes stylistiques parmi cent vingt statues. Notre magnifique effigie d'ancêtre se rattache aux styles septentrionaux. La forme ansée du tronc et le plan des épaules surhausse (qui selon Neyt se retrouve principalement plus au Sud, sur l’axe Mbulula- Kayanza-Binanga des Niembo méridionaux) sont deux caractéristiques du style de cette région. La beauté et la complexité de la coiffure ajouree de la présente statue sont comparables au chef-d'œuvre de la statuaire Hemba acquis en 2015 par le Metropolitan Museum of Art (#2015.119) et constituent d’autres caractéristiques du style Hemba septentrional. La légère surélévation des épaules de la présente statue se retrouve aussi dans un exemplaire d’une collection privée (publie dans Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, Louvain-La-Neuve, 1977 : pp. 282-283
et vendu par Sotheby’s, Paris, 16 juin 2010, lot 73), attribue aux ateliers des Niembo de la Luika. Nous pouvons également comparer cette œuvre aussi avec une autre statue provenant de la collection Kerchache (publiée dans Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, Louvain-La-Neuve, 1977 : pp. 262-263 et vendue par Pierre Berge & Associes, Paris, “Collection Anne et Jacques Kerchache”, 13 juin 2010, lot 340), qui provient vraisemblablement de la région de Kibangula au nord de la Luika.
Malgré l’individualisation de chaque singiti, ces statues n'étaient pas des représentations réalistes de chefs réels. Au lieu de cela, ces effigies représentent un idéal culturel de force physique, de stabilité et de réflexion judicieuse. Sculpte dans le style classique, le présent personnage masculin se tient debout dans une pose hiératique. La tète ovale aux formes pleines, et avec des traits soigneusement articules, est disproportionnée par rapport au reste du corps. Le grand front bombe est parcouru d’un double arc de cercle dessine par d'épaisses arcades sourcilières. Les yeux sont mi-clos, dans des cavités légèrement creuses, avec la ligne des paupières apparente. Le nez allonge prolonge le plan frontal. La bouche est close et les lèvres épaisses sont projetées vers l’avant sur une surface légèrement bombée. La ligne du menton est arrondie sur laquelle est taille un collier de barbe compose de petits rectangles. Le haut du front est ceint d’une sorte de diadème compose de fines rainures parallèles. Les oreilles sont placées sur un pavillon saillant. Au sommet de la tête, deux tresses latérales, décorées, passent au-dessus de deux tresses verticales ; celles-ci reposent sur quatre lobes volumineux dominant le haut de la chevelure. Ce type de coiffure en forme de croix, signe d'autorité, était utilise par des hommes et des femmes qui habitaient prés de la rivière Lukuga ; son exécution nécessitait deux jours complets. La tête majestueuse est soutenue par un cou cylindrique allonge. La silhouette du torse trapu est très élégante. La ligne des épaules, au modèle eurythmique, est évasée. Les bras, légèrement fléchis, se terminent par des mains taillées en biseau avec des doigts étirés de chaque cote du bas-ventre bombe. Le nombril est saillant du fait de son importance en tant que lien entre les membres d’une famille - faisant référence au cordon ombilical qui relie l’homme a sa mère. Au-dessus du nombril saillant se trouve un tatouage en forme d’empennage. Le dos présente une colonne vertébrale creusée. Le bas du corps, a l’origine couvert d’un vêtement, est abrégé de sorte que les organes génitaux, le fessier et les jambes robustes paraissent massifs, prolongeant la ligne générale du corps. Le socle circulaire épais se divise en deux parties épousant la forme des pieds. Le bois mi-lourd, de couleur sombre, est recouvert d’une patine noire de plusieurs couches crouteuses, preuve des applications fréquentes de libations sacrificielles. Grace a son style archaïque et sa patine profonde, il est possible de dater cette effigie dans la première moitie du XIXe siècle, sinon plus tôt, a l'apogée de la culture Hemba.
Epilogue : Jacques Kerchache (1942-2001) Il ouvre en 1960 une galerie rue des Beaux-Arts a Paris puis une autre rue de Seine qui fermera en 1981. Il y expose aussi bien des artistes contemporains (Malaval, Pol bury, Sam Szafran…) que de l’art primitif pour lequel il invente dans les années 1970 l’expression ≪ Arts premiers ≫ : Art primitif Amérique du Nord (1965), Fleuve Sépik –Nouvelle Guinée (1967), Les Lobi (1974)…Spécialiste des arts d’Afrique, d’Asie, d'Océanie, et des Amériques, il participe jusqu’a sa mort a diverses expositions importantes a travers le monde en tant que commissaire ou consultant, en particulier a l’exposition mythique ≪ Le primitivisme dans l’Art du XXe siècle ≫ (Museum of Modern Art, New York, 1984), ou encore ≪ Picasso/ Afrique : Etat d’Esprit ≫ (Centre Georges Pompidou, Paris, 1995). Voyageur infatigable ; il a effectue de nombreux voyages d'études entre 1959 et 1980 a l’occasion desquels il a dresse ≪ un inventaire critique des musées et de leurs réserves ≫. Il assure la sélection et la muséographie des 120 œuvres présentées au Pavillon des Sessions du Palais du Louvre qui ouvriront en avril 2000, puis il est nomme conseiller scientifique du Musée du quai Branly. Il décède cinq ans avant son inauguration. ≪ Ainsi deviendra réalité ce rêve, ce grand rêve
qu'après Apollinaire, André Malraux, André Breton, Claude Levi-strauss, pour ne citer qu’eux, Jacques Kerchache nous aura donne en partage : le rêve d’une collaboration des cultures, rendue possible grâce a la part d’universel dont chacune est porteuse, rendue féconde par l'irrésistible singularité dont chacun témoigne ≫ (extrait de l’allocution de Monsieur Jacques Chirac, Président de la République, en hommage a Jacques Kerchache, le 4 avril 2003).
par Bruno Claessens
Le peuple Hemba vit au sud-est de la République Démocratique du Congo, autour de la rivière Luika sur un territoire situe entre le fleuve Congo et le lac Tanganyika. Historiquement, la société Hemba était décentralisée et segmentaire. Contrairement aux Luba avoisinants, elle ne disposait pas d’une cour royale centrale. Chaque village était une entité autonome au sein de laquelle les individus
s’identifiaient par rapport a leur clan, qui avait sa propre histoire de conquêtes, de migrations et d’alliances. La généalogie de chaque clan, qui était bien connue après huit, dix, voire quinze générations, était essentielle au chef pour justifier son droit de propriété sur un territoire spécifique. La conviction que tous les ancêtres d’un groupe familial restaient présents sur leur territoire d’origine était un principe déterminant de l'identité et de l'autorité de chaque groupe Hemba dans la période précoloniale. Les défunts, généralement bienveillants, étaient censés faire bénéficier leurs descendants de leurs pouvoirs, susceptibles de maintenir les gens en bonne sante, de rendre les femmes fécondes, les champs fertiles et le gibier abondant. Le fondateur du clan était considéré comme un ancêtre
particulièrement puissant et sacre. Chaque chef assumait ses responsabilités sur la base de son lien généalogique avec cet individu, et seuls ses descendants directs étaient éligibles pour lui succéder.
Grace aux statues en bois (singiti, pl. lusingiti), conçues pour abriter les esprits des ancêtres fondateurs du clan, les Hemba maintenaient un engagement direct et durable avec ces derniers. Des structures spéciales étaient érigées dans chaque village pour conserver ces statues, représentant invariablement des chefs masculins. Dans ces mausolées ancestraux, des pétitions leur étaient faites et elles étaient fréquemment enduites de boue de rivière, de racine d’arbre, d’huile de palme, de farine de manioc et de sang
de poulet. Selon Neyt, chaque famille importante possédait généralement trois a quatre statues anciennes qui conservaient la mémoire des généalogies. Elles servaient a un chef de preuve tangible de ses liens avec un territoire particulier et de validation de la légitimité de son autorité, ce qui amène François Neyt a les qualifier des ‘jalons généalogiques’ (Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, 1977, p. 489). Si l'identité des chefs qu’elles commémoraient est aujourd’hui perdue, les effigies d'ancêtre visaient chez les
Hemba a perpétuer la mémoire de la personnalité qu’elles honoraient. Chaque singiti était associe a des traditions orales qui reliaient la statue a l’histoire d’une famille particulière. Grace a ces récits de vies exemplaires, ces statues fournissaient des exemples ambitieux du rôle d’un chef. Tout au long du dix-neuvième siècle, ces statues commémoratives, placées a l'épicentre politique et spirituel des communautés Hemba, étaient invoquées collectivement pour intervenir pour le bien-être des villageois. La présence du singiti était essentielle a l'établissement d’un sentiment d'unité et de cohésion sociale dans le village. Ces statues étaient les preuves
tangibles de la réciprocité du monde des vivants et des morts dans une relation de dépendance et d’appartenance.
Dans son ouvrage de référence sur la statuaire Hemba, François Neyt a identifie douze groupes stylistiques parmi cent vingt statues. Notre magnifique effigie d'ancêtre se rattache aux styles septentrionaux. La forme ansée du tronc et le plan des épaules surhausse (qui selon Neyt se retrouve principalement plus au Sud, sur l’axe Mbulula- Kayanza-Binanga des Niembo méridionaux) sont deux caractéristiques du style de cette région. La beauté et la complexité de la coiffure ajouree de la présente statue sont comparables au chef-d'œuvre de la statuaire Hemba acquis en 2015 par le Metropolitan Museum of Art (#2015.119) et constituent d’autres caractéristiques du style Hemba septentrional. La légère surélévation des épaules de la présente statue se retrouve aussi dans un exemplaire d’une collection privée (publie dans Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, Louvain-La-Neuve, 1977 : pp. 282-283
et vendu par Sotheby’s, Paris, 16 juin 2010, lot 73), attribue aux ateliers des Niembo de la Luika. Nous pouvons également comparer cette œuvre aussi avec une autre statue provenant de la collection Kerchache (publiée dans Neyt, “La Grande Statuaire Hemba du Zaïre”, Louvain-La-Neuve, 1977 : pp. 262-263 et vendue par Pierre Berge & Associes, Paris, “Collection Anne et Jacques Kerchache”, 13 juin 2010, lot 340), qui provient vraisemblablement de la région de Kibangula au nord de la Luika.
Malgré l’individualisation de chaque singiti, ces statues n'étaient pas des représentations réalistes de chefs réels. Au lieu de cela, ces effigies représentent un idéal culturel de force physique, de stabilité et de réflexion judicieuse. Sculpte dans le style classique, le présent personnage masculin se tient debout dans une pose hiératique. La tète ovale aux formes pleines, et avec des traits soigneusement articules, est disproportionnée par rapport au reste du corps. Le grand front bombe est parcouru d’un double arc de cercle dessine par d'épaisses arcades sourcilières. Les yeux sont mi-clos, dans des cavités légèrement creuses, avec la ligne des paupières apparente. Le nez allonge prolonge le plan frontal. La bouche est close et les lèvres épaisses sont projetées vers l’avant sur une surface légèrement bombée. La ligne du menton est arrondie sur laquelle est taille un collier de barbe compose de petits rectangles. Le haut du front est ceint d’une sorte de diadème compose de fines rainures parallèles. Les oreilles sont placées sur un pavillon saillant. Au sommet de la tête, deux tresses latérales, décorées, passent au-dessus de deux tresses verticales ; celles-ci reposent sur quatre lobes volumineux dominant le haut de la chevelure. Ce type de coiffure en forme de croix, signe d'autorité, était utilise par des hommes et des femmes qui habitaient prés de la rivière Lukuga ; son exécution nécessitait deux jours complets. La tête majestueuse est soutenue par un cou cylindrique allonge. La silhouette du torse trapu est très élégante. La ligne des épaules, au modèle eurythmique, est évasée. Les bras, légèrement fléchis, se terminent par des mains taillées en biseau avec des doigts étirés de chaque cote du bas-ventre bombe. Le nombril est saillant du fait de son importance en tant que lien entre les membres d’une famille - faisant référence au cordon ombilical qui relie l’homme a sa mère. Au-dessus du nombril saillant se trouve un tatouage en forme d’empennage. Le dos présente une colonne vertébrale creusée. Le bas du corps, a l’origine couvert d’un vêtement, est abrégé de sorte que les organes génitaux, le fessier et les jambes robustes paraissent massifs, prolongeant la ligne générale du corps. Le socle circulaire épais se divise en deux parties épousant la forme des pieds. Le bois mi-lourd, de couleur sombre, est recouvert d’une patine noire de plusieurs couches crouteuses, preuve des applications fréquentes de libations sacrificielles. Grace a son style archaïque et sa patine profonde, il est possible de dater cette effigie dans la première moitie du XIXe siècle, sinon plus tôt, a l'apogée de la culture Hemba.
Epilogue : Jacques Kerchache (1942-2001) Il ouvre en 1960 une galerie rue des Beaux-Arts a Paris puis une autre rue de Seine qui fermera en 1981. Il y expose aussi bien des artistes contemporains (Malaval, Pol bury, Sam Szafran…) que de l’art primitif pour lequel il invente dans les années 1970 l’expression ≪ Arts premiers ≫ : Art primitif Amérique du Nord (1965), Fleuve Sépik –Nouvelle Guinée (1967), Les Lobi (1974)…Spécialiste des arts d’Afrique, d’Asie, d'Océanie, et des Amériques, il participe jusqu’a sa mort a diverses expositions importantes a travers le monde en tant que commissaire ou consultant, en particulier a l’exposition mythique ≪ Le primitivisme dans l’Art du XXe siècle ≫ (Museum of Modern Art, New York, 1984), ou encore ≪ Picasso/ Afrique : Etat d’Esprit ≫ (Centre Georges Pompidou, Paris, 1995). Voyageur infatigable ; il a effectue de nombreux voyages d'études entre 1959 et 1980 a l’occasion desquels il a dresse ≪ un inventaire critique des musées et de leurs réserves ≫. Il assure la sélection et la muséographie des 120 œuvres présentées au Pavillon des Sessions du Palais du Louvre qui ouvriront en avril 2000, puis il est nomme conseiller scientifique du Musée du quai Branly. Il décède cinq ans avant son inauguration. ≪ Ainsi deviendra réalité ce rêve, ce grand rêve
qu'après Apollinaire, André Malraux, André Breton, Claude Levi-strauss, pour ne citer qu’eux, Jacques Kerchache nous aura donne en partage : le rêve d’une collaboration des cultures, rendue possible grâce a la part d’universel dont chacune est porteuse, rendue féconde par l'irrésistible singularité dont chacun témoigne ≫ (extrait de l’allocution de Monsieur Jacques Chirac, Président de la République, en hommage a Jacques Kerchache, le 4 avril 2003).