Lot Essay
Le Visage de la Modernité
Icône d’une tradition et d’une révolution formelle
Cette œuvre majestueuse annonce une modernité plastique qui fascinera les artistes du XXᵉ siècle. Médiatrice et gardienne, elle témoigne d’une vision où art et rituel s’entrelacent pour rendre visible l’invisible.
Sculptée dans un bois dense et sombre, cette tête - añgokh-nlô-byeri (« tête entière de l’ancêtre ») - provient des peuples Fang d’Afrique équatoriale. Plus qu’une effigie, elle rend tangible une force invisible : la densité du bois devient support de la présence spirituelle, médiation entre le monde des vivants et celui de l’au-delà.
Cette tête Fang incarne un équilibre parfait et une maîtrise exceptionnelle de la forme. Chaque ligne répond à une logique interne : rien n’est superflu. La tension entre le regard frontal, presque hiératique, et la vitalité du visage révèle une compréhension instinctive des lois universelles de la sculpture. Compacte mais vivante, l’œuvre fait vibrer l’esprit dans le silence de la matière.
Le visage s’organise selon une géométrie essentielle, à la fois rigoureuse et fluide. Front large, joues douces, nez droit, bouche close : autant de points où se rencontrent stabilité et souffle. Les transitions sont continues, révélant une intelligence intuitive de la lumière et de l’espace. Ce dialogue entre rigueur et souplesse confère à la sculpture une monumentalité intérieure.
La patine parachève cette harmonie : elle révèle plus qu’elle ne cache. Les nuances du bois, les reflets et les creux assombris composent une peau vivante, une membrane subtile où s’inscrit la mémoire des gestes et du temps. La lumière prolonge le travail du sculpteur, révélant dans le grain du bois la trace des siècles. Ici, le temps devient matière, partenaire de la création, donnant à l’œuvre une présence intemporelle.
Longtemps classées par le regard occidental sous la catégorie du « primitif », ces sculptures Fang ont pourtant trouvé une résonance dans la modernité. Elles offraient une voie vers l’essentiel : une sculpture réduite à la pureté des formes. La frontalité, le front bombé, les yeux en amande et la bouche close traduisent une intériorité concentrée. On retrouve une affinité avec les recherches de Modigliani, dans ses Têtes en pierre (1911-1914), qui explorent la même quête d’épure et de solennité.
Cette œuvre semble d’abord converser avec l’ascèse formelle des têtes cycladiques, vestiges silencieux de l’âge du bronze, avant de s’accorder avec la souveraineté des portraits royaux de l’Égypte antique. Plus près de nous, elle retrouve la déconstruction des têtes de González et la stylisation raffinée des sculptures de Miklós. Elle s’ouvre ensuite à l’essentialité de Brâncuși, à la tension de Giacometti et aux visages picassiens du XXᵉ siècle, avant de se faire l’écho de l’audace expressionniste des œuvres de Baselitz. En résonance avec les époques passées et futures, elle dépasse son origine africaine pour rejoindre une aspiration universelle : donner forme au spirituel. De son lieu d’origine au musée, elle conserve son pouvoir de présence et impose le silence. Icône d’un autre culte - celui de la forme absolue -, elle souligne le rôle central des formes africaines dans le développement du langage visuel moderne. Aujourd’hui encore, par sa simplicité et son intensité, elle demeure hors du temps : une sculpture qui incarne une idée du monde.
Arrivée en Europe avant 1931, elle intègre d’abord la collection de Charles Ratton (1895-1986), doyen parisien des marchands et connaisseurs d’art africain. La même année, Ratton la publie pour la première fois dans Masques africains, ouvrage fondateur pour l’établissement du canon de l’art africain, contribuant
ainsi à sa reconnaissance comme chef-d’œuvre majeur. Peu après, elle est acquise par James Johnson Sweeney.
Qualifié par The New York Times d’« arbitre de l’art moderne », Sweeney marque profondément le paysage muséal américain par une approche curatoriale qui privilégie l’expérience esthétique plutôt que l’instruction académique. Pour lui, le musée doit élever le goût, et non se limiter à transmettre des faits d’histoire de l’art : telle est la ligne directrice de son action au sein des institutions.
Au MoMA, où il est conservateur de 1935 à 1946, Sweeney joue un rôle déterminant dans l’intégration des arts non occidentaux au canon moderniste. Son exposition African Negro Art en 1935 constitue une rupture, non par son cadrage ethnographique, mais par l’affirmation que l’art africain porte une pertinence formelle et conceptuelle pour l’avant-garde. Cette vision reflète sa conviction plus large : les traditions visuelles non occidentales enrichissent le vocabulaire du modernisme. À la tête du Guggenheim Museum (1952-1960), Sweeney supervise l’achèvement du bâtiment en spirale conçu par Frank Lloyd Wright et orchestre les expositions inaugurales du musée. Il élargit la collection, mettant en avant les sculptures de Brâncuși, Arp, Giacometti ou Calder, renforçant ainsi sa réputation de promoteur d’un modernisme ouvert et cosmopolite.
En 1961, Sweeney accepte la direction du Museum of Fine Arts de Houston, encouragé par John et Dominique de Menil. Son héritage repose sur sa croyance que les musées doivent être des lieux d’élévation visuelle. Ses choix curatoriaux incarnent une éthique moderniste, ouverte au dialogue interculturel, à l’innovation formelle et au pouvoir transformateur de l’art.
Dans cette perspective, il convient de souligner la place singulière de la tête Fang dans la vision esthétique de Sweeney. Par son dépouillement formel et son équilibre des volumes, cette sculpture africaine incarne pleinement la conviction qui sous-tend son héritage : l’idée que le modernisme découle d’une compréhension universelle de la forme et de la structure.
Lors de la dispersion de la collection Sweeney en 1986, l’œuvre est acquise par William McCarty-Cooper, décorateur et collectionneur américain, qui avait hérité en 1984 de la prestigieuse collection cubiste de Douglas Cooper, comprenant Picasso, Braque, Gris ou Léger. Quelques décennies plus tard, elle intègre la légendaire collection Clyman. Sidney et Bernice Clyman ont joué un rôle fondamental dans la reconnaissance de l’art africain, constituant l’une des plus remarquables collections privées et rapprochant délibérément ces œuvres traditionnelles de l’art abstrait et cubiste du XXᵉ siècle.
Cette trajectoire illustre l’émergence d’une conscience occidentale de l’art africain, portée par collectionneurs et historiens, de Ratton à Rubin - commissaire de l’exposition Primitivism in 20th Century Art (MoMA, 1984). Elle révèle la dette profonde que la modernité entretient envers les formes africaines, désormais reconnues comme des œuvres majeures de l’histoire universelle de la sculpture.
L’art Fang, et plus particulièrement ses têtes, constitue le Graal des collectionneurs et des musées, des chefs-d’œuvre où s’exprime l’âme de l’art africain dans toute sa force et sa beauté. En attestent les plus grands collectionneurs et institutions qui en ont possédé une : la tête de l’ancienne collection Rubinstein, aujourd’hui pièce maîtresse du Metropolitan Museum of Art (inv. n° 1979.206.229), celle du musée Dapper
issue de l’ancienne collection Epstein (inv. n° 2664), ou encore celle de l’ancienne collection Ernst Ascher, exposée dans la légendaire exposition African Negro Art, témoignent de l’admiration qu’elles suscitent depuis plus d’un siècle dans le monde de l’art. Sur le marché, leur prestige se mesure en records : en 2024, la tête de l’ancienne collection Brummer a dépassé 4 millions d’euros, celle de Michel Périnet 7,5 millions (2021), et celle de l’ancienne collection Barbier-Mueller a frôlé les 15 millions (2024), devenant l’œuvre d’art africain la plus chère jamais vendue aux enchères. Chefs-d’œuvre et emblèmes intemporels, elles s’érigent en témoins inaltérables de l’art africain défiant le temps et les frontières : des icônes dont la puissance magnétique fait de chaque acquisition un événement et de chaque collectionneur un nom dans l’histoire.
The Visage of Modernity
Icon of a Tradition and a Formal Revolution
This majestic work heralds a formal modernity that would captivate twentieth-century artists. At once mediator and guardian, it embodies a vision in which art and ritual intertwine to render the invisible visible.
Carved from dense, dark wood, this head - añgokh-nlô-byeri (“entire head of the ancestor”) - originates from the Fang peoples of Equatorial Africa. More than a mere effigy, it makes tangible an invisible force: the density of the wood becomes a vessel for spiritual presence, mediating between the world of the living and the realm beyond.
This Fang head exemplifies perfect balance and exceptional mastery of form. Every line adheres to an internal logic; nothing is superfluous. The tension between the frontal, almost hieratic gaze and the vitality of the face reveals an instinctive understanding of universal sculptural laws. Compact yet alive, the work transforms the wood into energy, making the spirit vibrate in the silent matter.
The face is organized according to an essential geometry, both rigorous and fluid. Broad forehead, soft cheeks, straight nose, closed mouth: points where stability meets breath. The transitions are seamless, reflecting an intuitive intelligence of light and space. This dialogue between rigor and suppleness confers an inner monumentality to the sculpture.
The patina perfects this harmony: it reveals more than it conceals. The nuances of the wood, the reflections and darkened hollows form a living skin, a memory of gestures and time. Light extends the sculptor’s work, revealing in the wood grain the traces of centuries. Here, time becomes matter, a partner in creation, giving the work a timeless presence.
Long classified by Western eyes under the rubric of the “primitive”, Fang sculptures have nonetheless resonated deeply within modernity. They offered a path to the essential: sculpture reduced to the purity of form. The frontal orientation, the domed forehead, almond-shaped eyes, and closed mouth convey concentrated interiority. One finds an affinity with Modigliani’s stone Heads (1911-1914), which pursue the same quest for purity and gravity.
This work first seems to converse with the purity of Cycladic heads, the silent relics of the Bronze Age, before aligning itself with the sovereignty of royal portraiture from ancient Egypt. Closer to us, it engages with the deconstructed heads of González and the refined stylization of Miklós’s sculptures. It then opens itself to the essentiality of Brâncuși, the tension of Giacometti, and the Picassian faces of the 20th century, before resonating with the expressionist audacity of Baselitz’s works. In resonance with past and future eras, it transcends its African origin to embrace a universal aspiration: giving form to the spiritual. From its place of origin to the museum, it preserves its power of presence and imposes silence. An icon of another cult - that of absolute form - it highlights the central role of African forms in the development of modern visual language. Even today, through its simplicity and intensity, it remains outside of time: a sculpture that embodies an idea of the world.
Having arrived in Europe before 1931, it first entered the collection of Charles Ratton (1895-1986), the senior Parisian dealer and connoisseur of African art. That same year, Ratton published it for the first time in Masques africains, a seminal work establishing the canon of African art, thereby securing its recognition as a major masterpiece. Soon after, it was acquired by James Johnson Sweeney.
Described by The New York Times as an “arbiter of modern art”, Sweeney profoundly shaped the American museum landscape through a curatorial approach privileging aesthetic experience over academic instruction. His conviction that museums should elevate taste - rather than merely transmit art-historical facts - guided his work within institutions.
At MoMA, where he served as curator from 1935 to 1946, Sweeney played a decisive role in integrating non-Western art into the modernist canon. His 1935 exhibition African Negro Art constituted a rupture, not through ethnographic framing, but by affirming that African art possessed formal and conceptual relevance for the avant-garde. This vision reflected a broader conviction: that non-Western visual traditions enrich the vocabulary of modernism. His tenure at the Guggenheim Museum (1952-1960) further cemented his reputation. Sweeney oversaw the completion of Frank Lloyd Wright’s iconic spiral building and organized its inaugural exhibitions. He expanded the collection, notably acquiring works by Brancusi, Arp, Giacometti, and Calder.
In 1961, Sweeney accepted the directorship of the Museum of Fine Arts, Houston, encouraged by John and Dominique de Menil. His legacy lies in the belief that museums should be places of visual elevation. His curatorial choices embodied a modernist ethic, open to cross-cultural dialogue, formal innovation, and the transformative power of art.
Within this perspective, the singular place of the Fang head in Sweeney’s aesthetic vision is evident. Through its formal reduction and volumetric balance, this African sculpture fully embodies the conviction underlying his legacy: that modernism rests upon a universal understanding of form and structure.
Upon the dispersal of the Sweeney collection in 1986, the work was acquired by William McCarty Cooper, American decorator and collector, who had inherited in 1984 the prestigious Cubist collection of Douglas Cooper, including Picasso, Braque, Gris, and Léger. Several decades later, it entered the legendary Clyman collection. Sidney and Bernice Clyman played a pivotal role in the recognition of African art, constituting one of the most remarkable private collections and deliberately juxtaposing these traditional works with twentieth-century abstract and Cubist art. The 2020 Sotheby’s auction of this celebrated Fang head, as part of a contemporary art sale, symbolizes this cultural transition and attests to the enduring influence of successive collectors.
This trajectory illustrates the emergence of a Western consciousness of African art, championed by collectors and historians from Ratton to Rubin, curator of Primitivism in 20th Century Art (MoMA, 1984). It reveals the profound debt modernity owes to African forms, now recognized as major works in the universal history of sculpture.
Fang art, and particularly its heads, constitutes the grail for collectors and museums: masterpieces in which the soul of African art expresses itself in all its force and beauty. This is evidenced by the most esteemed collectors and institutions that have owned one: the head from the former Rubinstein collection, now a centerpiece of the Metropolitan Museum of Art (inv. no. 1979.206.229); the one at the Musée Dapper from the former Epstein collection (inv. no. 2664); and the head from the former Ernst Ascher collection, shown in the legendary African Negro Art exhibition - all bear witness to admiration spanning more than a century in the art world. On the market, their prestige is reflected in record prices: in 2024, the head from the former
Brummer collection surpassed €4 million, Michel Périnet’s €7.5 million (2021), and the former Barbier-Mueller head approached €15 million (2024), becoming the most expensive African artwork ever sold at auction. Timeless masterpieces and emblems, they stand as indelible witnesses to African art, defying time and borders: icons whose magnetic power renders each acquisition an event and each collector a name in history.
Icône d’une tradition et d’une révolution formelle
Cette œuvre majestueuse annonce une modernité plastique qui fascinera les artistes du XXᵉ siècle. Médiatrice et gardienne, elle témoigne d’une vision où art et rituel s’entrelacent pour rendre visible l’invisible.
Sculptée dans un bois dense et sombre, cette tête - añgokh-nlô-byeri (« tête entière de l’ancêtre ») - provient des peuples Fang d’Afrique équatoriale. Plus qu’une effigie, elle rend tangible une force invisible : la densité du bois devient support de la présence spirituelle, médiation entre le monde des vivants et celui de l’au-delà.
Cette tête Fang incarne un équilibre parfait et une maîtrise exceptionnelle de la forme. Chaque ligne répond à une logique interne : rien n’est superflu. La tension entre le regard frontal, presque hiératique, et la vitalité du visage révèle une compréhension instinctive des lois universelles de la sculpture. Compacte mais vivante, l’œuvre fait vibrer l’esprit dans le silence de la matière.
Le visage s’organise selon une géométrie essentielle, à la fois rigoureuse et fluide. Front large, joues douces, nez droit, bouche close : autant de points où se rencontrent stabilité et souffle. Les transitions sont continues, révélant une intelligence intuitive de la lumière et de l’espace. Ce dialogue entre rigueur et souplesse confère à la sculpture une monumentalité intérieure.
La patine parachève cette harmonie : elle révèle plus qu’elle ne cache. Les nuances du bois, les reflets et les creux assombris composent une peau vivante, une membrane subtile où s’inscrit la mémoire des gestes et du temps. La lumière prolonge le travail du sculpteur, révélant dans le grain du bois la trace des siècles. Ici, le temps devient matière, partenaire de la création, donnant à l’œuvre une présence intemporelle.
Longtemps classées par le regard occidental sous la catégorie du « primitif », ces sculptures Fang ont pourtant trouvé une résonance dans la modernité. Elles offraient une voie vers l’essentiel : une sculpture réduite à la pureté des formes. La frontalité, le front bombé, les yeux en amande et la bouche close traduisent une intériorité concentrée. On retrouve une affinité avec les recherches de Modigliani, dans ses Têtes en pierre (1911-1914), qui explorent la même quête d’épure et de solennité.
Cette œuvre semble d’abord converser avec l’ascèse formelle des têtes cycladiques, vestiges silencieux de l’âge du bronze, avant de s’accorder avec la souveraineté des portraits royaux de l’Égypte antique. Plus près de nous, elle retrouve la déconstruction des têtes de González et la stylisation raffinée des sculptures de Miklós. Elle s’ouvre ensuite à l’essentialité de Brâncuși, à la tension de Giacometti et aux visages picassiens du XXᵉ siècle, avant de se faire l’écho de l’audace expressionniste des œuvres de Baselitz. En résonance avec les époques passées et futures, elle dépasse son origine africaine pour rejoindre une aspiration universelle : donner forme au spirituel. De son lieu d’origine au musée, elle conserve son pouvoir de présence et impose le silence. Icône d’un autre culte - celui de la forme absolue -, elle souligne le rôle central des formes africaines dans le développement du langage visuel moderne. Aujourd’hui encore, par sa simplicité et son intensité, elle demeure hors du temps : une sculpture qui incarne une idée du monde.
Arrivée en Europe avant 1931, elle intègre d’abord la collection de Charles Ratton (1895-1986), doyen parisien des marchands et connaisseurs d’art africain. La même année, Ratton la publie pour la première fois dans Masques africains, ouvrage fondateur pour l’établissement du canon de l’art africain, contribuant
ainsi à sa reconnaissance comme chef-d’œuvre majeur. Peu après, elle est acquise par James Johnson Sweeney.
Qualifié par The New York Times d’« arbitre de l’art moderne », Sweeney marque profondément le paysage muséal américain par une approche curatoriale qui privilégie l’expérience esthétique plutôt que l’instruction académique. Pour lui, le musée doit élever le goût, et non se limiter à transmettre des faits d’histoire de l’art : telle est la ligne directrice de son action au sein des institutions.
Au MoMA, où il est conservateur de 1935 à 1946, Sweeney joue un rôle déterminant dans l’intégration des arts non occidentaux au canon moderniste. Son exposition African Negro Art en 1935 constitue une rupture, non par son cadrage ethnographique, mais par l’affirmation que l’art africain porte une pertinence formelle et conceptuelle pour l’avant-garde. Cette vision reflète sa conviction plus large : les traditions visuelles non occidentales enrichissent le vocabulaire du modernisme. À la tête du Guggenheim Museum (1952-1960), Sweeney supervise l’achèvement du bâtiment en spirale conçu par Frank Lloyd Wright et orchestre les expositions inaugurales du musée. Il élargit la collection, mettant en avant les sculptures de Brâncuși, Arp, Giacometti ou Calder, renforçant ainsi sa réputation de promoteur d’un modernisme ouvert et cosmopolite.
En 1961, Sweeney accepte la direction du Museum of Fine Arts de Houston, encouragé par John et Dominique de Menil. Son héritage repose sur sa croyance que les musées doivent être des lieux d’élévation visuelle. Ses choix curatoriaux incarnent une éthique moderniste, ouverte au dialogue interculturel, à l’innovation formelle et au pouvoir transformateur de l’art.
Dans cette perspective, il convient de souligner la place singulière de la tête Fang dans la vision esthétique de Sweeney. Par son dépouillement formel et son équilibre des volumes, cette sculpture africaine incarne pleinement la conviction qui sous-tend son héritage : l’idée que le modernisme découle d’une compréhension universelle de la forme et de la structure.
Lors de la dispersion de la collection Sweeney en 1986, l’œuvre est acquise par William McCarty-Cooper, décorateur et collectionneur américain, qui avait hérité en 1984 de la prestigieuse collection cubiste de Douglas Cooper, comprenant Picasso, Braque, Gris ou Léger. Quelques décennies plus tard, elle intègre la légendaire collection Clyman. Sidney et Bernice Clyman ont joué un rôle fondamental dans la reconnaissance de l’art africain, constituant l’une des plus remarquables collections privées et rapprochant délibérément ces œuvres traditionnelles de l’art abstrait et cubiste du XXᵉ siècle.
Cette trajectoire illustre l’émergence d’une conscience occidentale de l’art africain, portée par collectionneurs et historiens, de Ratton à Rubin - commissaire de l’exposition Primitivism in 20th Century Art (MoMA, 1984). Elle révèle la dette profonde que la modernité entretient envers les formes africaines, désormais reconnues comme des œuvres majeures de l’histoire universelle de la sculpture.
L’art Fang, et plus particulièrement ses têtes, constitue le Graal des collectionneurs et des musées, des chefs-d’œuvre où s’exprime l’âme de l’art africain dans toute sa force et sa beauté. En attestent les plus grands collectionneurs et institutions qui en ont possédé une : la tête de l’ancienne collection Rubinstein, aujourd’hui pièce maîtresse du Metropolitan Museum of Art (inv. n° 1979.206.229), celle du musée Dapper
issue de l’ancienne collection Epstein (inv. n° 2664), ou encore celle de l’ancienne collection Ernst Ascher, exposée dans la légendaire exposition African Negro Art, témoignent de l’admiration qu’elles suscitent depuis plus d’un siècle dans le monde de l’art. Sur le marché, leur prestige se mesure en records : en 2024, la tête de l’ancienne collection Brummer a dépassé 4 millions d’euros, celle de Michel Périnet 7,5 millions (2021), et celle de l’ancienne collection Barbier-Mueller a frôlé les 15 millions (2024), devenant l’œuvre d’art africain la plus chère jamais vendue aux enchères. Chefs-d’œuvre et emblèmes intemporels, elles s’érigent en témoins inaltérables de l’art africain défiant le temps et les frontières : des icônes dont la puissance magnétique fait de chaque acquisition un événement et de chaque collectionneur un nom dans l’histoire.
The Visage of Modernity
Icon of a Tradition and a Formal Revolution
This majestic work heralds a formal modernity that would captivate twentieth-century artists. At once mediator and guardian, it embodies a vision in which art and ritual intertwine to render the invisible visible.
Carved from dense, dark wood, this head - añgokh-nlô-byeri (“entire head of the ancestor”) - originates from the Fang peoples of Equatorial Africa. More than a mere effigy, it makes tangible an invisible force: the density of the wood becomes a vessel for spiritual presence, mediating between the world of the living and the realm beyond.
This Fang head exemplifies perfect balance and exceptional mastery of form. Every line adheres to an internal logic; nothing is superfluous. The tension between the frontal, almost hieratic gaze and the vitality of the face reveals an instinctive understanding of universal sculptural laws. Compact yet alive, the work transforms the wood into energy, making the spirit vibrate in the silent matter.
The face is organized according to an essential geometry, both rigorous and fluid. Broad forehead, soft cheeks, straight nose, closed mouth: points where stability meets breath. The transitions are seamless, reflecting an intuitive intelligence of light and space. This dialogue between rigor and suppleness confers an inner monumentality to the sculpture.
The patina perfects this harmony: it reveals more than it conceals. The nuances of the wood, the reflections and darkened hollows form a living skin, a memory of gestures and time. Light extends the sculptor’s work, revealing in the wood grain the traces of centuries. Here, time becomes matter, a partner in creation, giving the work a timeless presence.
Long classified by Western eyes under the rubric of the “primitive”, Fang sculptures have nonetheless resonated deeply within modernity. They offered a path to the essential: sculpture reduced to the purity of form. The frontal orientation, the domed forehead, almond-shaped eyes, and closed mouth convey concentrated interiority. One finds an affinity with Modigliani’s stone Heads (1911-1914), which pursue the same quest for purity and gravity.
This work first seems to converse with the purity of Cycladic heads, the silent relics of the Bronze Age, before aligning itself with the sovereignty of royal portraiture from ancient Egypt. Closer to us, it engages with the deconstructed heads of González and the refined stylization of Miklós’s sculptures. It then opens itself to the essentiality of Brâncuși, the tension of Giacometti, and the Picassian faces of the 20th century, before resonating with the expressionist audacity of Baselitz’s works. In resonance with past and future eras, it transcends its African origin to embrace a universal aspiration: giving form to the spiritual. From its place of origin to the museum, it preserves its power of presence and imposes silence. An icon of another cult - that of absolute form - it highlights the central role of African forms in the development of modern visual language. Even today, through its simplicity and intensity, it remains outside of time: a sculpture that embodies an idea of the world.
Having arrived in Europe before 1931, it first entered the collection of Charles Ratton (1895-1986), the senior Parisian dealer and connoisseur of African art. That same year, Ratton published it for the first time in Masques africains, a seminal work establishing the canon of African art, thereby securing its recognition as a major masterpiece. Soon after, it was acquired by James Johnson Sweeney.
Described by The New York Times as an “arbiter of modern art”, Sweeney profoundly shaped the American museum landscape through a curatorial approach privileging aesthetic experience over academic instruction. His conviction that museums should elevate taste - rather than merely transmit art-historical facts - guided his work within institutions.
At MoMA, where he served as curator from 1935 to 1946, Sweeney played a decisive role in integrating non-Western art into the modernist canon. His 1935 exhibition African Negro Art constituted a rupture, not through ethnographic framing, but by affirming that African art possessed formal and conceptual relevance for the avant-garde. This vision reflected a broader conviction: that non-Western visual traditions enrich the vocabulary of modernism. His tenure at the Guggenheim Museum (1952-1960) further cemented his reputation. Sweeney oversaw the completion of Frank Lloyd Wright’s iconic spiral building and organized its inaugural exhibitions. He expanded the collection, notably acquiring works by Brancusi, Arp, Giacometti, and Calder.
In 1961, Sweeney accepted the directorship of the Museum of Fine Arts, Houston, encouraged by John and Dominique de Menil. His legacy lies in the belief that museums should be places of visual elevation. His curatorial choices embodied a modernist ethic, open to cross-cultural dialogue, formal innovation, and the transformative power of art.
Within this perspective, the singular place of the Fang head in Sweeney’s aesthetic vision is evident. Through its formal reduction and volumetric balance, this African sculpture fully embodies the conviction underlying his legacy: that modernism rests upon a universal understanding of form and structure.
Upon the dispersal of the Sweeney collection in 1986, the work was acquired by William McCarty Cooper, American decorator and collector, who had inherited in 1984 the prestigious Cubist collection of Douglas Cooper, including Picasso, Braque, Gris, and Léger. Several decades later, it entered the legendary Clyman collection. Sidney and Bernice Clyman played a pivotal role in the recognition of African art, constituting one of the most remarkable private collections and deliberately juxtaposing these traditional works with twentieth-century abstract and Cubist art. The 2020 Sotheby’s auction of this celebrated Fang head, as part of a contemporary art sale, symbolizes this cultural transition and attests to the enduring influence of successive collectors.
This trajectory illustrates the emergence of a Western consciousness of African art, championed by collectors and historians from Ratton to Rubin, curator of Primitivism in 20th Century Art (MoMA, 1984). It reveals the profound debt modernity owes to African forms, now recognized as major works in the universal history of sculpture.
Fang art, and particularly its heads, constitutes the grail for collectors and museums: masterpieces in which the soul of African art expresses itself in all its force and beauty. This is evidenced by the most esteemed collectors and institutions that have owned one: the head from the former Rubinstein collection, now a centerpiece of the Metropolitan Museum of Art (inv. no. 1979.206.229); the one at the Musée Dapper from the former Epstein collection (inv. no. 2664); and the head from the former Ernst Ascher collection, shown in the legendary African Negro Art exhibition - all bear witness to admiration spanning more than a century in the art world. On the market, their prestige is reflected in record prices: in 2024, the head from the former
Brummer collection surpassed €4 million, Michel Périnet’s €7.5 million (2021), and the former Barbier-Mueller head approached €15 million (2024), becoming the most expensive African artwork ever sold at auction. Timeless masterpieces and emblems, they stand as indelible witnesses to African art, defying time and borders: icons whose magnetic power renders each acquisition an event and each collector a name in history.
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